1.3.2.a) La certitude de la mort
“Certes, les morts sont de beaucoup les plus nombreux. Par leur multitude et la grandeur du travail accompli, ils sont les plus puissants. Ce sont eux qui gouvernent ; nous leur obéissons ; nos maîtres sont sous les pierres. Voilà le législateur qui a fait la loi que je subis aujourd’hui, l’architecte qui a bâti ma maison, le poète qui a créé les illusions qui nous troublent encore, l’orateur qui nous a persuadés avant notre naissance. Voici tous les artisans de nos connaissances vraies ou fausses, de notre sagesse et de nos folies. Ils sont là, les chefs inflexibles, auxquels on ne désobéit pas. En eux est la force, la suite et la durée.”, Anatole France ? Histoire comique, Pléiade, tome III, p.936.
Dans un univers où les innombrables divinités sont autant d’hypothèses, le corps ne reste peut-être pour l’homme que l’ultime certitude. D’ailleurs, Anatole France est tellement impliqué dans le darwinisme qu’il ne peut avancer d’autre conviction que celle-ci. Dans l’univers, l’homme enserré dans la fragilité de son corps est fondamentalement seul, et sa destinée ne semble pas très optimiste :
“L’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur la condition de la vie à la surface des planètes même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la terre[1]. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici. […] Notre système solaire tout entier est une géhenne[2] où l’animal naît pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l’illusion de concevoir que les étoiles éclairent des planètes plus heureuses. Les étoiles ressemblent trop à notre soleil[3]. […] Cette analogie suffirait seule à me dégoûter de l’univers. L’unicité de sa composition chimique me fait assez pressentir la monotonie rigoureuse des états d’âme et de chair qui se produisent dans son inconcevable étendue. […] Mais, dites-vous, tout cela n’est pas l’univers. J’en ai bien aussi quelque soupçon, et je sens que ces immensités ne sont rien et qu’enfin, s’il y a quelque chose, ce quelque chose n’est pas ce que nous voyons. […] Et c’est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité[4].”
Il est vrai, cette vision typiquement évolutionniste des choses ne pousse pas Anatole France au sourire. Cependant, encore une fois, faut-il, parce que nous avons un corps mortel, sombrer dans le désespoir ? Nous avons vu que la fondation par l’écriture de mythes littéraires pouvait permettre de rétablir un certain équilibre entre l’homme et l’univers, en rétablissant l’homme au centre du monde[5] par l’imaginaire de manière terriblement efficace. Cependant, on se heurte toujours à la réalité de la mort, qui fait tout finir, et qui ôte tout sens à la vie humaine.
C’est le sens allégorique de cette nouvelle remarquable et très courte, « La Mort accordée[6] ». Elle met en évidence, comme dans un « concentré d’Anatole France », le fait que la mort n’est jamais considérée comme un événement désolidarisé, comme une sorte de fin ôtée de tout contexte. La mort participe au contraire d’un ensemble, et c’est dans cette optique qu’elle a un sens et qu’elle est relativisée elle-même. Chez Anatole France, la mort est combattue par le Désir.
Nous sommes pendant la Terreur, le 26 Floréal An II(1793). Un jeune homme dans la force de l’âge, André, se rend chez un accusateur public[7], qu’il a connu capucin à Angers et sans-culotte à Paris[8]. L’accusateur est décrit comme un bon vivant, qui aime la bonne chair, comme le prouve le repas pantagruélique dressé sur la table : visiblement, la tâche d’accusateur n’empêche pas Lardillon de manger[9]. Plus encore, notre bonhomme ne dédaigne pas boire en décidant de la vie des suspects : “Des flacons de liqueurs étaient posés sur un bureau encombré de dossiers[10].” On observe ici que Lardillon représente une absurde allégorie du destin. Son insouciance personnifie un hasard écœurant qui décide tout de même avec une force définitive et inévitable de la vie ou de la mort de chaque humain. Cette mort absurde n’en est que plus injuste, et renforce ce sentiment de peur vécue sous la Terreur. Dès lors, André devrait tout faire pour ne pas tomber dans les serres de l’accusateur public[11] ; cependant, il va se livrer directement pour retrouver l’amour de sa vie qui est en prison à Port-Libre. En d’autres termes, face au choix fondamental qui consiste soit en l’assouvissement du Désir dans une vie courte, soit en la frustration irrévocable, André choisit la première voie.
