1.2.4.b) L’histoire sans fin
“L’homme n’est pas encore devenu partout respectable à l’homme ; toutes les parties de l’humanité ne sont pas près encore de s’associer harmonieusement pour former les cellules et les organes d’un même corps[1].” Ce macro-organisme de l’humanité est en effet fondamental, dans un système darwinien, parce que nous pouvons prévoir son devenir sans trop de difficulté, si nous le comparons à l’évolution des êtres vivants : soit il s’adaptera aux conditions extérieures et il se transformera, soit il disparaîtra une fois pour toutes. De même, pris dans sa particularité individuelle, il sera soumis aux mêmes lois que tout être vivant, soumis à la naissance, à l’apogée, au déclin et à la mort. L’humanité elle-même, dans toute sa globalité, a mythiquement chez Anatole France une réalité charnelle. Là où, en 2000, nous pouvons être admiratifs de cette conception, c’est en relisant quelques lignes de Sur la pierre blanche, comme par exemple :
“A prolonger dans l’avenir la courbe commencée, nous pouvons déterminer par avance l’établissement de communications plus fréquentes et plus parfaites entre toutes les races et tous les peuples, un sentiment plus général et plus fort de solidarité humaine, l’organisation rationnelle du travail et l’établissement des Etats-Unis du monde[2].”
Il est vrai que cent ans plus tard, après de multiples guerres et de nombreuses souffrances, le système mondial tend à ressembler à ce qu’en disait Anatole France en 1904[3].
Cependant, comme nous l’avons vu, la conception d’une histoire cyclique ne peut pas s’inscrire dans une vision optimiste du monde. La fin de l’homme est génétiquement inscrite en son sein, et on constate un net décalage avec ses aspirations idéales à l’immortalité et à la perfection. Ici encore également, il y a un hiatus entre sa réalité charnelle et ses Désirs. C’est pourquoi l’homme est soumis à une entropie qui lui est promise. L’apogée d’une civilisation, pour Anatole France, réside dans un monde financier et utilitaire, où l’homme n’a pas sa place. Des intérêts déshumanisés régissent les destins individuels, ce qui est, nous l’avons dit[4], la chose la plus dangereuse pour l’homme. Dans une société vouée à l’utilitarisme[5], le peuple n’a “plus ni tradition, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s’y manifest[ent] par l’industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux[6].” Les grandes capitales mondiales sont vouées au cosmopolitisme et à la finance, dans une épouvantable laideur, tandis que le pays est paisiblement enfoui dans la tranquillité.
Or, Anatole France pousse avant sa réflexion sur l’histoire cyclique. Prenant l’exemple, comme dans Sur la pierre blanche, des civilisations latine et grecque, mais aussi chinoise ou égyptienne, il montre dans L’Ile des Pingouins, au Livre VIII, ce qui arrivera à notre société. La description des mégalopoles qu’il produit est saisissante pour un lecteur de l’an 2000. La grande capitale est une allégorie de Paris au futur :
“On ne trouvait jamais de maison assez haute ; on les surélevait sans cesse, et on en construisait de trente à quarante étages, où se superposaient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sièges de sociétés[7] ; et on creusait dans le sol toujours plus profondément des caves et des tunnels[8]. Quinze millions d’hommes[9] travaillaient dans la ville géante, à la lumière des phares, qui jetaient leurs feux le jour comme la nuit. Nulle clarté du ciel ne perçait les fumées des usines dont la ville était ceinte[10].”
L’anticipation francienne est, on le voit, d’une grande clairvoyance.
L’ordre social qu’il décrit est sous le joug de l’uniformisation, et nie donc, de fait, la nécessaire multiplicité du monde. Une nouvelle espèce d’êtres humains apparaît, s’étant adaptée au milieu de la finance, celle du milliardaire. Sous le signe de l’ascèse[11], les milliardaires passent leur vie
“sans autre occupation que de pousser du doigt un bouton de nickel, ces mystiques[12], amassant des richesses dont ils ne voyaient pas même les signes, acquéraient la vaine possibilité d’assouvir des désirs qu’ils n’éprouveraient jamais[13].”
