I.2.3.a) La notion d’infaillibilité et la justice déshumanisante
“En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises, moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en vigueur. Les mœurs ont plus de force que les lois. […] Les siècles seuls défont l’œuvre des siècles.”, Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.327.
Nous avons vu que pour Anatole France, le dogme rejoint le mythe :
“Nous n’enfermons plus notre croyance dans les vieux dogmes. Pour nous, le Verbe ne s’est pas révélé seulement sur la sainte montagne dont parle l’Ecriture. Le ciel des théologiens nous apparaît désormais peuplé de vains fantômes. Nous savons que la vie est brève, et, pour la prolonger, nous y mettons le souvenir des temps qui ne sont plus[1]. Nous n’espérons plus en l’immortalité de la personne humaine ; pour nous consoler de cette croyance morte, nous n’avons que le rêve d’une autre immortalité, insaisissable celle-là, éparse, qu’on ne peut goûter que par avance, et qui, d’ailleurs, n’est promise qu’à bien peu d’entre nous, l’immortalité des âmes dans la mémoire des hommes[2].”
Ceci dit autrement, la seule « immortalité » que l’homme peut (à peine) espérer est la trace qu’il laissera dans la postérité, c’est-à-dire dans la mémoire collective. Il n’y a plus salut ni rachat. Dieu étant rejeté d’ici-bas, l’homme ne peut compter que sur lui-même, et doit vivre seul dans le monde, en compagnie de ses comparses, abandonnant les panthéons chimériques.
Dans cette optique, comment Anatole France peut-il appréhender les questions fondamentales du bien et du mal, si aucune morale divine ne peut prétendre assurer une quelconque justice sur terre[3] ? Est-ce à dire que la seule justice possible est purement humaine – donc soumise à l’erreur – et, dans ce cas, comment pourrait-elle se prétendre elle-même infaillible ?
Cette problématique est abordée de plein fouet, de manière aigre-douce et tragi-comique, dans Crainquebille[4]. Il s’agit là d’un des récits les plus populaires et les plus connus d’Anatole France. L’argument en est bien simple : Crainquebille le marchand ambulant vend ses légumes dans un quartier commerçant ; madame Bayard, la cordonnière, lui achète des poireaux avec dédain, mais tandis qu’elle entre dans sa boutique pour trouver de la monnaie, un agent de police survient, et donne à Crainquebille l’ordre de circuler. Ce dernier ne peut obtempérer, car il attend son argent en toute bonne foi. Pendant que débute une altercation, une file de voitures et de camions s’allonge dans l’étroite rue Montmartre. Un attroupement entoure les deux protagonistes, ce qui enhardit le policier ; sortant son calepin, il croit entendre Crainquebille lui dire « mort aux vaches ! », ce qui n’est pas le cas. A partir de cette méprise, Anatole France examine les rouages de la justice de ce début du siècle, et analyse par quel absurde mécanisme Crainquebille, bonhomme innocent et inculte – donc sans défense –, est jeté en prison. Lorsque ce travailleur acharné sort de geôle, il se dit qu’il n’était pas si mal dans sa cellule où lui étaient offerts repos et repas. Il trouve un agent de police, lui assène « mort aux vaches », mais ce dernier passe son chemin dédaigneusement, rendant Crainquebille au froid et aux difficultés de son existence.
La description de la justice dressée par Anatole France illustre le fait que les soubassements fondamentaux du Droit tiennent davantage du décorum et de l’imaginaire mythique que de la justice réclamée par notre auteur, qui serait impartiale et la même pour tous.
Dans son récit, Anatole France construit une grande distinction entre ce qui participe du symbole d’une part, et ce qui participe de la réalité humaine de l’autre ; or, il n’existe pas à proprement parler de justification efficace pour que l’homme de loi se déclare infaillible et impartial au nom du symbole. Le juge est décrit dans tout son faste : il est presque déifié, tandis que la salle du tribunal est un véritable panthéon :
“Ayant pris place dans la salle magnifique et sombre, sur le banc des accusés, [Crainquebille] vit les juges, les greffiers, les avocats en robe, l’huissier portant la chaîne, les gendarmes et, derrière une cloison, les têtes nues des spectateurs silencieux. […] Au fond de la salle, entre les deux assesseurs, M. le président Bourriche[5] siégeait. Les palmes d’officier d’académie étaient attachées sur sa poitrine. Un buste de la République et un Christ en croix surmontaient le prétoire, en sorte que toutes les lois divines et humaines étaient suspendues sur la tête de Crainquebille. Il en conçut une juste terreur[6].”
