I.1.5) Un constat amer face à un monde fragmentaire et voué au mensonge
“J’ai voulu tout connaître et je souffre aujourd’hui de ma coupable folie.”, Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.268.
Nous pourrions conclure ce premier chapitre en insistant sur le fait que dans un monde relativisé soumis irrémédiablement à la fragmentation, l’homme à la recherche d’absolu n’a pas sa place. Il resterait coincé dans un univers abscons qui le rejetterait de manière tout aussi absolue, refusant éternellement de se dévoiler autrement que par quelques éclairs partiels à la netteté trompeuse.
“La nature, monsieur, n’est à nos yeux qu’une suite d’images incohérentes auxquelles il nous est impossible de trouver une signification, et je vous accorde que, selon elle, et en la suivant à la piste, je ne puis distinguer dans l’enfant qui naît ni le chrétien, ni l’homme, ni seulement l’individu, et que la chair est un hiéroglyphe parfaitement indéchiffrable[1].”
Dès lors, il serait facile de prétendre sombrer dans une noire désespérance ou dans une pessimiste ataraxie. Cependant, n’oublions pas qu’Anatole France refuse absolument toute idéologie qui serait par trop tranchée, et que cette impuissante désespérance est donc inacceptable pour un esprit tel que le sien. Il est impossible que notre auteur puisse se rendre sans combattre, si nous pouvons employer cette image à propos d’un grand pacifiste. Certes, si la destinée de l’homme est de ne pas pouvoir connaître les lois régissant l’univers, au travers d’une vision qu’il aurait par trop réductrice du monde, il reste qu’il peut encore se battre pour en dénoncer les faussetés. De cette manière, il peut rendre la destinée humaine un peu meilleure, ce qui est pour l’heure l’essentiel. Dépasser l’aveuglement n’est pas une quête de la vérité, mais bien une quête du mensonge :
“Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas les nôtres. Or, comme il n’est pas une seule époque, dans le passé, où l’homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise, toute malice et toute férocité[2].”
Nous l’avons vu, dans cette optique, la science a sa part pour dénicher les faussetés, si elle est honnête et si elle rejette les préjugés ; simplement, elle ne suffit pas, et le scientisme est un leurre manifeste, surtout s’il prétend déceler les mystères de ce monde dans une absolue certitude aussi fausse que sa contenance :
“Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des moyens d’aider les sens dans leurs illusions et de multiplier l’ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos rapports avec elle ? Les plus doctes d’entre nous diffèrent uniquement des ignorants par la faculté qu’ils acquièrent de s’amuser à des erreurs multiples et compliquées. Ils voient l’univers dans une topaze taillée à facettes au lieu de le voir, comme madame votre mère par exemple[3], avec l’œil tout nu que le bon Dieu lui a donné. […] Ils découvrent des apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions. Voilà tout ![4]”.
Ainsi, il n’est peut-être dans l’essence de l’homme que de voguer irrémédiablement dans les illusions et le mensonge. L’histoire semblerait le démontrer, pour Anatole France[5]. Cependant, sans pouvoir dire où se situe la vérité au milieu des illusions – et encore, la vérité existe-t-elle réellement pour notre auteur ? – il s’agit plutôt de reconnaître le mensonge et de lutter contre lui. Ceci signifie donc, de façon coextensive, et lutter contre l’univers tel qu’il se dévoile aux hommes, et lutter contre la facilité qu’a l’homme de croire en ce qu’il voit. Il s’agit donc bien, pour Anatole France, de remettre en cause tout ce qui se présente comme établi en d’immuables certitudes. Lorsque ce filtre, issu d’une pensée sceptique et relativisante, aura lavé l’univers d’une grande partie de ses leurres les plus inacceptables, il s’agira aussi de proposer une vision du monde qui rendrait à l’homme l’honneur non de son être, mais de son existence. Cette démarche semble d’une folle ambition, mais elle ne manque ni de courage, ni d’honnêteté intellectuelle. L’une des questions essentielles qui animera notre étude sera de savoir si, d’une certaine manière, Anatole France y réussira.
La démarche francienne vise surtout, semble-t-il, jusque dans ces années 1895, à tordre le cou à l’hubris qui préside à tort à la destinée humaine[6]. L’humilité salvatrice de l’homme devrait consister à une reconnaissance de l’existence du mensonge et de la fragmentation, et non à une prétendue connaissance de la globalité d’un univers qui est beaucoup trop immense et complexe pour l’imperfection de la vision humaine. Cette nécessaire humilité est peut-être la seule nécessité possible dans la quête d’un logos, car elle relativise et l’efficacité de nos sens, et l’efficacité de notre intellect. Il en est fini d’une prétendue infaillibilité humaine. Le logos se nourrit au contraire de l’erreur.