Dès lors, les milliardaires deviennent les nouvelles idoles, tandis que leur mode de vie et leurs sombres idéaux deviennent les nouveaux référents de la morale. Anatole France dénonce ici avec fougue une société purement capitaliste et libérale, dont le seul but serait la constitution d’un profit dont personne ne profiterait hormis une caste fortement minoritaire. La conception francienne de la société future est donc, on le voit, imprégnée d’une focale socialiste, désapprouvant un monde soumis aux dures lois de la finance. Le travail devient la valeur centrale de l’humanité, tandis que tout Désir, toute volupté sont bannis.
“On ne pardonnait ni la mollesse, ni la paresse, ni le goût des recherches désintéressées, ni l’amour des arts, ni surtout la prodigalité[14] ; la pitié était condamnée comme une faiblesse dangereuse[15]. Tandis que toute inclination à la volupté soulevait la réprobation publique, on excusait au contraire la violence d’un appétit brutalement assouvi : la violence en effet semblait moins nuisible aux mœurs comme manifestant une des formes de l’énergie sociale[16].”
Ainsi, le système moral de cette société devient une sorte d’inversion de l’utopie francienne marquée par un humanisme socialiste[17]. La vertu est du côté de la richesse, tandis que le mépris est du côté de la pauvreté. L’apogée de l’humanité est dans la possession de la richesse, c’est-à-dire dans l’assouvissement d’une valeur finalement tout à fait déshumanisante, qui n’est pas mise à profit pour assouvir les connaissances ou le Désir. Là encore est mis en place par Anatole France un mythe démythifiant, celui de la propriété de biens. La richesse en elle-même se substitue à toute divinité, elle devient une sorte de croyance déshumanisée en totale opposition avec la réalité charnelle de l’homme. Elle méprise donc tout épanouissement individuel, et le fait qu’une société n’existe que pour la production de richesse est une préfiguration de la chute qu’elle connaîtra nécessairement, un peu à l’image d’une Babylone, la Jérusalem renversée, qui tombera dramatiquement comme symbole de la déliquescence.
Dès lors, paradoxalement, la société évoluée du futur n’apporte que l’appauvrissement de l’âme. Les riches, minoritaires, soumettent le reste de la société à leurs valeurs, et le mirage de la réussite se substitue à toute autre quête – de la connaissance ou de l’assouvissement du Désir. Pendant ce temps, les ouvriers se sont également adaptés au dur milieu des usines elles aussi conçues pour le profit, et non pour les hommes qui y travaillent. Ils forment une nouvelle espèce, toujours dans une optique darwinienne.
“Bien que chez eux le développement de certains muscles, dû à la nature particulière de leur activité, pût tromper sur leurs forces, ils présentaient les signes certains d’une débilité morbide. La taille basse, la tête petite, la poitrine étroite, ils se distinguaient encore des classes aisées par une multitude d’anomalies physiologiques et notamment par l’asymétrie fréquente de la tête ou des membres. Et ils étaient destinés à une dégénérescence graduelle et continue, car des plus robustes d’entre eux l’Etat faisait des soldats[18], dont la santé ne résistait pas longtemps aux filles et aux cabaretiers postés autour des casernes. Les prolétaires se montraient de plus en plus débiles d’esprit[19].”
On comprend donc que la production de richesse engendre, non pas comme un épiphénomène mais bien comme une condition nécessaire, l’appauvrissement de l’intelligence. La soumission de la masse prolétarienne à un train de vie inhumain exige l’abêtissement[20]. Une fois encore, le modèle régissant la vie humaine fait ici abstraction de l’homme lui-même. Selon Anatole France, cette caractéristique semble fondamentalement enfouie dans les gênes mêmes de l’homme ; l’obéissance aveugle à des modèles abstraits est une grave erreur, qui précipite l’humanité au mieux dans l’ignorance, et au pire dans la souffrance. Or, il apparaît que toute évolution humaine se dirige vers cette recherche d’abstraite perfection, qu’il s’agisse d’une recherche métaphysique, spirituelle, morale ou sociale. C’est ce que dénonce Anatole France, puisqu’il illustre le fait, dans L’Ile des Pingouins, qu’un système social ne peut en aucun cas faire abstraction de l’homme d’un point de vue individuel. La preuve :
“Les milliardaires étaient chauves à dix-huit ans ; quelques uns trahissaient par moment une dangereuse faiblesse d’esprit ; malades, inquiets, ils donnaient des sommes énormes à des sorciers ignares et on voyait éclater tout à coup dans la ville la fortune médicale ou théologique de quelque ignoble garçon de bain devenu thérapeute ou prophète[21] ; les suicides se multipliaient dans le monde de la richesse et beaucoup s’accompagnaient de circonstances atroces et bizarres, qui témoignaient d’une perversion inouïe de l’intelligence et de la sensibilité[22].”
