I.1) La recherche d’un logos dans un monde obscur soumis aux faussetés
“L’ignorance est la condition nécessaire, je ne dis pas du bonheur, mais de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions.”, Le Jardin d’Epicure, p.26.
I.1) La recherche d’un logos dans un monde obscur soumis aux faussetés
“Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier un Grec, un homme, osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser. Loin de l’arrêter, les fables divines, la foudre, les grondements menaçants du ciel ne firent qu’exciter davantage l’ardeur de son courage, et son désir de forcer le premier les portes étroitement closes de la nature. Aussi l’effort vigoureux de son esprit a fini par triompher ; […] Et par là, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux[1].”
Ce passage de Lucrèce, tiré du fameux De Natura Rerum, fait allusion à Epicure[2]. Cependant, il pourrait aisément être repris au compte d’Anatole France[3].
Dire que notre auteur était farouchement opposé au monde confortable des évidences et des croyances, monde dont pouvaient se repaître non seulement l’esprit des hommes simples mais aussi celui des hommes ivres d’un pouvoir quelconque, semble encore en dessous de la réalité. Car comment les hommes de bonne volonté ou parfois d’une mauvaise foi cynique arrivaient-ils à se complaire dans un confort douillet, qui pouvait leur faire accroire que les structures de l’univers étaient à portée immédiate de l’esprit ?
“En ce temps-là, Dieu n’avait pas d’autres enfants que les hommes, et toute sa création était aménagée d’une façon à la fois puérile et poétique, comme une immense cathédrale. Ainsi conçu, l’univers était si simple, qu’on le représentait complet, avec sa vraie figure et son mouvement, dans certaines grandes horloges[4] machinées et peintes[5].”
Dès lors, on put, sans gloire, assister à l’essor de civilisations entières soumises au règne des évidences. Ceci semble une grande caractéristique humaine, que de rechercher le confort ultime et aveuglant de la sécurité de l’esprit.
“Cet homme aura toujours la foule pour lui. Il est sûr de lui comme de l’univers. C’est ce qui plaît à la foule ; elle demande des affirmations et non des preuves. Les preuves la troublent et l’embarrassent. Elle est simple et ne comprend que la simplicité. Il ne faut lui dire ni comment ni de quelle manière, mais seulement oui ou non[6].”
Le déshonneur de l’homme n’est-il pas alors de renier toute sagesse laquelle, à la manière d’un Epicure ou d’un Lucrèce, refuserait ce règne absurde des évidences ? Car, finalement, qu’est-ce qui nous permettrait, à nous, les humains, de refuser tout questionnement, sinon une facilité coupable ? Comme le prétend Anatole France avec une certaine fougue un peu désenchantée, l’humanité n’a pas la capacité de se retourner sur ses erreurs, ce qui serait pourtant l’un des actes les plus fondamentaux pour elle ;
“Je suis persuadé que l’humanité a de tout temps la même somme de folie et de bêtise à dépenser. C’est un capital qui doit fructifier d’une manière ou d’une autre. La question est de savoir si, après tout, les insanités consacrées par le temps ne constituent pas le placement le plus sage qu’un homme puisse faire de sa bêtise. Loin de me réjouir quand je vois s’en aller quelque vieille erreur, je songe à l’erreur nouvelle qui viendra la remplacer, et je me demande avec inquiétude si elle ne sera pas plus incommode ou plus dangereuse que l’autre[7].”
Cette tristesse d’Anatole France, face à un constat plutôt pessimiste, n’est pas issue d’une prétention sans borne qui araserait les qualités humaines d’un trait de plume trop rapide pour être réfléchi. Il semble au contraire que notre auteur voudrait, dans ses plus profondes aspirations, que l’humanité s’en sorte.
Quels sont ces travers si féroces, qui plongent l’humanité dans les guerres, les violences gratuites, la bêtise triomphante, dans cette absurde lutte qui toujours finit par réduire en cendres les civilisations les plus hautes et les plus puissantes, les plus abouties et les plus esthètes ? L’acceptation fataliste de tous les maux dans laquelle voguerait l’humanité, n’est-elle pas justement le pire des maux ?
