I.3.2.c) La mort comme couronnement du Désir
I.3.2.c) La mort comme couronnement du Désir
Ainsi, être mort sans avoir jamais assouvi son Désir est synonyme d’avoir mené une vie sans sens[1], dans la fausseté, c’est-à-dire une vie ratée. C’est ce qui arrive à Paphnuce, dans Thaïs, où l’expression de la mort mythique et immorale – ou plutôt amorale – de Thaïs est fondamentalement explicite. Le Désir frustré se fait, dans Thaïs, l’allié du temps qui passe trop vite et de manière irréversible : la frustration rejoint la mort[2] dans toute sa soumission. Le désespoir de Paphnuce est celui d’un ratage ; ce saint se rend compte que la sainteté était un sinistre piège :
“ « Thaïs va mourir ! » Une telle pensée ne lui était jamais venue à l’esprit. Vingt ans, il avait contemplé une tête de momie[3] et voici que l’idée que la mort éteindrait les yeux de Thaïs l’étonnait désespérément[4]. « Thaïs va mourir ! »Parole incompréhensible ! « Thaïs va mourir ! » En ces trois mots, quel sens terrible et nouveau ! « Thaïs va mourir ! » Alors pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création[5] ? « Thaïs va mourir ! » A quoi bon l’univers[6] ?”
Dans l’esprit de Paphnuce, le Désir s’est finalement substitué à Dieu[7], mais trop tard. Le Désir est donc l’expression de l’immédiateté, il n’est pas conciliable avec la durée[8], et c’est peut-être en ceci qu’il peut combattre la mort. Cette prise de conscience trop tardive est la pire des cruautés, car non seulement Paphnuce acquiert la certitude que sa vie a été un échec retentissant, mais de plus, il se rend compte que sa prétendue ligne de conduite, qu’il passa sa vie à prêcher dans un fervent apostolat, n’était qu’un tissu de mensonges et de leurres. Ainsi, Paphnuce se retrouve en face de l’affirmation de son entropie, dans les mâchoires du temps, et dans les griffes de l’irréversibilité :
“Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore ! Fou d’avoir cru qu’il y avait au monde autre chose qu’elle ! Ô démence ! J’ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs. Comment n’ai-je pas senti que l’éternité bienheureuse était dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n’a pas de sens et n’est qu’un mauvais rêve[9] ?”
L’incompatibilité entre Dieu et Désir est vraisemblablement issue, justement, de cette dichotomie entre éternité et vie humaine, entre immuabilité et inconstance, entre immortalité et désagrégation. Le Désir est donc bien proprement humain, fermement entrelacé à la mort et à la conscience de la mort. Le désir de l’autre monde, pour l’âme chrétienne, est donc totalement opposé au Désir humain pour Anatole France :
“Ô stupide ! tu [as vu Thaïs] et tu as désiré les biens de l’autre monde[10]. Ô lâche ! Tu l’as vue et tu as craint Dieu. Dieu ! le Ciel ! qu’est-ce que cela ? et qu’ont-ils à t’offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu’elle t’eût donné ? Ô lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les lèvres de Thaïs ! Quelle main était sur tes yeux ? Maudit soit Celui qui t’aveuglait alors ! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un moment de son amour et tu ne l’as pas fait ! […] Tu as écouté la voix jalouse qui te disait : « Abstiens-toi. » Dupe, dupe, triste dupe ! Ô regrets ! Ô remords ! Ô désespoir[11] ! ”
On observe que l’émotion de Paphnuce – rendue ici avec des artifices stylistiques classiques et ternaires – s’est enfin substituée à son détachement ascétique. Sa froideur inhumaine laisse place à des sentiments, Paphnuce le saint inhumain a laissé la place à Paphnuce l’homme désespéré fou de Désir. En même temps, il entre dans le paradoxe du Désir qu’il ne pourra jamais assouvir : son dogmatisme orgueilleux et démesuré est puni.
Il existe bien, dans Thaïs, une sombre morale – très irrévérencieuse, par ailleurs – qui montre un saint raté et une ancienne luxurieuse sanctifiée. Le Désir est devenu, comme instance substituée à Dieu, l’occasion d’une nouvelle norme morale[12]. Plus encore, le Désir de Paphnuce, refoulé depuis toujours, se métamorphose en une haine illimitée contre le statut mortel des humains. Dieu en est la première victime : dans l’esprit de Paphnuce, Dieu est mort :
“N’avoir pas la joie d’emporter en enfer la mémoire de l’heure inoubliable et de crier à Dieu : « Brûle ma chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os[13] : tu ne m’ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit pour les siècles des siècles ! »… Thaïs va mourir ! Dieu ridicule, si tu savais comme je me moque de ton enfer ! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais à moi, jamais, jamais[14] ! ”
Il est inutile de préciser que Thaïs devient la figure centrale de cette œuvre éponyme[15]. Ceci n’était pas encore évident jusque là, où Paphnuce tenait le rôle principal. Ce recentrage sur le Désir est symptomatique de la place fondamentale qu’il occupe dans l’œuvre francienne.