Cette société sclérosée, niant les fondements les plus profonds de l’humanité, devient en prise aux catastrophes – liées à la technologie mal maîtrisée et allant trop vite, négligeant les hommes[23] – et aux attentats anarchistes, qui deviennent de plus en plus sophistiqués puisqu’ils suivent eux aussi l’évolution des technologies et de la chimie[24]. La réflexion qui anime Caroline Meslier et Georges Clair dans le Livre VIII, » 2 de L’Ile des Pingouins, est représentative de ce que pense Anatole France à propos d’une évolution du monde allant dans le sens d’un capitalisme sauvage allié à un productivisme sans conscience : “La richesse […] est un des moyens de vivre heureux ; ils en ont fait la fin unique de l’existence[25].” Ce système n’engendre dès lors que le désespoir, et donc, face à la débilité endémique et profonde de ce type même de société, quelques-uns uns prennent la responsabilité de tout annuler. Cette négation puissante et définitive n’est bien sûr qu’une allégorie littéraire, mais qui reste une mise en garde. L’anarchisme devient un appel désespéré aux restes d’humanité qui se nichent dans chacun de nous, une sorte de nostalgique retour sur soi-même, un rappel des racines non dénué de tendresse. L’anarchisme est une allégorique prise de conscience dénuée de toute idéologie[26], une tendance salutaire à refuser la déshumanisation : annuler un monde déshumanisé, ce n’est pas commettre un crime, puisque l’homme n’y existe plus. Ceci sous-tend une nécessaire nostalgie du passé, un retour aux sources par le néant. Ce néant, dans la dynamique d’une histoire cyclique, donne la possibilité à l’humanité de renaître de ses cendres.
“Croyez-vous que les hommes étaient heureux autrefois ? […] Ils souffraient moins quand ils étaient plus jeunes. Ils faisaient comme ce petit garçon : ils jouaient ; ils jouaient aux arts, aux vertus, aux vices, à l’héroïsme, aux croyances, aux voluptés ; ils avaient des illusions qui les divertissaient. Ils faisaient du bruit ; ils s’amusaient. Mais maintenant…[27]”
La négation du monde présent, la solution totale représentée par la bombe absolue qui déstructure tout ce qui peut structurer une société niant l’homme, est un appel au retour de l’homme au centre de l’univers. L’anarchisme francien est anthropocentrique. Faire tabula rasa d’un monde allé trop loin dans l’inhumanité, c’est faire confiance à une renaissance humaine, c’est accepter la possibilité d’un nouveau départ, d’un nouveau cycle historique. L’anarchisme apporte la souffrance salutaire, c’est le dernier messianisme qui reste à une humanité dépossédée de son existence par une société abstraite et incroyante. On comprend que les anarchistes se substituent au Jugement Dernier de la Bible et que l’apocalypse est purement humaine. Les deux anarchistes Caroline et Clair sont représentés explicitement comme de nouveaux Adam et Eve :
“Il devenait impossible de déblayer les décombres et d’ensevelir les morts. Bientôt la puanteur que répandaient les cadavres fut intolérable[28]. Des épidémies sévirent, qui causèrent d’innombrables décès et laissèrent les survivants débiles et hébétés. La famine emporta presque tout ce qui restait. Cent quarante et un jours après le premier attentat, alors qu’arrivaient six corps d’armée avec de l’artillerie de campagne et de l’artillerie de siège, la nuit, dans le quartier le plus pauvre de la ville, le seul encore debout, mais entouré maintenant d’une ceinture de flamme et de fumée, Caroline et Clair, sur le toit d’une haute maison, se tenaient par la main et regardaient. Des chants joyeux montaient de la rue, où la foule, devenue folle, dansait. _« Demain, ce sera fini, dit l’homme, et ce sera mieux ainsi. » La jeune femme […] contemplait avec une joie pieuse le cercle de feu qui se resserrait autour d’eux : « Ce sera mieux ainsi », dit-elle à son tour. Et, se jetant dans les bras du destructeur, elle lui donna un baiser éperdu[29].”