Il est évident qu’au-delà d’un simple mythe de Tristan et Yseult, Anatole France met en action une mythologie plus personnelle, qui consiste à établir le fait que le Désir peut combattre la mort en lui donnant un sens et en la relativisant. Dans une optique épicurienne, mieux vaut une vie courte et réussie dans l’approbation et l’assomption de ses sens, qu’une longue vie de frustration. Lorsque Lardillon s’adresse à sa maîtresse Epicharis[12], il ne dit pas autre chose :
“Ma nymphe, lui dit Lardillon en l’attirant sur ses genoux, contemple le visage de ce citoyen et ne l’oublie jamais ! Comme nous, Epicharis, il est sensible[13] ; comme nous, il sait que la séparation est le plus grand des maux. Il veut aller en prison et à la guillotine avec sa maîtresse. Epicharis, peut-on lui refuser ce bienfait ? […] Nous servirons deux tendres amants[14].”
Dès lors, le sens de la mort est pour Anatole France tout inscrit dans une acception épicuriste. Lardillon cite d’ailleurs Horace : “Omnes eodem cogimur : omnium versatur urna ; serius ocius sors exitura, et nos in aeternum exilium impositura cymbae[15].” Puisque nous sommes tous logés à la même enseigne, il serait absurde de ne pas accepter cette finitude promise et de ne pas la relativiser. Il serait d’autant plus absurde de ne pas accepter ses Désirs qui finalement nous constituent tant que nous sommes en vie. Qui sait quand viendra notre tour, comme le prétend Lardillon ? Or, si l’homme était immortel, quels seraient ses Désirs ? C’est donc bien la mort elle-même qui donne naissance au Désir, tandis que le Désir s’acharne à repousser l’idée même de la mort. Cette sombre dialectique francienne donne pourtant un sens à notre existence.
[1] Cela n’est qu’en apparence. Il est vrai que Vénus a un rayon équatorial et une masse proches de ceux de la Terre. Cependant, Vénus est soumise à des températures élevées et à une pression atmosphérique très forte, constituée avant tout de dioxyde de carbone et d’azote, tandis que ses nuages sont constitués d’acide sulfurique. Ces conditions sont impropres à la vie, et encore plus à la vie évoluée, et donc consciente. Quant à Mars, qui est deux fois plus petite que la Terre, elle possède pour cette raison une atmosphère extrêmement ténue, constituée essentiellement de dioxyde de carbone. La pression atmosphérique y est très faible, tandis que les températures, froides, varient beaucoup. Toutes ces conditions sont également impropres à l’émergence de toute vie évoluée. Cela ne signifie pas dans les deux cas qu’il n’existe pas une forme de vie primitive – sous forme de procaryotes – sur ces deux planètes. Anatole France ne pouvait pas le savoir, puisque ces découvertes précises datent des années 1960. Voir S. Brunier, Voyage dans le système solaire, Bordas, Paris, 1993.
[2] C’est-à-dire un enfer. La Géhenne est le nom de l’égout principal de Jérusalem, où la pestilence y stagnait de longues heures tranquilles.
[3] C’est exact, dans un sens, et Anatole France fait ici allusion à une démarche encore plus relativisante que l’héliocentrisme copernicien. Il postule que chaque étoile est un soleil, et donc que notre univers est uniforme et monotone, et dès lors que la vie ici doit être soumise aux mêmes règles partout dans le cosmos.
[4] Anatole France, Le Temps, 20 mars 1893.