“Il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts de port Saint Nicolas, formant un cercle autour d’un opérateur qui donnait la parade avec son valet. « Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon cœur quand le drôle donne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c’est en effet un spectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, car lorsqu’on recherche l’essence de ce pied et du reste, on ne rit plus[7]. »”
Anatole France semble souvent envier la naïveté des humbles, et regretter son immense culture qui ne lui sert bien souvent qu’à déplorer sa propre impuissance, ce qui est le revers de la médaille. Le savoir est synonyme de frustration, car il est surtout conscience de ses propres limites[8], et la quête initiée dans la joie se retrouve souvent au pied du mur de l’aporie : le savoir se nourrit de sa propre souffrance, et l’acuité envers le mensonge rend la quête encore plus désespérée, ce qui porte évidemment Anatole France au pessimisme. Les humbles ont tort, tandis que les ‘méditatifs’ ont tort également. D’ailleurs, l’humble ignorant est en une certaine manière heureux. “Mais il n’en va pas de même de celui qui a étudié dans les livres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse superbe[9].”
Dans une optique darwinienne si chère à Anatole France, il est même presque évident que nul ne peut changer le monde, car les révolutions échouent : nul ne peut lutter contre l’essence humaine, immuable, trop proche de ce que la science contemporaine appelle les gènes. Le monde changera de manière endogène et épidermique, par lui-même, il se métamorphosera en s’adaptant, dans une lenteur impalpable à l’échelle d’une vie humaine. L’homme dans cette aventure évolutive pourrait même bien disparaître, remplacé par une espèce plus adaptée et moins ignorante, plus forte. Ceci fait également ressentir à Anatole France une grande amertume, puisque dans cette perspective, l’engagement[10] individuel le plus farouche est de peu de poids dans le gigantesque plateau de la balance universelle[11], où l’idée trop pesante d’un relativisme forcené de la destinée humaine ruine toute chance de réussite de changement:
“Les révolutions […] se font pour conserver les biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C’est la folie des nations et c’est la vôtre […] de fonder sur la chute des princes de vastes espérances. […] Il est remarquable […] que les hommes se font tuer facilement pour des mots qui n’ont point de sens[12].”
Il vient de cette vision de l’univers, sceptique et relativisée, pour l’heure violemment pessimiste, que l’homme ne peut, étant environné en essence par le mensonge, avoir une juste perception de lui-même. Il ne peut que rester, infinitésimal, dans cette carapace d’obscurité qui lui voile nécessairement les yeux et la réflexion. L’homme ne peut lutter contre la cécité qui le constitue. Est-ce à dire que toute tentative pour percer le voile ne serait alors qu’une vaine gesticulation ? Nous allons comprendre que non, même si la conscience du mensonge tendrait avant tout à nous donner la conscience de notre réclusion ontologique[13]…
[1] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.249.
[2] Anatole France, ibid., p.221.
[3] Allusion à ‘Barbe’ dans La Rôtisserie de la reine Pédauque.
[4] Anatole France, ibid., p.267.
[5] Voir infra, 1.2.4, p.183.
[6] “Je déteste l’orgueil qui veut qu’on s’honore et qu’on honore autrui, comme si quelqu’un dans la postérité d’Adam pouvait être trouvé digne d’honneur !”,Anatole France, ibid., p.294. Il faut ici remarquer qu’Adam, déchu du Paradis terrestre après avoir voulu accéder au savoir, montre une attitude qui devrait plaire à Anatole France ; cependant, n’oublions pas d’une part que la scène se passe au XVIIIe siècle, où l’athéisme est dangereux au tant que la remise en cause de la Bible, et d’autre part, que Jérôme Coignard est un religieux. De plus, le darwinisme francien refuse l’idée d’une civilisation adamite : l’homme est issu du singe, c’est pourquoi il n’est pas forcément digne d’honneur.
[7] Anatole France, ibid., p.269.
[8] “C’est une grande infirmité que de penser. […] Les hommes qui pensent peu ou ne pensent pas du tout font heureusement leurs affaires en ce monde, tandis que les méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle et spirituelle, tant il est de malice dans la pensée !”, Anatole France, ibid., p.293.
[9] Anatole France, ibid., p.269.
[10] Voir glossaire.
[11] Il faut garder à l’esprit que pour l’heure, Anatole France s’est engagé dans la querelle du Disciple pour défendre son honnêteté intellectuelle contre ceux qui, à l’instar de Brunetière, étaient jugés comme aveuglés par des préjugés de la tradition. Mais il en ira tout autrement lors de l’affaire Dreyfus, où Anatole France s’engagera et idéologiquement, et politiquement. Son espoir renaîtra, même s’il sera excessivement déçu par la suite.
[12] Anatole France, ibid., p.298.
[13] Voir infra, III.2.1.a, p.439.