I.1.3.d) Le relativisme sceptique comme ferment de la pensée francienne
Pour conclure notre analyse de cette période chez Anatole France, nous pourrions mettre en évidence le fait que notre auteur tient désormais la science moderne comme l’une des possibilités – et l’une des possibilités seulement – de déflorer le logos. Dans Le Crime de Sylvestre Bonnard, en 1881, Anatole France montrait un questionnement finalement toujours présent en 1890 :
“Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que nous ! et dans quel gouffre de terreurs nous plongerions-nous sans cesse si nous avions le temps de penser au lieu de faire des lois ou de planter des choux ! Je veux arracher de mes pieds mes pantoufles et les jeter par la fenêtre, puisqu’elles m’ont rappelé au sentiment de mon existence. La vie est tolérable à condition qu’on n’y pense pas[1].”
Seulement, en une petite décennie, Anatole France va assumer sa pensée, et va accepter de toujours la remettre en cause. Peut-être la vie sera-t-elle dès lors toujours aussi complexe, mais intellectuellement plus tolérable. Sylvestre Bonnard est passé dans les mains obscures de Morgan, et le gouffre de terreurs s’est refermé sur la certitude, plus puissante que la peur, que la vérité n’existe pas tant qu’elle peut être remise en cause. Les pantoufles sont maintenant définitivement jetées par la fenêtre[2].
La science reste pour l’heure l’une des principales interrogations d’Anatole France. Elle a le pouvoir de remettre en cause les dogmes, mais elle n’est pas pour autant la réponse absolue, ce en quoi elle est frustrante. Anatole France ne se jette pas dans ce piège. Loin de là. Le scientisme positif et dogmatique lui apparaît comme une grave erreur. Dans la nouvelle religion d’Auguste Comte,
“toute curiosité de l’esprit y est sévèrement réprimée. Elle ne souffre que les connaissances utiles et réfrène toute curiosité. Chose digne de remarque ! Par cela même que cette doctrine est fondée sur la science, elle suppose la science définitivement constituée et, loin d’encourager les recherches ultérieures, elle les déconseille et blâme même celles qui n’ont pas pour objet le bien des hommes. […] Je suis bien résigné à ne connaître jamais la cause des causes et la fin des fins. Il y a beau temps que je lis les traités de métaphysique comme des romans moins amusants que les autres, et non plus véritables. Mais ce qui dans le positivisme rend amer et désolant, c’est la sévérité avec laquelle il interdit les sciences inutiles, qui sont les plus aimables. Il ne nous laisse pas jouer en liberté avec les phénomènes et nous enivrer de vaines apparences. Il condamne la folie délicieuse d’explorer les profondeurs du ciel[3].”
Cette folie délicieuse qui est d’explorer autant la pensée éthérée que le monde physique est l’une des principales conséquences de la relativisation du monde. Finalement, la science est l’un des moyens du moi de sortir du gouffre de l’inconnu, mais elle n’est qu’un moyen de progresser. Anatole France dénie le droit au dogme de fonder une quelconque vérité, et en ceci, la morale prônée par Brunetière – notamment – est remise en cause. Mais de même, la science n’a pas plus de droits. La science pourrait seulement montrer ses limites à l’homme, si elle affirme être consciente de ses propres limites. Après tout, Sylvestre Bonnard le savait déjà, en 1881, lui qui trouvait dans l’archéologie la plus grande des réponses à son questionnement et aussi la plus écœurante de ses amertumes:
“Ce gros volume […] qui m’a réconforté par sa saine doctrine, ne dois-je point le saluer une dernière fois, comme un maître ? Mais chaque fois que je rencontre un volume qui m’a induit en erreur, qui m’a affligé par ses fausses dates, lacunes, mensonges et autres pestes de l’archéologue : « Va ! lui dis-je avec une joie amère, va ! imposteur, traître, faux témoin, fuis loin de moi, vade retro, et puisses-tu, indûment couvert d’or, grâce à ta réputation usurpée et à ton bel habit de maroquin, entrer dans la vitrine de quelque agent de change bibliomane, que tu ne pourras jamais séduire comme tu m’as séduit, puisqu’il ne te lira jamais »[4].”
Mais depuis la querelle du Disciple, c’est le monde même, globalement, dans toute son immensité, qui est relativisé. Anatole France le regarde avec des yeux ouverts et méfiants, et il tente d’y débusquer toutes les faussetés. Désormais, le dogme est un ennemi, tandis que la science et le rêve permettent de voir le monde sous un angle différent. La science telle qu’il la considère devient elle-même une sorte de rêverie. Anatole France réclame une optique pluraliste du monde, et dans cette pluralité, il sera alors possible de faire un choix, une fois les différents points de vue passés au filtre de la libre pensée. Le temps des vérités monolithiques et autoritaires est révolu, pour Anatole France, dans ces années 1887-1890. Dans un monde relativisé, tout ce qui offre au scepticisme la promesse d’une remise en question est bon à appréhender. Notre auteur illustre ceci parfaitement dans l’une des nouvelles de L’Etui de nacre[5], « La Messe des ombres[6].» La querelle du Disciple est passée par là.