[5] Voir supra, I.2, p.127.
[6] Voir Anatole France, « La Mort accordée », L’Etui de nacre, Pléiade, tome I, p.1004-1006.
[7] Rappelons la manière dont le tribunal révolutionnaire fonctionnait : il sévit entre 1792 et 1794. Il est constitué de juges et de jurés élus par les sections parisiennes, s’occupe en tout de 61 affaires, et prononçe 21 condamnations à mort jusqu’à sa suppression en novembre 1792. Il est reconstitué après mars 1793 pour débusquer les attentats contre la République. Il comprend cinq juges, un accusateur public comme Lardillon, et douze jurés. Dès le 5 avril 1793, l’accusateur public reçoit par décret l’autorisation de faire arrêter et de poursuivre tout prévenu de crime contre la République, à partir de simple dénonciation. Il juge 260 affaires et envoie 66 personnes à la guillotine jusqu’à septembre 1793. Cependant, la notion de suspicion devient vite insupportable, et le tribunal se met à mener procès sur procès, en des temps limités, et avec une instruction bâclée. Entre octobre et décembre 1793, 177 personnes sont exécutées. Le 10 juin 1794, le nombre de traîtres à la Patrie est tel, qu’on supprime tout interrogatoire pour accélérer encore la procédure. Les témoins ne sont plus entendus, les défenseurs sont écartés. Du 10 juin au 27 juillet 1794, ce sont 1776 personnes qui ont le cou tranché (sur 2500 condamnations à mort). Pendant ce temps, on permet aux tribunaux criminels de province de se transformer en tribunaux révolutionnaires. Ceux-ci fleurissent un peu partout en France, et se montrent en général impitoyables.1665 suspects sont condamnés à mort à Lyon, 392 à Orange, etc… Il faut noter que les statistiques macabres sont éloquentes : si parmi les exécutés on compte 31% d’ouvriers, 25% de petits bourgeois et 28% de paysans (avec l’épisode des guerres de Vendée), on ne compte que 9% de nobles, et 7% de prêtres. La délation devait être portée à son comble. Le massacre des tribunaux révolutionnaires prend fin avec la chute de Robespierre, vers la mi-1794. L’activité des tribunaux ne cesse pourtant définitivement que le 31 mai 1795.
[8] Cela témoigne de la versatilité de ceux qui s’étaient vus bombarder accusateurs : leur droit de vie ou de mort est indu, et n’est dû, comme le décrit avec ironie (voire cynisme) Anatole France, qu’à une bonne dose d’opportunisme.
[9] Comme on le voit, même le nom de l’accusateur est emblématique.
[10] Anatole France, « La Mort accordée », ibid., p.1005.
[11] Il est à noter une analogie entre cet accusateur public et la dénomination de Satan dans Job et dans Zacharie, où le « Satan » est l’ange accusateur de l’homme. On peut donc voir une dimension métaphysique à cette scène qui se voudrait anodine dans sa quotidienneté. Nous ne pouvons que faire le rapprochement avec les réflexions de Joseph de Maistre sur la « révolution satanique », exposées dans Considérations sur la France, 1796. (réédition critique par J.-L. Darcel, Slatkine, Genève, 1980. Voir aussi Ecrits sur la Révolution, PUF, Paris, 1989. A ce propos, on pourra se tourner vers la Revue des études maistriennes, Les Belles Lettres, Paris, depuis 1975.) Il n’est pas de notre objet d’approfondir cela ici.
[12] Epicharis signifie, en Grec, se réjouir soit en bonne part, soit en mauvaise part.
[13] C’est nous qui soulignons.
[14] Anatole France, ibid., p.1005-1006.
[15] Horace, Odes, Livre II, 3, dernière strophe : “Tous, nous sommes poussés au même lieu ; le sort de nous tous est agité dans l’urne et sortira tôt ou tard, et il nous fera monter dans la barque funèbre pour l’éternel exil.”