Le Désir mis au jour devient dès lors parfaitement incommunicable. Il dépasse les mots[16]. Il va au-delà du verbe parce qu’il va au-delà de l’intelligence, il se place au cœur des sens, au centre de la réalité charnelle. La haine la plus essentielle, la plus violente, ressentie par Paphnuce envers Dieu, est une preuve de son refus du temps qui a passé trop vite, de son refus de sa vie frustrée, du refus de tout son être. C’est une prise de conscience excessivement violente de la voie qui mène au logos par le Désir :
“Thaïs va mourir ! Oh ! comme naturellement je mourrai de sa mort ! Mais peux-tu seulement mourir, embryon desséché, fœtus macéré dans le fiel et les pleurs arides[17] ? Avorton misérable, peux-tu goûter la mort, toi qui n’as pas connu la vie ? Pourvu que Dieu existe, et qu’il me damne[18] ! Je l’espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi dans la damnation. Pour t’y obliger je te crache à la face. Il faut bien que je trouve un enfer éternel, afin d’y exhaler l’éternité de rage qui est en moi. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .[19].”
La ponctuation expressive est explicite : le Désir qui ronge Paphnuce est tout simplement inexprimable, trop puissant il dépasse l’entendement, il est l’expression la plus profonde des sens en synesthésie de notre personnage. Ceci dit, son destin n’est guère enviable[20]. En effet, puisque ce Désir, par la mort de Thaïs, ne pourra être assouvi, Paphnuce restera en proie à un Désir non plus frustré, non plus refoulé, mais à un Désir toujours en élan, toujours en projet, impossible à réaliser. Il s’agit là d’un Désir pur, sans autre but que la consomption de lui-même.
Lorsque Paphnuce avoue son amour à la mourante qui est en passe d’être sanctifiée, il est trop tard : il croyait être récompensé par Dieu pour avoir redirigé Thaïs dans le droit chemin, et c’est Thaïs qui est récompensée, par sa sanctification[21], pour avoir libéré Paphnuce de sa gangue tapissée d’illusions, de mensonges, de frustrations et de dogmes. Paphnuce reste donc dans la fausseté, faute d’avoir pu s’adonner aux ordres commandés par ses Désirs : il n’atteindra jamais le logos.
La mort est donc paradoxalement ce qui donne un sens au Désir. Ces deux instances sont en perpétuel combat, dans l’univers imaginaire francien. Pourtant, l’un et l’autre se confrontent dans une trouble dialectique. Ils sont en dichotomie, chacun définit l’autre, et pourtant, ils sont antagonistes et ne cessent de lutter l’un contre l’autre. C’est dire combien le parfait équilibre permettant d’accéder au logos se situe dans l’immédiateté, dans cet élan qui pourfend le temps et la mort, dans ce projet assumé qu’est le Désir accepté et reconnu.
[1] La polysémie du mot sens est ici fort intéressante. Nous employons ce terme à dessein.
[2] Voir aussi infra, III.2.1.b, p.445.
[3] La cellule dans laquelle Paphnuce est reclus dans le désert égyptien est un tombeau.
[4] Ceci appuie sur le fait que la croyance en un autre monde existant après la mort, ainsi que le dogme chrétien le prétend, est pour Anatole France incompatible avec le Désir. Le Désir est une expression de la vie ici-bas, et son assouvissement exige le renoncement à la foi chrétienne. On se retrouve face à un choix que Paphnuce ne comprend que bien trop tard. On observe, encore une fois, que Désir et morale chrétienne sont incompatibles.
[5] Ici comme dans « La Fille de Lilith », le Désir est lié au logos, au cosmos. C’est une constante chez Anatole France : le Désir donne sens au monde.
[6] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.858.
[7] Voir infra, II.3, p.289.
[8] Sur le thème francien de l’inertie, voir infra, III.2.1.c, p.459.
[9] Anatole France, ibid., p.858.
[10] Cela montre bien, ici aussi, que le Désir se substitue à Dieu, et qu’il est donc d’essence mystique.
[11] Anatole France, ibid., p.859.
[12] Nous n’irons pas plus avant sur ce sujet ici. Se reporter à infra, II.3.2, p.320, II.3.3, p.335, II.3.4, p.368 et III.1, p.379.
[13] Voici là bel et bien un Paphnuce en pleine conscience de sa réalité charnelle, et donc de son entropie. Il est loin le temps où l’anachorète passait sa vie à faire abstraction de sa réalité charnelle. Et pourtant, on ne peut, face à ce flot de passion déchaînée, s’empêcher de penser que Paphnuce est en pleine crise mystique. Cette mystique du Désir, paradoxale, s’est donc également substituée à la mystique chrétienne. A dire vrai, cela n’est pas étonnant : l’homme, selon Anatole France, a besoin de croire. C’est fondamental chez un auteur littéraire qui fait du mythe le point central de son œuvre.
[14] Anatole France, ibid., p.859.
[15] Nous analysons la figure de Thaïs – comme une divinité féminoïde du pansexualisme – infra, II.3.3.
[16] Nous avons vu que cela était également le cas dans « La Fille de Lilith », pour Ary.
[17] La prise de conscience de Paphnuce envers le Désir est une seconde naissance, d’où cette sombre métaphore filée.
[18] C’est là le dernier lien entre Paphnuce et Dieu ,qui disparaît dans cette objurgation blasphématoire.
[19] Anatole France, ibid., p.860.
[20] Voir infra, III.2.1.b, p.445.
[21] “Les voilà, les roses de l’éternel matin ! […] Le ciel s’ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints… Le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs ; il me sourit et m’appelle… Deux séraphins viennent à moi. Ils approchent… qu’ils sont beaux !… Je vois Dieu.”, Anatole France, ibid., p.862-863.