I.1.1.d) Conclusion : détruire les fausses croyances par le doute est une démarche nécessaire pour contempler le monde
Dès lors, à cet endroit de notre recherche, nous pouvons constater qu’Anatole France, loin d’exiger encore du lecteur un ralliement à une quelconque philosophie du monde, lui demande plutôt de bien vouloir adopter une attitude. Cette attitude, qui présiderait à une sage vision du monde, est toute contenue dans celle de Coignard :
“Sa libre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires[1] et ne se rangeait point sans examen à la commune opinion[2][…] Pour tout le reste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seul le rend digne d’estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits qui ont combattu les préjugés. […] Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avec l’éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d’être augustes avant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n’ont point la superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire n’ose voir[3].”
Cette attitude est tout empreinte d’humanisme et de cette nécessaire distanciation face aux apparences trompeuses ; elle résulte d’un grand héritage de pensée. C’est cette attitude seule qui peut aider à lutter contre l’autorité qui, si elle se réclame de la légitimité institutionnelle, n’en est pas pour autant dans le vrai.
“L’humanité étant régie en définitive par l’intelligence, ce sont le plus souvent des minorités imperceptibles qui exercent sur les peuples une action souveraine […] en dépit de son trouble touchant et de son ignorance fatale, la foule en arrive toujours à obéir à la pensée[4].”
Ainsi, nous pouvons bien constater qu’Anatole France réclame, dans la recherche du logos, une nécessaire éducation de l’homme, qui réside en cette attitude de méfiance, de distanciation, de remise en cause nécessaire des croyances populaires, des traditions, et des autorités injustement fondées sur la crainte qu’elles inspirent. Car effectivement, c’est bien la crainte qu’il s’agit d’éliminer de la vision humaine : cet enjeu est considérable. Cette crainte fétichiste et absurde contraint l’homme simple à une praxis superstitieuse et ridicule (comme dans le Livre IIde L’Ile des Pingouins), qui peut aller jusqu’à l’établissement d’un modèle social. C’est le cas par exemple de la monarchie comme de tout absolutisme, qu’Anatole France répudie avec force[5]. La crainte implique l’adoration de fausses idoles qui peuvent permettre aux puissants de régner sur les peuples crédules et maintenus dans l’ignorance. L’intérêt supérieur du collectif est alors soumis avec un cynisme non feint aux intérêts particuliers de la minorité qui fait autorité. Certes, Anatole France ne réclame pas une Révolution : dans Les Dieux ont soif, il montre trop les échecs de ceux qui tuent au nom d’un idéal, aussi juste soit-il[6]. Son appréhension du progrès des hommes est darwinienne, et ne supporte pas les à-coups de l’histoire ; la progression humaine est lente et naturelle[7], comme les transformations géologiques de la croûte terrestre[8]. Cependant, pour que cette progression aille dans un sens humaniste, vers le bien de l’homme, l’éducation à la méfiance et à l’incrédulité salvatrice reste primordiale. Le doute[9] est la valeur francienne fondamentale. Ceci étant, peut-on par le doute accéder au logos ?
[1] Dans le sens latin de vulgus, « populaires ».
[2] On retrouve ici la doxa.
[3] Anatole France, ibid., p.210.
[4] Anatole France, Le Figaro, 5 juillet 1899, « M. Bergeret à Paris. » Le contexte est évidemment lié à l’affaire Dreyfus.
[5] Nous pouvons faire ici allusion aux résurgences monarchistes de 1886 à 1889 qui mettent la IIIe République à l’épreuve, ou à la tentative de déstabilisation de la République par les royalistes boulangistes lors du coup d’état manqué du 27 janvier 1889, et même à l’affaire Dreyfus, dans une certaine mesure, où le corps militaire mis en cause est largement nostalgique de l’Empire.
[6] Sur Les Dieux ont soif, Voir infra, II.3.3.b, p.353.
[7] Voir infra, I.3.3., p.232.
[8] Il s’agit de l’un des principes de Charles Lyell.
[9] Sur Anatole France et le scepticisme, voir infra, I.1.3.c., p.94.