On voit ici que Crainquebille est gullivérisé[7], le microcosme humain et quotidien est ici enchâssé dans le macrocosme de la Loi. Le juge devient un gardien, un cerbère de la Loi, tendu entre deux allégories, celle laïque de la République symbolisée par Marianne, et celle chrétienne du Christ crucifié. Dans cette optique, la place de l’homme simple est tout simplement négligeable.
On pensera qu’en 1903, le débat pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat est fort virulent, et Anatole France est nettement en faveur de cette séparation[8]. Il pose cette problématique dès l’incipit de Crainquebille, avec un humour non feint : sur quoi le juge s’appuie-t-il pour rendre la justice ? S’appuie-t-il sur le droit constitutionnel ou sur le droit divin, et dans quelle mesure les deux sont-ils compatibles ?
“[Crainquebille] ne rechercha pas si Jésus et Marianne, au Palais, s’accordaient ensemble. C’était pourtant matière à réflexion, car enfin la doctrine pontificale et le droit canon sont opposés, sur bien des points, à la Constitution de la République et au Code civil. Les décrétales[9] n’ont point été abolies, qu’on sache. L’Eglise du Christ enseigne comme autrefois que seuls sont légitimes les pouvoirs auxquels elle a donné l’investiture[10]. Or, la République française prétend encore ne pas relever de la puissance pontificale[11].”
En fin de compte, il s’agit là de l’une des problématiques les plus fondamentales qui fût posée lors de la Révolution française. Depuis bien longtemps, dans un système monarchique reposant sur le droit divin indistinct du droit du souverain, les rapports existant entre les pouvoirs temporels et spirituels du roi sont fort ténus, ce dont il résulte que le roi a un pouvoir absolu. Le roi de France est « le lieutenant de Dieu sur terre » ; il est sacré à Reims par l’archevêque de la ville, avec pour mission de défendre sur terre l’Eglise catholique et la foi. Or, l’article 3 des Droits de l’Homme renverse ces fondements du pouvoir : “Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.” On peut clairement entrevoir ici, d’après Jean Boberot, une influence non négligeable du Contrat social de J.-J. Rousseau, qui cherche à concilier tolérance religieuse avec pouvoir laïque d’un état consolidant le lien social au travers de l’acceptation des dogmes élémentaires de la religion. Dans le fond, Rousseau semble militer pour une religion civile. Concrètement, si cela avait été appliqué par les lois nouvelles édictées par la Révolution, la mort de l’Eglise aurait été certaine, puisqu’au nom de la tolérance, nulle religion n’aurait pu primer sur une autre. Or, la totalité du peuple restait traditionnellement attachée à l’Eglise. Dès lors, dans les articles de la Déclaration des Droits de l’Homme, on fit cohabiter la catholicisme – sans le nommer – avec l’Etat : la religion civile prônée par Rousseau n’est pas retenue, on accepte au contraire la liberté du culte, qui n’est pas incompatible avec l’article 3. On peut trouver cela dans l’article 10 : “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.” Pendant ce temps, si d’un côté Robespierre tente de faire admettre malgré tout l’idée d’une religion civile (avec le culte de la Liberté qui rejoint le culte de l’Être suprême), la laïcisation est en marche, avec la reconnaissance explicite du libre exercice des cultes (1791), avec le transfert des registres d’état civil des prêtres aux employés d’état et avace l’instauration du mariage civil et de la possibilité de divorcer (1792), ainsi qu’avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1795), qui ne connaîtra qu’une application partielle. De même, on adopte le calendrier républicain. Cependant, c’est Napoléon Bonaparte et son conseiller Portalis qui vont recentrer les rapports entre catholicisme et Etat ; ainsi, en 1801, ils signent le Concordat avec Rome, et, dès 1802, ils établissent une liste des cultes reconnus par l’Etat (catholicisme, protestantismes luthérien et réformé, culte israélite.) On