I.1.4.a) Une vision pessimiste du monde
Marie-Claire Bancquart ne semble laisser aucun doute à propos du jugement que porte désormais Anatole France sur le monde ; selon elle,
“tout ce qui restait de l’ancienne foi d’Anatole France dans la vie universelle, c’est-à-dire la croyance en la bonté de l’élan vital, s’est retourné en certitude chagrine du règne de l’ignorance et de la mort[1].”
De fait, il est vrai que les articles de notre auteur qui paraissent dans ces années 1887-1890 ne sont guère optimistes quant à la place de l’homme dans l’univers. La Terre, notre planète nourricière, s’est métamorphosée en “cette petite boule qui, tournant gauchement autour du soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme une vermine à sa surface pourrie[2].” Cette vision pessimiste du monde semble être le fruit d’une réflexion particulièrement sceptique sur la science elle-même. A force de relativisme, Anatole France est plongé dans l’amertume du questionnement sans réponse, et donc le désespoir pourrait le saisir. Le monde a-t-il une réponse, une finalité, ou bien l’homme n’est-il sur la terre que pour subir son existence ? Cette quête sceptique est tout entière exprimée dans la première réflexion du Jardin d’Epicure.
Nous pouvons ici la résumer. L’homme pensait “fermement que la terre était le centre du monde et que tous les astres tournaient autour d’elle[3].” Ce géocentrisme impliquant un anthropocentrisme était jadis rassurant. L’homme, au centre du monde, était donc le référent absolu du monde. Le centre est ce vers quoi tout converge, ce pour quoi existe tout ce qui existe. L’homme devient dès lors le point culminant de toute hiérarchie, objet de la vision et de l’écoute divine[4]. Anatole France décrit les principes théologiques simplistes, manichéens, qui découlent de l’anthropocentrisme. Sous la terre, les damnés ; dans le ciel,
“les douze sphères, celle des éléments, qui renferme l’air et le feu, puis les sphères de la Lune, de Mercure, de Vénus, que visita Dante, le vendredi saint de l’année 1300[5], puis celle du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible auquel les étoiles étaient suspendues comme des lampes[6]. La pensée prolongeant cette contemplation, [l’homme] découvrit par delà, avec les yeux de l’esprit, le neuvième ciel où des saints furent ravis, le primum mobile ou cristallin, et enfin l’Empyrée[7], séjour des bienheureux vers lequel, après la mort, deux anges vêtus de blanc (il en avait la ferme espérance) porteraient comme un petit enfant son âme lavée par le baptême et parfumée par l’huile des derniers sacrements[8].”
On reconnaît ici une cosmogonie classique des cercles successifs que Dante chante dans son poème La Divine Comédie. A dire vrai, cette conception est dépeinte avec ironie, et est surtout l’indice que la question fondamentale posée par la mort – ce qui revient, si on veut, à se demander quelle est la finalité exacte de l’existence humaine – reste en suspens. La réponse classique proposée est, du point de vue d’Anatole France, simpliste, voire enfantine :
“Dieu n’avait pas d’autres enfants que les hommes, et toute sa création était aménagée d’une façon à la fois puérile et poétique, comme une immense cathédrale. Ainsi conçu, l’univers était si simple, qu’on le représentait au complet, avec sa vraie figure et son mouvement, dans certaines horloges machinées et peintes[9].”
Depuis lors, la science n’a certes pas répondu au questionnement fondamental. Tout au plus a-t-elle battu en brèche (ce qui n’est déjà pas si mal…) cette conception cosmogonique rassurante et béatifiante. Simplement faut-il constater que cette substitution n’est pas salvatrice pour l’espèce humaine, qui se retrouve encastrée dans un désert hostile qui rend l’homme à sa juste mesure.
“La voûte du firmament est brisée. Notre œil et notre pensée se plongent dans les abîmes infinis du ciel[10]. Au-delà des planètes, nous découvrons, non plus l’Empyrée des élus et des anges, mais mille millions de soleils roulant, escortés de leur cortège d’obscurs satellites, invisibles pour nous. Au milieu de cette infinité de mondes, notre soleil à nous n’est qu’une bulle de gaz et la terre une goutte de boue[11].”
Donc, est-ce à dire que la connaissance est une sorte de malédiction ? Est-ce à dire qu’avoir conscience de sa taille négligeable au regard de l’immensité insondable de l’univers, est un sinistre héritage de l’acuité scientifique ? Anatole France fait ici preuve d’une amertume métaphysique qui soumet au lecteur la question suivante : à quel stade de la pensée l’homme était-il le plus heureux ? Rassuré par un monde simple, l’homme s’imaginait être le roi des créatures. Dépossédé de son trône par la science, il se retrouve minuscule errant dans les sphères froides et méprisantes d’un univers sans borne, au milieu d’une sorte de néant qui le refuse. Bien plus, si l’univers est monotone, c’est-à-dire s’il est homogène, partout répondant aux mêmes lois, alors l’homme se trouve inscrit dans le néant universel.