La renaissance du monde est initiée par des humains non aliénés, et donc inaptes à se soumettre à la société conçue pour des gens déshumanisés. Ces destructeurs qui rappellent l’Ange Vengeur de l’Apocalypse[30], et qui se substituent à Dieu – c’est là encore une autre forme d’anthropocentrisme francien –, ont-ils raison ou tort de détruire le monde, et la souffrance répandue par la destruction était-elle nécessaire à la survie de l’humanité ? Dans quelle mesure peut-on sauver l’humanité malgré elle ? Ces questions restent en suspens, et Anatole France ne prend pas parti. Plus exactement, il ne peut pas prendre parti, dans le sens où si l’humanité est soumise à un cycle historique qui se réitère sans cesse, l’annulation d’une société atroce pour donner naissance à une société rendant à l’homme une position centrale n’est qu’un salut transitoire et éphémère, appelé à être lui-même remplacé. Quoi qu’il arrive, l’homme ne peut se battre contre sa nature. Il est inscrit dans la fatalité du temps cyclique, de l’évolution et de cet état de fait. Le salut chrétien est tout à fait exclu dans une vision francienne, ce qui est une conséquence directe du temps cyclique. Dans le Livre VIII, » 4 de L’Ile des Pingouins, on assiste à la renaissance d’un monde agraire, à l’émergence de nouvelles croyances, qui rappellent fortement les débuts de notre propre histoire réelle. Tout recommence perpétuellement vers le même cycle :
“Puis, au cours des âges, les villages remplis de biens, les champs lourds de blé furent pillés, ravagés par des envahisseurs barbares. Le pays changea plusieurs fois de maîtres. Les conquérants élevèrent des châteaux sur les collines ; les cultures se multiplièrent ; des moulins, des forges, des tanneries, des tissages s’établirent[31] ; des routes s’ouvrirent à travers les bois et les marais ; le fleuve se couvrit de bateaux. Les villages devinrent de gros bourgs et, réunis les uns aux autres, formèrent une ville qui se protégea par des fossés profonds et de hautes murailles. Plus tard, capitale d’un grand état, elle se trouva à l’étroit dans ses remparts désormais inutiles et dont elle fit de vertes promenades. Elle s’enrichit et s’accrut démesurément. On ne trouvait jamais de maisons assez hautes, on les surélevait sans cesse et on en construisait de trente à quarante étages […] Quinze millions d’hommes travaillaient dans la ville géante[32].”
Cette structure du Livre VIII de L’Ile des Pingouins en épanadiplose, c’est-à-dire en boucle, où la fin est similaire au début, illustre assez bien le paradoxe francien résolu par un temps syncrétique – excluant par là même tout Âge d’Or et tout salut : l’homme, prisonnier du temps, paraît bien aspirer à un ailleurs, mais il est inapte à se rendre vers cet ailleurs. Caroline et Clair voulaient libérer l’humanité de sa gangue déshumanisante en entraînant le monde, après tabula rasa, dans un retour au passé salvateur et réhumanisant, mais il demeure dans l’essence humaine de se diriger vers l’abstraction et la déshumanisation. C’est paradoxal, puisque l’homme ne devrait pas se perdre dans sa recherche de l’équilibre et de la perfection. Il devrait au contraire chercher à conserver sa place centrale dans la société[33]. La société devrait être conçue par et pour l’homme, alors que c’est l’homme lui-même qui est conçu par et pour la société. Ce basculement dialectique et dramatiquement déshumanisant est désespérant pour Anatole France, mais il semble irrémédiable et irréversible, par sa nature profondément cyclique.
La fatalité du temps cyclique offre ainsi un grand espour à notre auteur : se retourner sur le passé, c’est être en mesure de prévoir notre propre futur. Le cycle est lui-même relativisant ; il unit passé et futur pour exprimer le présent, et donc pour donner un sens profond à notre existence individuelle. Nous voyons d’ailleurs qu’Anatole France ne s’est guère trompé dans sa description du monde futur, même si celui-ci n’est que mythique, et c’est là tout son paradoxe : l’histoire, considérée dans une acception francienne, est un retour sur soi-même, une façon de réintégrer l’homme au centre de l’univers, une façon de connaître le monde présent et de donner un sens à son existence. Dès lors, c’est bien la somme des destinées individuelles qui font l’histoire cyclique. Le mythe rend à l’homme en tant qu’individu une place centrale, et c’est à lui-même de décider avec force de son propre destin. L’homme ne découle plus de l’univers. A contrario, c’est l’univers qui découle de l’homme, dans cet horizon mythique[34]. Cette prise de conscience francienne exclut donc toute plongée dans le désespoir, au profit d’une mise en exergue de l’acte individuel, et donc d’une praxis que chacun doit se construire[35].