supprime également le calendrier républicain. C’est alors que le mouvement clérical, s’appuyant sur cette religion civile maintenant explicitement reconnue par Napoléon, va demander qu’on lui offre les moyens nécessaires à l’exercice d’une bonne influence sur les mœurs et la société. Il voudra même contrôler l’éducation, dont les problématiques multiples sont en plein essor. Le catholicisme va se lier aux régimes de la Restauration (1815-1830) et du Second Empire (1852-1870). Le catholicisme sera déclaré religion d’Etat, tandis que le délit d’ordre religieux, aboli par la Révolution, est instauré de nouveau en 1825 avec la loi sur le sacrilège – mesures abolies de nouveau en 1830 ! Le divorce est interdit (il ne sera à nouveau autorisé qu’en 1884). L’école est mise sous tutelle, la presse catholique attaque la science et la raison, et s’oppose aux Droits de l’Homme de 1789. En 1871, la France catholique et la France héritière de la Révolution sont inconciliables, et dramatiquement scindées, surtout après l’établissement de la Troisième République. Le camp clérical, pour une grande part ultramontain – représenté notamment par Boulanger – échoue dans sa tentative de restaurer la monarchie. En 1880, l’école est laïcisée. La loi du 28 mars 1882 rend l’enseignement primaire et laïque obligatoire, tandis que la religion n’est plus enseignée à l’école. Le 30 octobre 1886, c’est le personnel enseignant qui est laïcisé. Une morale laïque est recherchée comme valeur commune jouant le rôle de lien social.
Le système des cultes reconnus par l’Etat est aboli vers 1904, par Emile Combes. C’est alors que le Vatican rompt ses relations diplomatiques avec la France en juillet 1904[12]. Anatole France est lui-même un combiste accompli, et c’est dans ce contexte politique et moral tortueux, à la recherche de repères et d’invariants, qu’il faut lire Crainquebille[13].
Ainsi, dans cette optique complexe et passionnée, Crainquebille n’est que le jouet d’un contexte. Innocent, il est confronté à un système injuste et purement inhumain. Pour Anatole France, sa ligne de défense aurait dû être, clairement, de mettre en cause les fondements du système judiciaire lui-même. Or, ceci est impossible, puisque le pauvre Crainquebille est presque inculte : il est donc une parfaite victime de la justice, et la justice devient donc injuste dans son infaillible inhumanité.
Anatole France veut ainsi rétablir la justice purement humaine. Par jeu, Anatole France le prouve : si la figure du Christ, représentant l’autorité divine et ceux qui en sont investis, est présente dans le tribunal, alors les hommes n’ont pas d’autorité pour juger d’autres hommes, car dans ce cas, le droit constitutionnel n’a aucune valeur face à Dieu. Si au contraire c’est à la Constitution représentée par le buste de Marianne qu’on se réfère pour juger les hommes, alors aucune référence à l’Eglise ne peut être admise dans le tribunal. Ce Christ représenterait un Christ laïque, débarrassé des canons pontificaux, ce qui est en une certaine manière le symbole de la négation d’Anatole France pour une religion civile : “C’est, si vous voulez, le Christ de l’Evangile, qui ne savait pas un mot de droit canon et n’avait jamais entendu parler des sacrées décrétales[14].” Anatole France s’amuse à faire du Christ l’allégorie du révolutionnaire luttant contre l’état et l’allégorie de l’erreur judiciaire[15], et nul juge ne pourrait dès lors s’appuyer sur lui pour rendre justice.
Dès lors, le tribunal même devient une sorte de réplique de l’Eglise qui terrorisait le croyant crédule au Moyen-âge :
“L’appareil[16] dont il était environné lui faisait concevoir une haute idée de la justice. Pénétré de respect, submergé d’épouvante, [Crainquebille] était prêt à s’en rapporter aux juges sur sa propre culpabilité. Dans sa conscience, il ne se croyait pas criminel ; mais il sentait combien c’est peu que la conscience d’un marchand de légumes devant les symboles de la loi et des ministres de la vindicte sociale[17].”