Ce pessimisme est teinté d’une amère surprise. Le monde est dénudé face au regard acéré de l’homme scientifique, mais ce dernier peut-il soutenir son regard face à une vérité si pénible ? On remarquera que le relativisme francien croise en quelque mesure les prémices du relativisme d’Einstein, du point de vue de ses conceptions sur l’espace-temps[12] :
“Notre imagination s’irrite et s’étonne quand on nous dit que le rayon lumineux qui nous vient de l’étoile polaire était en chemin depuis un demi-siècle et que pourtant cette belle étoile est notre voisine et qu’elle est, avec Sirius et Acturus, une des plus proches sœurs de notre soleil. Il est des étoiles que nous voyons encore dans le champ du télescope et qui sont peut-être éteintes depuis trois mille ans[13].”
Anatole France démontre ici que ce que nous voyons du monde n’est donc qu’une illusion. Nous ne pénétrons pas au cœur des choses, nous n’entrevoyons du réel qu’une parcelle de vérité. L’univers nous apparaît ici tel qu’il nous parvient à travers le temps, mais comment est-il en essence[14] ? Les conclusions qu’en tire Anatole France sont un tant soit peu désabusées :
“Les mondes meurent, puisqu’ils naissent. Il en naît, il en meurt sans cesse. Et la création, toujours imparfaite, se poursuit dans d’incessantes métamorphoses. […] Nous savons seulement qu’il n’est pas plus de repos dans les espaces célestes que sur la terre, et que la loi du travail et de l’effort régit l’infinité des mondes[15].”
Ainsi, toute idée de Genèse biblique est rejetée. Les mondes sont imparfaits, puisqu’ils sont corruptibles. L’univers est instable, soumis à une incessante métamorphose, et Anatole France rejoint donc les idées transformistes en vogue à son époque, en les globalisant à l’univers entier. Ce relativisme rejette toute idée de fixisme, d’immuabilité. Si les dogmes sont refusés, ce qui n’est pas nouveau chez Anatole France, au-delà, c’est même toute une conception de sa philosophie du monde qui est bouleversée. L’homme est en constante évolution dans un monde lui-même en constante évolution. Dans cette optique d’un transformisme intégral, où tout est mouvement, où tout est en constante métamorphose, dans ce cas, comment trouver une quelconque vérité qui serait immuable ? A quoi l’homme peut-il se mesurer ? A quelle échelle peut-il se raccrocher ? Si la stabilité rassurante, comme un référent sûr et fixe sur lequel on peut s’appuyer dans le doute, disparaît, alors que reste-t-il à l’homme lorsque la science lui montre qu’aucune stabilité n’existe plus ?
Plus aucune certitude n’est admise, et l’homme reste seul soumis au hasard dans son implacable questionnement. La monotonie universelle stipule ainsi que partout la vie est soumise aux mêmes lois. La vie est-elle donc elle-même un pur hasard ?
“Que la vie organique soit répandue dans tous les univers, c’est ce dont il est difficile de douter[16], à moins pourtant que la vie organique ne soit qu’un accident, un malheureux hasard, survenu déplorablement dans la goutte de boue où nous sommes[17].”
ceci dit, si la vie est partout le décalque de la vie terrestre, malgré ses différentes formes, alors l’univers est une insondable boucherie. Anatole France prend l’exemple de Mars :
“Mars, selon toute apparence est habitable pour des espèces d’êtres comparables aux animaux et aux plantes terrestres. Il est probable qu’étant habitable, il est habité. Tenez pour assuré qu’on s’y entre-dévore à l’heure qu’il est[18].”
On reconnaît bien ici les thèses darwiniennes que remettaient en cause Brunetière[19].
Le darwinisme ne laisse de poser ses empreintes dans la pensée francienne, mais cependant, ce n’est pas ceci qui nous semble fondamental ici ; il s’agit plutôt pour Anatole France de montrer que soumis aux apparences et aux illusions d’un monde qui ne cesse de se métamorphoser, l’homme perd tous ses référents. La science fait un constat solide de cet état de fait, mais elle ne répond à rien d’autre. C’est pourquoi cette vision du monde est pessimiste. Elle déclare l’homme petit, soumis au hasard de l’univers, qui se meut selon des lois étrangères à l’homme, comme indépendantes de lui. Le malheur de l’homme réside donc peut-être dans sa conscience trop acérée pour lui montrer avec netteté cet état de choses, mais pas assez efficace pour répondre à ses questionnements en déchirant les apparences et les illusions que l’univers lui oppose. Le paradoxe est fort rude, voire inacceptable pour un esprit curieux comme Anatole France.