[1] Anatole France, Sur la pierre blanche, idem.
[2] Anatole France, Sur la pierre blanche, idem.
[3] Nous verrons, tout au long de notre étude, qu’Anatole France, qui se moquait des prophéties, possédait une acuité de jugement tout à fait extraordinaire, et que bien des mythes qu’il créa se sont révélés devenir réels. Voir notre analyse de Sur la pierre blanche, infra, II.1.2, p.240.
[4] Voir supra, I.2.3.a, p.165.
[5] Ce courant de pensée est connu en France depuis la traduction par M. Dupont-White de J. S. Mill, La Liberté (On Liberty, 1859), Paris, 1877. (P. Devaux, L’Utilitarisme, la Renaissance du livre, Bruxelles, 1955.) L’utilitarisme vise au plus grand bonheur du plus grand nombre. Cette doctrine valorise un certain libéralisme, comme par exemple l’émulation de la société par l’esprit de compétition. La productivité et la croissance sont mises en exergue, tandis que les abus individuels ou collectifs sont réprimés au nom d’un certain égalitarisme. Les utilitaristes prônent aussi le contrôle des naissances pour assurer une main d’œuvre prolétarienne plus réduite et donc plus qualifiée, moins apte à se révolter. L’instruction est positive, et tend à être gratuite et pour tous, dans le but de former une élite d’hommes qualifiés et libres d’entreprendre; le prolétariat est récupérable [sic] et les talents individuels sont exaltés, quels qu’ils soient. Le but fondamental à atteindre est une société optimisée, orientée vers la qualité de vie et le confort matériel. Cela aura pour conséquence une société d’abondance générant richesse et pauvreté, ainsi qu’une grande prédominance technocratique. Enfin, notons que l’utilitarisme est souvent allié avec l’évolutionnisme darwinien, dans le sens où le succès individuel est mis en parallèle avec la lutte pour la vie. La société utilitariste est donc fondamentalement méritocratique.
[6] Anatole France, L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, p.232.
[7] Avant les années 1880, l’architecture américaine est d’influence anglaise. Le premier plan de gratte-ciel est dessiné par L.S. Buffington de Minneapolis en 1882, et mesure 16 étages. Le premier gratte-ciel est construit à Chicago en 1885, grâce à une révolutionnaire technologie de l’acier. Il mesure 10 étages. L’Empire State Building (381 mètres) ne sera achevé que le 1er mai 1931, et donc bien après la parution de L’Ile des Pingouins. Par contre, à Paris, la tour Eiffel est largement décriée, et son érection s’achève le 31 mars 1889. Ceci dit, bon nombre d’immeubles d’une quinzaine d’étages sont construits aux USA dans les années 1887-1910 (dont l’un des plus hauts est le Flatiron Bulding de D. Burnham, 1902, New York, 19 étages). Voir F. Dal Co, M. Tafuri, Architecture contemporaine, Gallimard Electa, Paris, 1991. Dès lors, on voit que les immeubles de trente à quarante étages décrits par Anatole France sont purement imaginaires en 1908.
[8] Le percement des souterrains du métro parisien date de 1900, où la première ligne est mise en service. De 1899 à 1913, H. Guimard façonne les entrées du métro en art nouille, suivant l’expression de Paul Morand pour désigner l’Art Nouveau. C’est de la parfaite nouveauté à l’époque. Anatole France généralise à juste titre ce système de souterrains. On en compte plus de 200 kilomètres à Paris aujourd’hui. Toutes les grandes mégalopoles mondiales sont aujourd’hui équipées de souterrains, pour les transports ou pour le tourisme (Montréal, première ville souterraine du monde).