L’accusé gullivérisé devant l’apparat, la « forme » pompeuse et impressionnante, est dépossédé de toute humanité, et devient une proie facile face à l’immense allégorie de la justice qui s’impose à lui avec force et contenance. Anatole France imagine une chapelle judiciaire où la « forme » se substitue au « fond ». Dans cette optique, nous pouvons facilement prétendre que la justice est fondée, selon Anatole France, sur le mythe qu’elle renvoie d’elle-même, selon les mêmes principes que l’Eglise ou que Dieu dépeints par France. On le voit, quelle qu’elle soit, l’infaillibilité est toujours remise en cause par Anatole France, rejetée en bloc par la libre pensée. Nous sommes bien ici face à un mythe démythifiant de la justice.
La structure du récit est intéressante à regarder, dans cette fin ; le chapitre II, « L’Aventure de Crainquebille », est consacré, en focalisation omnisciente, à l’établissement de la vérité : il narre ce qui s’est réellement passé. Le chapitre III, « Crainquebille devant la justice », met en œuvre un étonnant contraste avec le chapitre précédent. Crainquebille y est déshumanisé face au flot de certitudes toutes faites et aux accusations mensongères des témoins. Là, toute discussion devient inutile, le mensonge revêt l’expression de la vérité la plus haute, infaillible et indétrônable : “ « Vous n’insistez pas. Vous avez raison », dit le président [à Crainquebille][18].”
De même, les représentants de l’Etat jouissent eux-mêmes d’une position d’infaillibilité qui tronque toute recherche de vérité ; le simple témoignage du gendarme qui se pense insulté devient parole d’Evangile, que nul ne pourrait contester ; là encore, nous sommes face à la problématique de la distinction entre le temporel et le spirituel, si on peut dire : la charge d’un représentant de l’Etat est d’incarner une loi intemporelle, idéale, que nul ne pourrait remettre en cause ; déclarer une faiblesse de l’homme qui représente l’Etat, c’est mettre l’Etat dans son ensemble en péril. Dès lors, comment un homme, par définition faillible, peut-il figurer un système idéal et sans faille ? Cette question ne se pose même pas pour le président ; le gendarme ayant témoigné, à tort, il reçoit un assentiment automatique de l’assistance : “Cette déposition, ferme et mesurée, fut écoutée avec une évidente faveur par le tribunal[19].” Or, les autres témoins à charge ne valent pas mieux. Seul l’un d’entre eux, le Docteur Matthieu, a vraiment vu ce qui s’était passé, mais son témoignage est immédiatement balayé d’un revers de main. C’est la vérité du nombre qui l’emporte. Dès lors Anatole France s’interroge sur le fonctionnement de la justice, et il livre sa réflexion dans le chapitre suivant, sous la forme d’un dialogue candide et ironique entre un graveur à l’eau-forte et un avocat.
Selon le graveur, le président a eu raison de ne pas avoir cherché à connaître la vérité :
“Ce dont il faut louer le président Bourriche, […] c’est d’avoir su se défendre des vaines curiosités de l’esprit et de se garder de cet orgueil intellectuel qui veut tout connaître. […] La méthode qui consiste à examiner les faits selon les règles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait l’imprudence de suivre cette méthode, ses jugements dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus souvent est petite, et de l’infirmité humaine, qui est constante[20].”
Nous sommes bien ici encore face à la problématique explicitée plus haut, selon laquelle un homme de chair et d’os ne peut pas, selon Anatole France, appliquer un jugement en toute infaillibilité, sous peine de sombrer dans l’erreur. En effet, n’oublions pas que selon Anatole France, l’homme est absolument incapable, dans un univers fondé par le multiple, d’avoir la moindre certitude. Dans ce cas, il doit rechercher non pas le vrai, que nul ne peut atteindre, mais bien le moins faux. Dans cette optique, Anatole France considère le droit comme entraînant l’injustice, à partir du moment où il est érigé en dogme par ses représentants. Or tout dogme entraîne l’aveuglement d’une croyance sans raison, et donc tout dogme rejoint le mythe dans sa fausse vérité absolue. Notre auteur nous dépeint, dans L’Ile des Pingouins[21], la naissance du droit comme la reconnaissance de la loi du plus fort. Les Pingouins se déchirent avec férocité,
“car l’homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces Pingouins que vous voyez […] s’approprient des terres. […] Ne voyez-vous pas […] ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme ? […] Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’Etat […] en bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos Pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats[22].”