“Je ne sais si, comme la théologie l’enseigne, la vie est une épreuve ; en tout cas, ce n’est pas une épreuve à laquelle nous soyons soumis volontairement. Les conditions n’en sont pas réglées avec une clarté suffisante. Enfin elle n’est point égale pour tous. Qu’est-ce que l’épreuve de la vie pour les enfants qui meurent sitôt nés, pour les idiots et les fous ? Voilà des objections auxquelles on a déjà répondu – On y répond toujours, et il faut que la réponse ne soit pas très bonne, pour qu’on soit obligé de la faire tant de fois. La vie n’a pas l’air d’une salle d’examen. Elle ressemble plutôt à un vaste atelier de poterie où on fabrique toutes sortes de vases pour des destinations inconnues et dont plusieurs, rompus dans le moule, sont rejetés comme de vils tessons sans avoir jamais servi. Les autres ne sont employés qu’à des usages absurdes et dégoûtants. Ces pots, c’est nous[8].”
Il serait alors temps de dépasser ces constats pleins d’amertume. On peut désormais comprendre que la vision du monde d’Anatole France est présidée, dans ses fondements les plus profonds, par un état sinon de révolte, du moins de refus. L’homme ne semble pas être sur terre pour accepter. Ce serait bien là sa pire erreur.
Nous allons voir, tout au long de cette première partie, que la pensée d’Anatole France est bâtie avant tout sur une volonté (aporétique[9]) de comprendre. Comprendre l’humanité est une tâche impossible si on ne cherche pas à comprendre l’univers qui l’entoure. Cette quête de la vérité est évidemment très ardue, voire impossible. On ne voit le monde qu’à travers des yeux filtrants et imparfaits de l’humain, qui trahissent l’esprit avide par la barrière du corps en déformant le réel, quel qu’il soit. Peut-on imaginer pire pierre d’achoppement pour l’esprit qu’une réflexion sur un monde qu’on ne peut ni saisir, ni comprendre ? L’esprit lui-même est chevillé à un corps soumis tout entier à la souffrance, à la désagrégation occasionnée par le temps, à la mort. Peut-on tenter de percer ces terribles secrets que sont la destinée humaine ou la mort lorsqu’on est soi-même humain et mortel ?
“C’est une grande niaiserie que le « connais-toi toi-même » de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous ni autrui. Il s’agit bien de cela ! Créer le monde est moins impossible que de le comprendre. […] Il se peut que l’intelligence nous serve un jour à fabriquer un univers. A concevoir celui-ci, jamais ! Aussi bien est-ce un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer à rechercher la vérité. Encore moins peut-elle nous servir à juger, selon la justice, les hommes et leurs œuvres. Elle s’emploie proprement à ces jeux, plus compliqués que la marelle ou les échecs, qu’on appelle métaphysique, éthique, esthétique. Mais où elle sert le mieux et donne le plus d’agrément, c’est à saisir çà et là quelque saillie ou clarté des choses et à en jouir, sans gâter cette joie innocente par esprit de système et manie de juger[10].”
C’est ainsi que cette quête entreprise par Anatole France, dans toute son œuvre, ne va pas se borner à comprendre la vérité. Ceci serait absurde et illusoire, car comprendre la vérité, c’est prendre le risque de la faire sienne, de l’ériger en seule parole possible, et de la transformer en dogme : or, le dogme[11] est l’ennemi absolu de la vérité[12]. Anatole France se résoudra plutôt à dénoncer ce qui est faux. Ce n’est pas la même chose, loin s’en faut… Cette tâche est plus humble, certes, mais tellement plus efficace !
C’est ainsi qu’Anatole France poursuivra une quête infatigable vers un logos[13]. S’il ne s’agit pas pour notre auteur de percer les arcanes mystérieux de la vérité –tâche empreinte d’hubris, réservée aux menteurs et, comme nous allons le voir bien souvent, dénoncée avec force par Anatole France[14], il s’agit bien plutôt de creuser dans l’obscur, afin de dévoiler un pan lumineux de ce réel accablant dans lequel nous sommes immergés. Nous définirons comme étant le logos francien ce qui restera du réel une fois celui-ci dépouillé de ses faussetés, de ses apparences, de ses croyances et de ses dogmes. Cependant, le terme même de logos est un concept excessivement polysémique, héraclitéen[15] parfois, ou encore platonicien[16], et Anatole France, s’il rend hommage bien souvent aux grands penseurs grecs, ne s’en réclame pas exclusivement, loin s’en faut, pour construire sa philosophie du monde. Nous ne retiendrons donc du logos francien que son concept de dévoilement dépassant l’imperfection des apparences dans lesquelles l’homme est exclusivement plongé. Il n’est pas illusoire de penser que le logos, dans cette acception particulière à Anatole France, serait un idéal fondamental, profond, concurrençant et dépassant la vérité : cet idéal ne pourrait en aucun cas devenir un dogme. Cet idéal est de manière allégorique confondu avec la lumière :
“Donne à mes yeux heureux de voir longtemps encor,
En une volupté sereine,
La Beauté se dressant marcher comme une reine
Sous ta chaste couronne d’or.