[9] Ce chiffre est à comparer aux 4.000.000 d’habitants que compte l’agglomération parisienne stricto lato en 1900. En ce début de siècle, la ville a connu nombre de bouleversements urbanistiques dont Anatole France a été le témoin : autour de 1848 (Anatole France a quatre ans), Haussmann revoit en profondeur les grandes artères parisiennes. Modernisation en 1890 du réseau des égouts, distribution du gaz et de l’électricité, évacuation des ordures ménagères (par le préfet Poubelle !), métro, tout cela change très rapidement et très profondément la physionomie parisienne. Sont érigés le Sacré-Cœur et le Palais du Trocadéro (1878), la très controversée Tour Eiffel (1889), le Grand Palais, le Petit Palais et le Pont Alexandre III(1900) qui pour la plupart sont issus des Expositions Universelles de 1878, 1889 et 1900. On le voit, Paris change vite à l’époque, et Anatole France anticipe ce mouvement. Cependant, une mégalopole de 15 millions d’habitants était inimaginable en 1908, où les plus grandes villes du monde que sont Londres et New York comptent respectivement environ 2.500.000 et 5.500.000 âmes. En 2000, Paris comptait environ 11.000.000 d’habitants, Londres 10.000.000 et New York 16.500.000. Là encore, Anatole France ne s’est pas trompé.
[10] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.234. Cette perception d’une ville radioconcentrique aux activités industrielles périphériques est elle aussi d’avant-garde. En 1900, l’urbanisme parisien est un maillage, les banlieues de la première couronne ne sont pas encore toutes englobées par l’urbanisation, et les lieux où les usines se développent sont vite phagocytés par l’habitat (port de Gennevilliers, les anciennes Halles de la Villette, etc…) Voir L. Dubech et P. d’Espezel, Histoire de Paris, 2 vol. Payot, Paris, 1951, et L. Chevalier, La Formation de la population parisienne au XIXe siècle, INED, Paris, 1950.
[11] Sur le thème de l’ascèse, voir infra, I.3.1, p.199.
[12] Il faut évidemment ici songer à des Paphnuce du futur ; même leur description physique correspond.
[13] Anatole France, L’Ile des Pingouins, idem. A dire vrai, ce non-sens consistant en l’acquisition d’un pouvoir permettant l’assouvissement des désirs sans même ressentir le Désir est la plus grande négation de l’humanité pour Anatole France, puisque c’est une négation de la réalité charnelle de l’homme. Voir infra, I.3.1, p.199.
[14] C’est-à-dire les dépenses excessives.
[15] “Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu’il faut lui donner pour témoins et pour juges l’Ironie et la Pitié. […] L’Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères ; l’une, en souriant, nous donne la vie aimable ; l’autre, qui pleure, nous la rend sacrée.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.94.
[16] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.235.
[17] Ce futur décrit dans L’Ile des Pingouins répond en négatif à l’utopie proposée dans Sur la pierre blanche.
[18] On reconnaît ici l’antimilitarisme francien, issu pour une bonne part de l’affaire Dreyfus.
[19] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.237.
[20] Il faut noter qu’une fois encore, Anatole France voit juste dans cette analyse en avance sur son temps d’au moins une dizaine d’années. En effet, la notion d’aliénation spirituelle de l’ouvrier – notion connexe au principe d’aliénation économique – naît en Allemagne dans les années 20, dans une perspective marxiste. Voir M. Halbwachs, Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Paris, 1955.
[21] Là encore, Anatole France voit juste en 1908, puisque c’est réellement ce qui se passe autour des années 2000. Voir D. Camus, Voyage au pays du magique, enquête sur les voyants, guérisseurs, sorciers.., Flammarion, Paris, 1995.
[22] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.238.
[23] Qui ici ne penserait pas aux catastrophes industrielles qui parsèment notre actualité, entre l’accident de Bingen (23 juin 1969) ou celui de Seveso (10 juillet 1976), ou pire encore, le cataclysme de Tchernobyl (26 avril 1986) ou le naufrage de l’Exxon Valdez (24 mars 1989) ? Ironie de l’histoire, les Galapagos, îles fondamentales pour Darwin, sont elles-mêmes menacées par le naufrage de la Jessica (18 janvier 2001). Anatole France avait parfaitement évalué les risques d’une société sous-tendue par l’évolution ultra rapide des technologies. La preuve en est que la littérature internationale sur ce sujet – relativement récente… – abonde. A titre de curiosité, on pourra consulter par exemple le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (P.N.U.E.), Précis d’écotoxicologie, Masson, Paris, 1992.