Dès lors, sous cette boutade, on voit qu’Anatole France dénonce le fait que le droit, sous des allures infaillibles de dogme, protège malgré tout les plus bas instincts de l’homme qui le poussent à défendre bec et ongles la propriété individuelle et personnelle, afin d’assouvir une grande soif de pouvoir. Comment une loi juste peut-elle alors défendre le pouvoir des forts face aux faiblesses de ceux qui n’ont pas la propriété ? Un grand Pingouin arrive, un tronc d’arbre sur l’épaule, s’approche d’un petit pingouin travaillant ses laitues, et s’approprie le champ en assénant le tronc sur le crâne du faible. Cette parabole – outrée – pourrait paraître scandaleuse, mais trouve aux yeux d’Anatole France une justification évidente :
“Ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand Pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. […] En matière de propriété, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de la conquête, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu’il est le seul qui se fasse respecter[23]. La propriété a pour unique et glorieuse origine la force. Elle naît et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cède qu’à une force plus grande. C’est pourquoi il est juste de dire que quiconque possède est noble[24].”
Nous voyons ici qu’Anatole France se fait une idée certes très pessimiste du droit ; en effet, le droit est un ferment d’égalité, puisque chaque humain d’une même nation est censé être assujetti au même titre que les autres à cette loi unique et que nul ne peut transgresser. Or Anatole France remet en cause les fondements mêmes de la loi :
“Un juge peut être bon, car les hommes ne sont pas tous méchants ; la loi ne peut pas être bonne, parce qu’elle est antérieure à toute idée de bonté. Les changements qu’on y a apportés dans la suite des âges n’ont pas altéré son caractère originel. Les juristes ont rendue subtile et ont laissée barbare. C’est à sa férocité même qu’elle doit d’être respectée et de paraître auguste. Les hommes sont enclins à adorer les dieux méchants[25], et ce qui n’est point cruel ne leur semble point vénérable[26].”
Selon Anatole France, de fait, la loi est aussi imparfaite que ne l’est la société elle-même qui l’a enfantée. Or, tant que la société sera ainsi, la loi restera imparfaite, engluée dans ses faussetés et ses préjugés. Nulle loi ne saurait détenir les valeurs du bien ou du mal, tout simplement parce que nul homme ne saurait connaître cette vérité. Et quand bien même la loi serait parfaite – ce qui semble impossible à Anatole France[27] – les juges eux-mêmes ne le seront jamais, car ils ne sont que de pauvres humains. Si la loi est inhumaine, car elle représente un idéal infaillible, alors la tentation du juge est de se rendre aussi inhumain que la loi qu’il prodigue, puisque son jugement sera lui aussi infaillible. Or, quoi de plus inhumain, quoi de plus faux qu’un homme qui renie son humanité ?
“La loi est morte. Le magistrat est vivant ; c’est un grand avantage qu’il a sur elle[28]. Malheureusement, il n’en use guère. D’ordinaire, il se fait plus mort, plus froid, plus insensible que le texte qu’il applique. Il n’est point humain ; il n’a point de pitié. L’esprit de caste étouffe en lui toute sympathie humaine[29].”
Anatole France appelle, à l’instar de Henri Leyret[30], à une humanisation constructive de la loi et des hommes de loi. Tant que ceci ne sera pas effectué, la loi restera un dogme, et donc une fausseté.