Et, lorsque dans ton sein la Nature des choses
Formera mes destins futurs,
Reviens baigner, reviens nourrir de tes flots purs
Mes nouvelles métamorphoses[17].”
Comprendre cet idéal de lumière, cette quête du logos, chez Anatole France, est nécessaire[18] :
“Mon fils, répondait M. l’abbé Coignard, j’ai toujours observé que les maux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées et les scorpions sortent de l’ombre des caveaux et de l’humidité des courtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu à l’aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon même de donner çà et là quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et du jardin ; cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires. […] Après la destruction de tous les faux principes, la société subsistera, parce qu’elle est fondée sur la nécessité, dont les lois, plus vieilles que Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrôné Jupiter.[19]”
Le logos francien se ramène à ce nécessaire dépassement de la vérité illusoire pour ramener l’homme au sein de la nature des choses.
“Il est pénible, quand on n’est pas un grand sage, de voir la vie continuer après soi et de se sentir noyé dans l’écoulement des choses. Poète, sénateur ou cordonnier, on se résigne mal à n’être pas la fin définitive des mondes et la raison suprême de l’univers[20].”
La recherche francienne du logos dépasse en effet toute vaine quête métaphysique de la vérité, qui se résumerait finalement à n’être qu’une quête de plus:
“A tout considérer, un métaphysicien ne diffère pas du reste des hommes autant qu’on croit et qu’il veut qu’on croie. Et qu’est-ce que penser ? Et co mment[21] pense-t-on ? Nous pensons avec des mots ; cela seul est sensuel et ramène à la nature. Songez-y, un métaphysicien n’a, pour constituer le système du monde, que le cri perfectionné des singes et des chiens. Ce qu’il appelle spéculation profonde et méthode transcendante, c’est de mettre bout à bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopées qui criaient la faim, la peur et l’amour dans les forêts primitives et auxquelles se sont attachées peu à peu des significations qu’on croit abstraites quand elles sont seulement relâchées. N’ayez pas peur que cette suite de petits cris éteints et affaiblis qui composent un livre de philosophie nous en apprenne trop sur l’univers pour que nous ne puissions plus y vivre. Dans la nuit où nous sommes tous, le savant se cogne au mur, tandis que l’ignorant reste tranquillement au milieu de la chambre[22].”
Rechercher le logos, c’est donc bel et bien pour Anatole France dénoncer les faussetés, et non rechercher l’essence des choses :
“Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas les nôtres. Or, il n’est pas une seule époque, dans le passé, où l’homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise, toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l’abbé Coignard nous aideraient à faire notre examen de conscience, si nous n’étions semblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreilles n’entendent point[23]. Avec un peu de bonne foi et de désintéressement, nous reconnaîtrions bien vite que nos codes sont encore un nid d’injustices, et que nous gardons de nos mœurs l’héréditaire dureté de l’avarice et de l’orgueil, que nous estimons la seule richesse et n’honorons point le travail ; notre ordre des choses nous apparaîtrait ce qu’il est en effet, un ordre précaire et misérable…[24]”
C’est cette recherche à rebours, négative, des insupportables vérités toutes faites, des mensongères croyances et des évidences trompeuses, qui animera notre auteur tout au long de sa vie. Pour ceci, Anatole France opposera une salutaire curiosité à l’état d’un monde qui semblerait à jamais forgé de façon impénétrable et monolithique, comme pour rester fatalement voilé au regard de celui qui pourtant se meurt de le contempler.
[24] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.221. A rapprocher d’un article paru dans Le Temps du 10 mars 1889 : “Il serait dangereux de se le dissimuler : les sociétés humaines contiennent beaucoup de Borgia, je veux dire beaucoup de gens possédés d’une furieuse envie de s’accroître et de jouir. Notre société en renferme encore un très grand nombre. Ils sont de tempérament médiocre et craignent les gendarmes. […] Mais le fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux, sensuel, féroce.”