I.3.3) Conclusion : Partance et retour à la vie par le Désir
Nous avons donc vu que le Désir était cette instance fondamentale qui poussait Anatole France vers une connaissance du logos. La quête du monde et de l’humanité passe par le Désir. Cependant, nous allons voir que paradoxalement, cette quête exige la partance[1] dans l’imaginaire, et exige également l’acceptation d’un ailleurs. Car c’est bien dans ces horizons imaginaires et mythiques d’un au-delà que le Désir peut avec le plus de force se satisfaire. Certes, nous pourrions penser que le Désir francien n’est, pour son auteur, ni plus ni moins qu’une catharsis, qu’une sorte de vengeance contre les frustrations du réel. Le refus de ce réel cruel et inconnaissable provoquerait chez Anatole France un irrémissible besoin de création littéraire, comme une sorte de rançon de l’imaginaire sur le réel : dans le rêve littéraire, il n’y a aucune limite. Mais cette appréhension des choses serait par trop réductrice.
En effet, quel serait le degré d’efficacité de cet imaginaire bien prétentieux et inique face à la question fondamentale qui reste toujours sous-jacente dans l’œuvre francienne, “qu’est-ce que la vie comme nous vivons sur terre, sinon mourir sans cesse ?[2]” Anatole France ne se borne pas à une simple catharsis en fondant un univers imaginaire fructueux, où se situerait l’idéal, tandis que dans le réel se situerait le spleen. Le réel est au contraire transsubstancié dans l’imaginaire. Plus explicitement, il s’agit dans l’imaginaire mythique francien de retracer les phénomènes tels qu’ils apparaissent dans le réel, afin d’en découvrir un ordre intelligible. Le mythe devient par là même une possibilité de consumer le réel, et donc la mort, car il est lui-même issu du Désir. Le Désir de connaissance du monde et de l’ailleurs est pour Anatole France une véritable sauvegarde, une nécessité ontologique.
L’horizon mythique francien sous-tendu par le Désir est une véritable initiation. Il semble qu’il soit vain de tenter d’entrer en sympathie avec l’univers d’Anatole France, sans prendre ce monde romanesque comme tel. D’ailleurs, si notre auteur commence à écrire sur le tard pour ainsi dire[3], c’est bien parce que son œuvre est une œuvre de maturité. Cette initiation, nous la reconnaissons au travers d’une série d’étapes, qui marquent semble-t-il explicitement l’œuvre francienne[4]. Du Parnasse à la Querelle du Disciple, de Darwin à Dreyfus, de la première guerre mondiale à la fin de sa vie, France est un écrivain en constante évolution, qu’il paraît même difficile d’enfermer dans un courant. Héritier du Parnasse[5], il frôle les décadents[6], embrasse les auteurs fantastiques[7], touche l’utopie[8], passe par l’écrit politique[9] et le genre historique[10], caresse le symbolisme[11], ébauche l’autobiographie[12], et va jusqu’à ce que Marie-Claire Bancquart qualifie d’opéra bouffe[13]. On comprendra que dans une telle diversité, propre justement aux œuvres à caractère initiatique, les fondamentaux sont pourtant toujours présents, qui consistent invariablement à mettre en scène un univers mythifié où le Désir a toujours le dernier mot. La recherche du mystère du monde passe en effet par cette fondation de mythes, par cette recherche de la partance, pour combattre l’inconnaissable et la mort par le Désir.
Or, il n’est qu’à penser à tous ces temps pseudo-historiques écrits par Anatole France[14] pour comprendre que cette recréation du monde par le mythe est fondamentalement guidée par cette aspiration à l’ailleurs. Nous pouvons même parler chez Anatole France d’une « mystique » littéraire de la partance[15]. En effet, notre auteur, par le Désir de connaissance et de jouissance, s’initie au refus[16] du monde fragmenté et inconnaissable, tout en assumant du même coup sa place d’humain dans cet univers. Il met la réalité charnelle de l’homme en quintessence, l’inscrit dans l’acharnement du temps, pour mieux combattre son injustice. Il pose l’homme au centre de l’univers, pour mieux reconnaître que l’homme est perdu dans le monde. Il reconstruit le réel au travers de mythes fondamentaux, qui deviennent finalement plus réels que le réel lui-même. Il use des armes des
“subterfuges, décalage. Besoin de construire plusieurs témoignages différents, voire inverses, sur soi-même, afin d’échapper à soi-même. Besoin d’échapper au regard des autres, qui, s’il portait sur des événements authentiques, posséderait la vie de l’écrivain mieux que l’écrivain même. Dévalué, surévalué, clandestin, celui-ci se dérobe de toute façon[17].”