Dans Crainquebille, notre auteur construit un juge mythique qui représente évidemment le contraire de ce juge humaniste qu’il souhaiterait voir exister. Par là même, tout le système du droit est battu en brèche ; lui même erroné dans ses fondements, il est rendu par un homme qui est imprégné de fausseté. Anatole France dénonce le fait que la loi, qui est censée punir avant tout des humains, soit tout à fait inhumaine. Qu’y a-t-il dans ce cas de plus terrible que ce mensonge qui rendrait l’institution aussi fautive que l’Eglise ? Le président Bourriche fonde ses sentences “sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l’Eglise. Ses sentences sont canoniques. J’entends qu’il les tire d’un certain nombre de sacrés canons[31].” Dès lors, l’institution cache ses errements derrière l’infaillibilité de l’inhumanité, elle défend ses erreurs derrière la parfaite illusion d’un système à la forme ancrée dans la tradition, à la vérité immuable : celui qui remettrait en cause la loi se verrait accusé de nier l’Etat en son entier, il serait un traître face au sacré indétrônable. Anatole France construit le juge comme un souverain absolu, comme un Dieu. L’Etat rejoint ici la fausseté divine, et le mythe de l’infaillibilité préside à nouveau tous les rouages de l’humanité : encore une fois, l’homme devient impuissant face à l’immensité d’un dogme, et encore une fois, l’homme perd ici tous ses repères ; en fait, c’est bien contre le système des valeurs morales qu’Anatole France lutte infatigablement. Le principe de la loi rejoint, d’une manière laïcisée – et encore – le principe divin du bien et du mal.
“Un homme est faillible, pense-t-il. Pierre et Paul peuvent se tromper. Descartes et Gassendi, Leibniz et Newton, Bichat et Claude Bernard ont pu se tromper. Nous nous trompons tous et à tout moment. Nos raisons d’errer sont innombrables. Les perceptions des sens et les jugements de l’esprit sont des sources d’illusion et des causes d’incertitude. Il ne faut pas se fier au témoignage d’un homme : Testis unus, testis nullus[32]. Mais on peut avoir foi dans un numéro. […] L’agent 64, abstraction faite de son humanité, ne se trompe pas. C’est une entité. Une entité n’a rien en elle de ce qui est dans les hommes et les trouble, les corrompt, les abuse. Elle est pure, inaltérable, sans mélange[33].”
Dans cette optique, l’esprit des lois n’est considéré que comme une inaltérable abstraction. La loi ne peut d’ailleurs régir l’homme que si l’homme lui-même est rendu abstrait. Or, c’est là que se situe sa fondamentale erreur. Un humain n’est jamais abstrait. Nul principe ne saurait transgresser la réalité humaine. De quel droit divin, puisque l’infaillibilité est un mythe ? Le juge défend les principes de la loi
“avec ordre et régularité. La justice est sociale. Il n’y a que de mauvais esprits pour la vouloir humaine et sensible. On l’administre avec des règles fixes et non avec les frissons de la chair et les clartés de l’intelligence. Surtout, ne lui demandez pas d’être juste, elle n’a pas besoin de l’être puisqu’elle est justice, et je vous dirais même que l’idée d’une justice juste n’a pu germer que dans la tête d’un anarchiste[34].”
La vision francienne de la justice, fortement influencée par ailleurs par les aléas complexes de l’affaire Dreyfus, est excessivement pessimiste, car elle ne présente qu’une solution sommaire aux manquements du système du droit en France en cette période. Certes, l’une des réponses proposées, dans la vie réelle, est de farouchement combattre pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais, plus profondément, nous voyons bien ici que l’amertume d’Anatole France s’infuse dans une vision bien plus globale du monde qui l’entoure. De fait, la création, par l’écriture, d’un imaginaire mythique niant ces dogmes infaillibles, n’a-t-elle pas pour but, chez Anatole France, de rendre l’homme au centre de l’univers ?
[1] En d’autres termes, nous recherchons le Grand Temps mythique et fondateur, dont parle M. Eliade.
[2] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.114.
[3] Nous reviendrons sur cette question dans l’optique du Désir. Voir infra, II.3.3, p.335 et II.3.4, p.368.
[4] Crainquebille paraît sous le titre L’Affaire Crainquebille chez Pelletan en décembre 1901, à quatre cents exemplaires. En octobre 1902, cette œuvre est rééditée sous le même titre à cinq mille exemplaires aux Cahiers de la Quinzaine. Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables paraît chez Calmann-Lévy le 10 mai 1904. Il faut noter que Crainquebille inspire une pièce de théâtre à Anatole France, co-écrite avec Lucien Guitry. Elle est publiée en mai 1903 chez Calmann-Lévy, et jouée pour la première fois au théâtre de la Renaissance le 28 mars 1903. Voir, pour la présente édition, Pléiade, tome III, p.725-745.
[5] Une bourriche est un panier pour expédier du gibier.