[24] A dire vrai, la poussée des attentats anarchistes date du 22 mai 1881, lorsque les disciples de Bakounine se regroupent à Paris dans une association internationale, 5 ans après la mort de leur maître spirituel. On notera les attentats manqués contre l’impératrice d’Autriche, le roi Humbert d’Italie, le président américain Mc Kinley, le roi Edouard VIIà Bruxelles, et même, en 1900, contre les jeunes souverains d’Espagne le jour de leur mariage. La France n’est pas épargnée : le cordonnier Léauthier poignarde le ministre de Serbie à Paris le 13 novembre 1893 tandis qu’une bombe explose la même année dans la Chambre des Députés. Pauwels saute avec son engin le 15 mars 1894 sur le parvis de la Madeleine. En 1894 également, un restaurant explose, tandis que le 4 avril Sadi Carnot est poignardé. Dans les années 1900, l’anarchisme est un problème qui préoccupe beaucoup l’opinion publique. Voir J. Servier, Le Terrorisme, Que sais-je ?, P.U.F., 1979.
[25] Anatole France, L’Ile des Pingouins, p.239.
[26] L’anarchisme francien ainsi dépeint est en effet catégoriquement distinct de l’anarchisme historique d’un Bakounine. Il est plus poétique que politique, si on peut dire, et marque un grand désespoir plutôt qu’une croisade idéologique. Il est fondamental de ne pas confondre les deux.
[27] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.241.
[28] Dans un système pré-pastorien, c’est l’odeur qui communique les germes des maladies.
[29] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.246-247.
[30] On doit, semble-t-il, comparer ce passage de L’Ile des Pingouins avec L’Apocalypse de Jean, 18-22, de la Chute de Babylone à l’Annonciation de la venue de Dieu. Anatole France dresse un parallèle fondamental entre Babylone et sa cité du futur. La Chute de Babylone relève de la même allégorie que la destruction puissante de la grande ville, et le chant d’espoir de Caroline et Clair ressemble aux cris de joie de l’Ange biblique : “Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande ; elle est devenue demeure de démons, repaire de tous les esprits impurs, repaire de tous les oiseaux impurs et odieux. Car elle a abreuvé toutes les nations du vin de sa fureur de prostitution ; les rois de la terre se sont prostitués avec elle, et les marchands de la terre se sont enrichis de la puissance de son luxe. […] Malheur ! Malheur ! La grande cité, vêtue de lin, de pourpre et d’écarlate, étincelante d’or, de pierres précieuses et de perles, il a suffi d’une heure pour dévaster tant de richesses.”, Apocalypse, 18, 2-17. De la destruction du monde renaît un ordre nouveau et pur. Par exemple : “Puis il me montra un fleuve d’eau vive, brillant comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’agneau. Au milieu de la place de la cité et des deux arbres du fleuve est un arbre de vie produisant douze récoltes. Chaque mois il donne son fruit, et son feuillage sert à la guérison des nations. Il n’y aura plus de malédiction. […] Il n’y aura plus de nuit, nul n’aura besoin de la lumière du soleil, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière, et ils régneront aux siècles des siècles.”, Apocalypse, 22, 1-5. C’est également le cas chez Anatole France, mais à deux différences fondamentales : la première est que Dieu est exclu de la renaissance, et que l’homme renaît au centre de son univers en ayant inscrit dans ses gênes les mêmes erreurs à venir que les erreurs passées ; deuxièmement, dans un système d’histoire cyclique, l’humanité n’est que momentanément sauvée de ses maux : elle n’est au centre de l’univers que d’une manière transitoire. A comparer avec le passage de l’Apocalypse cité plus haut : “Les jours coulèrent comme onde des fontaines et les siècles s’égouttèrent comme l’eau à la pointe des stalactites.”, Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p.247. Le cycle de l’orogenèse et de l’entropie recommence, ou plutôt se poursuit.
[31] En d’autres termes, Babylone renaît.
[32] Anatole France, L’Ile des Pingouins, ibid., p. 248.
[33] “Toutes les apocalypses éblouissent et déçoivent. N’attendons point de miracle. Résignons-nous à préparer, pour notre imperceptible part, l’avenir meilleur ou pire que nous ne verrons pas.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.102.
[34] Ce système n’est pas sans sympathie avec la phénoménologie. Voir infra, III.1, p.379.
[35] Voir infra, III.3.2, p.483.