Le réel fragmentaire est donc bien dépassé dans l’imaginaire, dans le mythe, dans l’ailleurs. Or, la grande force d’Anatole France est de pouvoir réinjecter cet imaginaire dans le réel[18]. Son œuvre est dialectique, c’est ce qui en fait sa force et son originalité, ainsi que son aspect initiatique. L’imaginaire francien est le creuset de tous les possibles, cet appel du grand large est la nécessité de dépasser les entraves de l’univers, cette façon subtile de s’approprier l’univers pour pouvoir le façonner, l’approcher, le caresser, le sculpter même. Cette recréation est d’ordre démiurgique, et permet de prendre une revanche définitive sur tout ce qui empêche à l’homme d’assouvir ses Désirs. Le temps devient élastique, la mort perdante, l’univers finit par n’exister que pour l’homme. Quant à la bêtise des dogmes et quant aux insupportables vérités toutes faites, elles sont, dans l’ailleurs mythique francien, purement et simplement déjouées, rendues absurdes, refusées. Le seul dogme qui subsiste est celui de la certitude indépassable que l’homme a une réalité charnelle, et que comme tel, il est l’objet de ses purs Désirs. C’est ainsi que l’homme est replacé, dans un anthropocentrisme salvateur, au centre de l’univers. Ce n’est plus le réel dans toute sa fragmentation qui a de l’importance aux yeux de France. C’est la façon dont le réel est représenté par le mythe, et donc par le Désir. L’univers imaginaire de France est donc un refuge, ce qui est l’inverse d’une catharsis. Recréer le réel revient à le posséder, à le régir, à l’assumer. Le Désir est donc, pour Anatole France, la seule voie possible pour accéder au logos, pour dévoiler l’inconnu et pour enfin remplir le vide universel.
Dans ce règne où l’auteur-démiurge est au centre de l’univers, il va de soi que les règles présidant le monde ne seront plus les mêmes que dans le réel. Ici, la condition humaine, inscrite dans la chair, se fait plus forte que la mort, plus forte que les fragments de ce réel qui accable l’homme. Nous allons voir, dans la deuxième partie de notre étude, que le Désir possède ses propres lois dans l’imaginaire francien, et c’est ce nouveau règne du Désir que nous nous proposons maintenant de mettre à nu.
[1] Voir supra, I.2.3.b, p.174.
[2] Anatole France, Le Temps, 5 février 1888, « Le Bonheur ».
[3] Si on excepte le passage d’Anatole France dans le Parnasse, notre auteur édite son premier roman, Le Crime de Sylvestre Bonnard, à trente-sept ans, à une époque où l’espérance de vie des hommes est d’environ quarante ans.
[4] Marie-Claire Bancquart propose elle-même une chronologie francienne, qui lui servit pour établir les textes d’Anatole France dans la Pléiade.
[5] Les Poèmes dorés, Noces corinthiennes.
[6] Thaïs.
[7] L’Etui de nacre ou Balthasar.
[8] Sur la pierre blanche, L’Ile des Pingouins.
[9] Histoire contemporaine.
[10] « Le Procurateur de Judée », Les Dieux ont soif.
[11] La Rôtisserie de la reine Pédauque.
[12] Le Livre de mon ami, Le Petit Pierre, La Vie en fleurs.
[13] La Révolte des anges. L’opéra bouffe est, faut-il le rappeler, un genre musical constitué de nombreuses scènes dialoguées, y compris parlées, au livret léger, plaisant et sans trop d’ambition. Quant à nous, il n’est pas certain que nous pensions que La Révolte des anges puisse être comparé à un opéra bouffe, dans le sens où si effectivement cette œuvre est plaisante, elle va aussi beaucoup plus loin dans son sens profond qu’un simple opus comique.
[14] Citons quelques exemples : le christianisme primitif est mis en scène dans Thaïs, dans « Laeta Acilia » ou dans « Le Procurateur de Judée ». La Renaissance italienne est employée dans Le Puits de sainte Claire. Dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, nous sommes aux temps qui annoncent la Révolution Française. Nous sommes en plein dedans dans Les Dieux ont soif, et durant diverses nouvelles de L’Etui de nacre. La quotidienneté est dépeinte dans Histoire contemporaine, où Bergeret évolue dans le XIXe siècle pour commenter ces temps de changements fondamentaux des mœurs. Quant à L’Ile des Pingouins, cette œuvre propose une reconstruction complète du temps, des origines au futur. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, de Sur la pierre blanche. La Révolte des anges propose une projection jusqu’à la fin des temps, dans une vision apocalyptique. Quant aux autobiographies, souvent tronquées et scrupuleusement rebâties, elles se situent dans le temps mythique de l’enfance de l’auteur.
[15] Par mystique, nous entendons ce que Romain Rolland exprimait dans sa lettre à Freud du 5 décembre 1927 : une sensation de l’éternel, “quelque chose d’illimité, d’infini, en un mot d’océanique”.
[16] Voir infra, II.1.1, p.236.
[17] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXXXVIII.
[18] Voir infra, III.3.2., p.483.