[6] Anatole France, Crainquebille, Pléiade, tome III, p.723.
[7] Terme emprunté à Gilbert Durand, in Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969, 11ème éd., Dunod, Paris, 1992. Voir p. 239-243 et p.315-320.
[8] Il faut penser que la séparation interviendra dès 1904, où le gouvernement français dénoncera le concordat de 1801. La loi de Combes sera quant à elle votée le 9 décembre 1905. Dès lors, le décorum décrit dans Crainquebille vit ses dernières heures. Il acquiert ainsi une allure particulièrement décadente. Voir F. Méjan, « La Laïcité », « La Laïcité de l’Etat », in Encyclopédie française, t.X : L’Etat, Paris, 1964.
[9] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome III, note 1 de p.724, p.1376 : “Les décrétales sont des décisions que le Pape fait connaître sous forme de lettres répondant à une question particulière ; elles font jurisprudence par la suite, pour des cas semblables.”
[10] Anatole France fait allusion à la succession apostolique, qui consiste en le fait que les évêques d’aujourd’hui succèdent aux apôtres envoyés par le Christ. Elle put parfois légitimer une forme d’autoritarisme féodal pris par ce pastorat de droit divin, et aller jusqu’à justifier l’infaillibilité des décisions prises par les autorités catholiques. Dès lors, le dogme d’infaillibilité entraîné par la succession apostolique donna souvent la tentation d’aligner l’autorité chrétienne sur les modèles politiques et sociaux des temps traversés, quitte à devenir une forme d’autorité prise en compte par le pouvoir en place. Cette thèse est nettement réfuté par Anatole France, ferme partisan de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Voir P. Hégy, L’Autorité dans le catholicisme contemporain, Beauchesne, Paris, 1975.
[11] Anatole France, Crainquebille, ibid., p.723-724.
[12] Sur ce sujet, se reporter aux très éclairants ouvrages de J. Bauberot, La Laïcité, quel héritage de 1789 à nos jours ?, Labor et Fides, Genève, 1990, et Vers un pacte laïque, Seuil, Paris, 1990.
[13] Il faut d’ailleurs penser que l’affaire Dreyfus suscite un anticléricalisme redoublé chez les dreyfusards. Ainsi, le 19 juillet 1902, à la fête de « l’Essor », Anatole France proclame : “Il n’y a pas jusqu’aux mots de justice et de vérité qui ne doivent être regardés de près. Quand il s’agit du sort du plus grand nombre, il faut que la raison ait discerné la vérité, défini la justice avant que le cœur les poursuive toutes deux avec un ardent amour” (rapporté dans Trente ans de vie sociale, I, p.103). Anatole France préfacera même l’œuvre d’Emile Combes Une Campagne laïque. Il faut d’ailleurs reconnaître, à l’instar de Marie-Claire Bancquart (in Pléiade, tome III, p.XLIV), qu’Anatole France ne fait pas ici dans la finesse, et fait preuve d’un certain sectarisme dans son combat contre le catholicisme, comme on le voit par exemple lorsqu’il s’adresse aux ministres de la République dans L’Eglise et la République : “C’est vous qui lui donnez [à l’Eglise] les armes dont elle vous frappe. Pour les lui retirer, qu’attendez-vous ? Administrée par vous, elle domine toutes les administrations. Rompez les liens par lesquels vous l’attachez à l’Etat, brisez les formes par lesquelles vous lui donnez la contenance et la figure d’un grand corps politique, et vous la verrez bientôt se dissoudre dans la liberté.” (rapporté dans Trente ans de vie sociale, t.II, p.90.) D’ailleurs, la version de la loi Combes qui sera finalement votée le 9 décembre 1905, sera édulcorée et plus libérale que les projets initiaux, au grand désespoir de France. Pourtant, lorsque Anatole France sépare clairement morale laïque et morale divine dans ses œuvres de fiction, appelant l’une pour réfuter l’autre, il reste fidèle aux idées qu’il défend depuis toujours. Le contexte historique ne fait que renforcer – avec une passion très exacerbée, il est vrai – la libre pensée pour laquelle il milite clairement depuis la querelle du Disciple.
[14] Anatole France, Crainquebille, ibid., p.724.