Le sacristain qui narre le récit reste dans une nuit diffuse, particulière à l’esprit d’un conte –et à l’alcool absorbé:
“Je connais les habitudes des morts et leur caractère. Je sais à ce sujet des choses que les prêtres eux-mêmes ne savent pas. Et si je contais tout ce que j’ai vu, vous seriez étonné. Mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et mon père, qui pourtant aimait à conter des histoires, n’a pas révélé la vingtième partie de ce qu’il savait[7].”
L’euphorique sacristain narre, dans l’esprit du Décameron de Boccace, la légende parabolique de Catherine Fontaine, vieille dentellière solitaire, ascétique et très belle, portant à son doigt un anneau de fiançailles. Un soir, elle se retrouve dans l’église proche de chez elle, où se tient une assemblée nombreuse et colorée, qui se trouve être constituée de fantômes :
“Catherine, ces hommes et ces femmes sont des âmes du purgatoire qui ont offensé Dieu en péchant comme nous par l’amour des créatures, mais qui ne sont point pour cela retranchées de Dieu, parce que leur péché fut, comme le nôtre, sans malice[8]. […] Ils sont si malheureux qu’un ange du ciel prend pitié de leur peine d’amour. Avec la permission de Dieu, il réunit chaque année, pendant une heure de nuit, l’ami à l’amie dans leur église paroissiale, où il leur est permis d’entendre la messe des ombres en se tenant par la main. Telle est la vérité[9].”
Or, un vieux chanoine fantomatique fait passer un plat de cuivre pour recevoir les oboles, et l’assistance y laisse tomber de riches et anciennes offrandes. Catherine est pauvre, et elle jette dans le plateau sa bague de fiançailles, seul objet qu’elle possède à cet instant :
“L’anneau d’or, en tombant, sonna comme un lourd battant de cloche, et au bruit retentissant qu’il fit, le chevalier, le chanoine, le célébrant, les clercs, les dames, les cavaliers, l’assistance entière s’évanouit ; les cierges s’éteignirent et Catherine Fontaine demeura seule dans les ténèbres[10].”
Cette légende issue d’ailleurs de « La Messe des fantômes » de Jean-François Bladé[11], n’est pas à prendre au pied de la lettre. Elle montre que la vérité n’est pas immuable, car l’homme reste prisonnier de ses illusions. Dans le conte du sacristain, malgré son caractère fictif et imaginaire, se trouve tout de même une morale. De ces illusions, de ce monde aux mille apparences parfois trompeuses –que le dogme tente indûment de rejeter –est issu le questionnement, à la condition nécessaire que le scepticisme soit capable de faire naître ce questionnement :
“[Les maris défunts] sont blâmables, car, en bonne justice, les défunts ne devraient point faire les jaloux. Mais je vous rapporte ce que j’ai observé. C’est à quoi il faut prendre garde quand on épouse une veuve. D’ailleurs, l’histoire que je vous ai contée est prouvée dans la manière que voici : le matin, après cette nuit extraordinaire, Catherine Fontaine fut trouvée morte dans sa chambre. Et le suisse de Sainte-Eulalie trouva dans le plat de cuivre qui servait aux quêtes une bague d’or avec deux mains unies. D’ailleurs, je ne suis pas homme à faire des contes pour rire. Si nous demandions une autre bouteille de vin !…[12]”.
Ici, il semble que le scepticisme d’Anatole France ne cherche pas à remettre en cause l’imaginaire de la légende. Cependant, cette histoire de pure fiction contée par l’auteur laisse toujours place au même questionnement –tout comme dans « Monsieur Pigeonneau » : pourquoi l’imaginaire ne serait-il pas non plus une possibilité, un potentiel relativisant les vérités absolues qui courent dans le monde réel ? Pourquoi devrait-on refuser l’inexplicable, si celui-ci remet en cause les dogmes ? Relativiser le monde, c’est avant tout, dans un mouvement dialectique (voire polémique), et refuser les apparences, et les adopter comme possibilité. La relativisation du monde laisse avant tout à réfléchir, au-delà de tout manichéisme. Elle n’explique rien, mais elle soumet à la pensée l’accueil ou le refus de possibilités à entrevoir. Ainsi, c’est la notion même d’absolu qui est battue en brèche. Si la relativisation sceptique du monde refuse le mensonge, elle se montre tout autant capable d’accueillir le mystère.
“Le charme qui touche le plus les âmes est le charme du mystère. Il n’y a pas de beauté sans voiles, et ce que nous préférons, c’est encore l’inconnu. L’existence serait intolérable si on ne rêvait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c’est l’idée qu’elle nous donne de je ne sais quoi qui n’est point en elle. Le réel nous sert à fabriquer tant bien que mal un peu d’idéal. C’est peut-être sa plus grande utilité[13].”