Il découle de tout ceci que la connaissance ne saurait être elle-même stable. Finalement, puisque nous n’entrevoyons que des fragments d’univers, nous ne pouvons rejeter l’imaginaire. Notre ignorance pourrait être notre force, si, une fois acceptée et reconnue, elle prétendait être le fondement d’une attitude visant à combler les vides insondables que l’univers refuse de nous laisser comprendre. Anatole France érige ici l’idée fondamentale selon laquelle la connaissance est bornée, limitée, et donc relative. On le voit, ce refus sceptique d’une connaissance démesurée, empreinte d’hubris, visant à tout expliquer, est issu lui-même d’une vision relativisée de l’homme au sein de l’univers. La connaissance – scientifique – de l’homme n’est pas non plus elle-même le centre de l’univers.
De là, le relativisme universel d’Anatole France joue à démontrer que la place de l’homme dans le cosmos n’est pas une question fondamentale, puisqu’elle est elle-même relativisée.
“Les choses ne sont ni grandes ni petites, et quand nous trouvons que l’univers est vaste, c’est là une idée tout humaine. S’il était tout à coup réduit à la dimension d’une noisette, toutes choses gardant leurs proportions, nous ne pourrions nous apercevoir en rien de ce changement. […] Et la terre, devenue moins qu’un atome, serait arrosée de la même quantité de larmes et de sang qui l’abreuve aujourd’hui. Ce qui est admirable, ce n’est pas que le champ des étoiles soit si vaste, c’est que l’homme l’ait mesuré[20].”
L’homme qui mesure le champ des étoiles mesure surtout son infirmité, lui qui habite un univers qui ne se laisse pas dévoiler, mais qui ne cesse de narguer l’homme sous les questionnements qu’il fait naître sans relâche. L’univers reste dialectiquement pour l’homme une source de relativité et d’illusions. Ce paradoxe reste peut-être le plus lointain fondement de la pensée francienne ; de ce paradoxe naît en effet la souffrance de l’être conscient de savoir avec acuité qu’il est condamné à ne savoir rien d’autre.
[1] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.XXIX.
[2] Anatole France, Le Temps, 23 avril 1893, « Réponse à M. Jules de Sohet. »
[3] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.1.
[4] Anatole France fait ici référence au monde tel qu’il est conçu avant la révolution copernicienne, qui stipulera que c’est bien la terre qui tourne autour du soleil : l’homme ne pourra plus être pensé comme centre du monde.
[5] Allusion à la Divine comédie de Dante Alighieri.
[6] Cette conception de l’univers est issue de L’almageste de Ptolémée, qui a eu cours durant quatorze siècles.
[7] Lieu, chez Dante, où Dieu est perçu comme un océan de lumière, et qui est l’inverse de la prison des glaces en cône renversé qu’est l’Enfer.
[8] Anatole France, ibid., p.1-2.
[9] Anatole France, ibid., p.2-3.
[10] Cette inversion oxymorique est intéressante. Elle montre métaphoriquement que le lieu traditionnel du salut s’est transformé en questionnement béant et inexploré.
[11] Anatole France, idem.
[12] Les travaux d’Einstein paraissent dans diverses revues scientifiques, en 1905 notamment. Anatole France fait paraître Le Jardin d’Epicure en 1894. Cela prouve sinon qu’Anatole France a une conception de la science extrêmement moderne, du moins que ces questions sont dans l’air du temps.
[13] Anatole France, ibid., p.3-4. La célérité de la lumière est une découverte du XVIIe siècle, faite par Olaf Römer en 1675, à la suite des travaux de Descartes.
[14] La science contemporaine est certes confrontée à ce phénomène, et nous savons aujourd’hui que voir loin signifie en une certaine façon remonter le temps. C’est là l’une des conséquences du relativisme d’Einstein, et l’un des buts avoués des télescopes spatiaux comme ‘Hubble’ est de pouvoir apercevoir le big bang, c’est-à-dire l’origine présumée de l’univers. Evidemment, cette conséquence de la structure de l’espace-temps était encore inconnue d’Anatole France, qui reste en proie au vertige des apparences qui éloignent à ses yeux la science de toute vérité essentielle. C’est pourquoi la science ne semble valoir que relativisée, et qu’un idéalisme scientifique à la façon d’un Victor Cousin lui paraît relever de la fausseté. Ceci dit, il n’est pas certain que le débat soit clos, même de nos jours.
[15] Anatole France, ibid., p.4.
[16] Anatole France ne cesse de battre en brèche l’idée de l’anthropocentrisme. Cette vision du monde refuse ici encore la Genèse biblique.
[17] Anatole France, ibid., p.5. Sur les problèmes de la causalité chez Anatole France, voir infra, I.2.1, p.130.
[18] Anatole France, ibid., p.5-6. Il est évident qu’à l’heure actuelle, on sait que Mars est inhabité, du point de vue d’une vie organique stricto sensu. Cependant, cela n’exclut pas que sur Mars existent des procaryotes (le plus rudimentaire type de vie), peut-être de manière fossile. L’histoire spatiale nous l’apprendra sûrement. Toutefois, ici, il faut prendre l’exemple de Mars comme une métaphore didactique.
[19] Voir infra, I.1.3.b, p.87.
[20] Anatole France, ibid., p.7-8.