[15] Cette idée, il la défend, dans une certaine mesure historisante et dépassionnée, dans « Le Procurateur de Judée », L’Etui de nacre, Pléiade, tome I.
[16] Par cela, il faut entendre l’apparence, l’apparat, bref, la « forme » qui prédomine sur le « fond ».
[17] Anatole France, idem, p.724.
[18] Anatole France, ibid., p.730.
[19] Anatole France, ibid., p.731.
[20] Anatole France, ibid., p.734.
[21] Voir L’Ile des Pingouins, Livre II, III, Pléiade, tome IV, p.45-49.
[22] Anatole France, L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, p.47.
[23] Voir les Pensées de Pascal : “La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.”, Pensées, éd. L. Brunschwig, section V, n°298, cité par Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p.1215.
[24] Anatole France, ibid., p.48. Il faut noter que c’est cela même que J.-J. Rousseau rejette dans Du Contrat social. Selon lui, le droit égal pour tous garantit justement une protection des plus faibles contre les privilèges de la force, et puisque tout le monde pactise de façon égalitaire à ce droit, alors “l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.” D’ailleurs, “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. […] Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable ; […] Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement ; et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or, qu’est-ce qu’un droit qui périt lorsque la force cesse ? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir ; et si on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que le mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. […]Convenons donc que la force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes.”, J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, Livre II, chapitre III, in Œuvres complètes, Pléiade, tome III, p.353. Cependant, il reste que le droit est administré par l’homme lui-même lorsqu’un individu l’a transgressée. Ce hiatus qui pose problème à Anatole France reste en suspens, puisque si l’organisation de l’Etat délègue ses pouvoirs d’application du droit à quelques-uns sous l’assentiment de tous, ce sont tout de même des individus particuliers qui jugent, dans toute leur faiblesse humaine. C’est ce contre quoi Anatole France récrimine.
[25] On voit ici de manière explicite qu’Anatole France met la loi humaine au même plan que Dieu et la religion, ainsi qu’au même plan que tous les dogmes. Il leur reproche certainement avant tout une grande inhumanité.
[26] Anatole France, Crainquebille, Putois, Riquet, Jean Marteau, II, Pléiade, tome III, p.821.
[27] “Tant que la société sera fondée sur l’injustice, les lois auront pour fonction de défendre et de soutenir l’injustice. Et elles paraîtront d’autant plus respectables qu’elles seront plus injustes. Remarquez aussi qu’anciennes pour la plupart, elles représentent non pas tout à fait l’iniquité présente, mais une iniquité passée, plus rude et plus grossière. Ce sont des monuments des âges mauvais, qui subsistent dans les jours les plus doux.”, Anatole France, idem, p.821.
[28] Anatole France est un ferme partisan d’une application de la loi personnalisée. Il ne s’agit pas pour le juge d’appliquer un texte en aveugle, mais surtout de comprendre ce qui a poussé le prévenu à commettre une faute. Par exemple, le vol commis par excès de pauvreté ne devrait pas être puni de la même façon que le vol commis par cupidité : “Pour équitablement apprécier le délit de l’indigent, le juge doit, pour un instant, oublier le bien-être dont il jouit, afin de s’identifier autant que possible avec la situation lamentable de l’être abandonné de tous.”, Anatole France, ibid., p.823.
[29] Anatole France, ibid., p.822.
[30] Henri Leyret est l’auteur des Jugements du président Magnaud réunis et commentés, Stock, « Recherches sociales », n°4, Paris, 1900. Ce juge veut introduire et dans la loi, et dans le jugement, une grande part d’humanité. Il officie à Château-Thierry (dans l’Aisne), et c’est le seul juge qui, en 1897, ôte le Christ de sa salle d’audience pour ne laisser que Marianne. Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome III, note 1 de p.737, p.1380.
[31] Anatole France, Crainquebille, Pléiade, tome III, p.735.
[32] « Avoir un seul témoin, c’est n’en avoir aucun. »
[33] Anatole France, ibid., p.735.
[34] Anatole France, Ibid., p.737. C’est logique, puisque si la loi est injuste, il faut la changer, alors qu’elle est précisément là pour maintenir l’ordre en place coûte que coûte. Changer la loi, c’est aller à l’encontre de la loi.