Dans ce contexte, quelle est la place réellement tenue par la science dans la pensée francienne ? Peut-être n’offre-t-elle à la pensée que la possibilité d’entrevoir d’autres possibilités. Pourvu qu’elle soit relativisée, elle vaut bien l’imaginaire. Les deux sont distincts, mais toutefois en congruence. La science, tout comme l’imaginaire, semble pouvoir offrir à l’homme la conscience de ses limites, relativisant la place de l’humain dans le cosmos, c’est-à-dire dans l’organisation universelle, tout en détruisant de vieilles croyances auxquelles l’homme se raccrochait indûment depuis trop longtemps. En fait, la science ne vaudrait que relativisée, ouvrant de nouveaux horizons à une pensée libre, c’est-à-dire sceptique. De la même façon, tout système, scientifique ou non, qu’il soit issu de la recherche appliquée ou de rêveries philosophiques ou esthétiques, tout système relativisant et relativisé, offre de nouveaux horizons à explorer pour une pensée libre. Aucun de ces horizons n’est à rejeter a priori, tandis que, paradoxalement, la pensée libre rejette les idées toutes faites.
“…Dans les nuages, on peut argumenter plus et mieux qu’en aucun autre sujet. C’est en cet endroit qu’il faut être méfiant. C’est là qu’il faut tout craindre : l’indifférence comme la partialité, la froideur comme la passion, le savoir comme l’ignorance, l’art, l’esprit, la subtilité et l’innocence plus dangereuse que la ruse. En matière d’esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout quand ils seront beaux, et il s’en trouve d’admirables. Tu n’en croiras pas même l’esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d’une telle délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et qu’un grain de sable suffit à les fausser. On frémit jusqu’où ce grain de sable peut entraîner une cervelle mathématique[14].”
Le grain de sable du scepticisme est devenu, dans ces années 1887-1890, le fondement de la pensée francienne. Dans un système relativisant, finalement, tout se vaut, tout reste potentiellement acceptable –et non potentiellement vrai – tant que le moulin de la libre pensée n’a pas prouvé le contraire. Cette ouverture d’esprit est à l’honneur d’Anatole France désormais, qui luttera pour cette honnêteté intellectuelle. Toutefois, dans une recherche du logos comme celle entreprise par Anatole France, ceci reste néanmoins fâcheux. Pour l’heure, les apparences et les illusions que le monde nous livre restent seuls maîtresses, et c’est face à cet écueil désespérant que le scepticisme laisse Anatole France :
“Ne vous flattez pas d’enseigner un grand nombre de choses. Excitez seulement la curiosité. Contents d’ouvrir les esprits, ne les surchargez point. Mettez-y l’étincelle. D’eux-mêmes, ils s’éprendront par l’endroit où ils sont inflammables. Et si l’étincelle s’éteint, si certaines intelligences restent obscures, du moins vous ne les aurez point brûlées. Il y aura toujours des ignorants parmi nous[15].”
[1] Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, « Appendice : Marguerite », Pléiade, tome I, p.327.
[2] Nous faisons allusion à une œuvre critique du début du XXe siècle, J.-J. Brousson, Anatole France en pantoufles, G.Grès, Paris, 1924, 4ème édition.
[3] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.92-93.
[4] Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Pléiade, tome I, p.309.
[5] Ce recueil de nouvelles paraît chez Calmann-Lévy le 28 septembre 1892, deux ans après la querelle du Disciple. Il est réédité en 1922, corrigé par l’auteur, ce qui montre l’importance qu’il revêt pour Anatole France.
[6] Cette nouvelle paraît dans Le Temps du 26 décembre 1890.
[7] Anatole France, « La Messe des ombres », L’Etui de nacre, Pléiade, tome I, p.924.
[8] Nous nous permettrons de rapprocher cela de « Leslie Wood », L’Etui de nacre, Pléiade, tome I, p.933 : “C’est excellent et très saint. L’amour physique et naturel convient à toutes les créatures de Dieu, et s’il ne s’y mêle ni trouble ni inquiétude, il s’entretient cette simplicité divine, cette sainte animalité sans laquelle il n’est point de salut. L’ascétisme n’est qu’orgueil et révolte. Ayons présent à l’esprit l’exemple de l’homme de bien Booz, et rappelons que la Bible fait de l’amour le pain des vieillards.” Victor hugo remet le personnage de Booz au goût du jour dans Booz endormi. On le rencontre dans Le Livre de Ruth 2-4 (Booz signifie en hébreux En lui est la force). Par l’intermédiaire de ce personnage, Ruth la Moabite, étrangère, adopte Yahvé comme son Dieu et devient donc un chaînon de la lignée messianique par sa nécessaire union avec Booz. La parabole biblique prend un sens dévié chez Anatole France : la copulation est un acte de mortels, c’est bien la condition sine qua non de la vie renouvelée dans une optique darwinienne. Ce propos d’Anatole France vise probablement à éroder l’attitude moraliste de ceux qui critiquent la science.
[9] Anatole France, « La Messe des ombres », idem, p.927.
[10] Anatole France, idem, p.928.
[11] Jean Bladé, « La Messe des fantômes », collection Les Littératures populaires de toutes les nations, tome XX, Maisonneuve, 1886.
[12] Anatole France, idem, p.928-929.
[13] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.112.
[14] Anatole France, idem, p.169-170.
[15] Anatole France, idem, p.156.