III.3.3) La dialectique francienne d’une philosophie du monde par l’écriture du Désir
III.3.3) La dialectique francienne d’une philosophie du monde par l’écriture du Désir
“En fait, réalités et apparences, c’est tout un. Pour aimer et pour souffrir en ce monde, les images suffisent ; et il n’est pas besoin que leur objectivité soit démontrée. De quelque façon qu’on conçoive la vie, et la connût-on pour le rêve d’un rêve, on vit.”, Anatole France, Vie littéraire, III, préface, p.X-XI.
Peut-on penser que la littérature francienne est coupée du réel, alors qu’elle prédit finalement nombre de faits vérifiés dans l’histoire, le plus marquant étant vraisemblablement la bombe atomique[1] ? Nous pourrions également faire allusion aux métropoles géantes[2], à la fondation de la Communauté Européenne[3] (à cette époque, la première guerre mondiale n’avait pas encore eu lieu), aux usines entièrement robotisées offrant la possibilité d’une société de loisirs[4], etc…
Cette littérature expérimentale échafaude bel et bien, par la fiction, une attitude pour appréhender le monde. Elle n’est pas, chez Anatole France, décrite par le biais une théorie abstraite. Elle est au contraire mise en pratique au travers d’une quantité de situations diverses dans lesquelles l’imaginaire et le mythe tiennent une grande place. Cet imaginaire étant orienté par des lois fictives, il permet d’accomplir, voire jusqu’à l’absurde, des situations qui dans le réel sont trop lentes ou trop opaques pour pouvoir être manifestes. C’est le cas, par exemple, dans L’Ile des Pingouins, où l’évolution de la civilisation humaine est menée jusqu’à son terme. L’univers romanesque francien est alors un tremplin permettant tous types d’extrapolations qui ne sont pas sans rapport avec le réel. La philosophie francienne du monde apparaît donc en filigrane dans chacune des œuvres de notre auteur. Nous pourrions ainsi en hiérarchiser les étapes.
L’étape première et fondamentale, la plus ontologique, demeure pour notre auteur de se débarrasser de tout ce qui est considéré par lui comme des faussetés. Tout ce qui voile le monde est une absurdité ; ce combat est explicitement mené dans L’Ile des Pingouins, lors notamment de l’épisode d’Orberose[5]. De ce principe de détachement explicite, appelant chaque lecteur à penser par lui-même[6], Anatole France tire de multiples conséquences et les mène jusqu’au bout. Il remet en cause toute forme de pouvoir assise sur une vision univoque du monde, ou fondée sur des dogmes. C’est le cas dans Les Dieux ont soif, où le modèle social réclamé par la Terreur est remis en cause. Gamelin en fera les frais. C’est le cas également dans L’Ile des Pingouins et dans Sur la pierre blanche, où les travers de l’anarchisme ou de l’utopie collectiviste sont décrits en détail. Dans Histoire contemporaine, les principes d’une République corrompue sont reniés systématiquement. Dans L’Ile des Pingouins, Anatole France mène une critique très âpre contre le royalisme et le monarchisme alliés à la religion ; il échafaude les trames d’un complot despotique militaro-royaliste tournant en ridicule le boulangisme. Enfin, dans La Révolte des anges, il met en garde le lecteur de manière pour le moins métaphorique contre toute forme de révolte par la violence, y compris pour le bien ultime de l’humanité.
Ce principe de méfiance nécessaire et sceptique conduit logiquement notre auteur à renier les causes profondes de ces dogmes fonctionnant selon la dialectique de la croyance et de la terreur. Il prouve que Dieu, qu’il existe ou non, est nettement utilisé par les humains pour fonder des sociétés autoritaires. Anatole France tourne Dieu en ridicule dans L’Ile des Pingouins et la fondation du monde par Maël. Dans un tout autre registre, les préceptes divins conduisant à l’ascétisme sont tournés en ridicule dans Thaïs, sous les traits de Paphnuce. Dans La Révolte des anges et dans Thaïs, Dieu est anéanti par des thèses gnostiques tendancieuses mais extrêmement explicites. Le dogme du christianisme est combattu par nombre d’autres dogmes issus de la même époque antique, qui proclament la relativité de tout dogme par rapport aux autres. De cette hypothèse, Anatole France démontre que tous les dogmes se valent, et donc qu’aucun d’entre eux ne devrait pouvoir s’imposer par la terreur. De la même manière, les salamandres d’Astarac sont elles aussi ridiculisées, et Coignard tout comme Tournebroche profitent bien de la naïveté de l’alchimiste pour mener une existence épicurienne.
Le principe de méfiance érigé par Anatole France remet également en cause les institutions françaises, principalement le commerce, la guerre ou la justice, que ce soit dans Histoire contemporaine, ou dans L’Ile des Pingouins. Bien des réflexions de Jérôme Coignard sont dirigées contre ces institutions, y compris contre la religion lorsqu’elle est partie intégrante de la justice. Le droit donne lieu à nombre de critiques, dont la plus fameuse est vraisemblablement Crainquebille.
Même les faussetés historiques sont combattues par Anatole France : ce sera l’objet des longues recherches qui donneront naissance, sur un mode proche de Renan, à La Vie de Jeanne d’Arc. Plus largement, la science est également relativisée, comme nous l’avons vu dans « L’œuf rouge » ou dans d’autres contes issus de L’Etui de nacre ou de Balthasar. Seuls les principes darwiniens de l’évolution et du déterminisme ont été conservés.
Les philosophies sont elles aussi relativisées. Le banquet de Thaïs décrit une confrontation de plusieurs dogmes qui finit dans l’enlisement ; Anatole France avoue sa préférence pour le gnosticisme de Zénothémis parce qu’il permet de battre en brèche le christianisme, y compris le christianisme contemporain. Notre auteur ne conserve des philosophies que les principes de méfiance et de relativisme décrits par Lucrèce dans De Natura Rerum. Nulle part, dans l’œuvre francienne ou même dans les articles journalistiques consacrés à la philosophie, on ne trouve d’adéquation avec une quelconque philosophie. Les philosophies contemporaines à notre auteur sont elles-mêmes rejetées avec plus ou moins de force, qu’il s’agisse du positivisme, du scientisme et du naturalisme[7] – relativisés dans Le Jardin d’Epicure et dans nombres d’articles parus dans Le Temps –, du nihilisme[8] – refusé dans La Révolte des anges – ou même du socialisme utopique – proposé avec méfiance et même avec crainte dans Sur la pierre blanche.
La première étape francienne de la philosophie du monde tient d’une méfiance relativisante refusant systématiquement toute fausseté, ou plus précisément tout ce qui pourrait entraîner l’homme vers une fâcheuse dialectique de la croyance et de la terreur. Anatole France s’applique beaucoup à décrédibiliser la crédulité. Les armes rhétoriques de la ridiculisation, de l’ironie et de l’hyperbole sont utilisées dans cette fin, et ceci nous démontre une fois de plus que c’est bien une philosophie qui s’injecte dans la poétique francienne pour lui offrir ses particularités.
Il reste que ce fameux scepticisme francien est justement lui aussi fort particulier. Il fonde traditionnellement toute la philosophie francienne du monde[9]. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette philosophie ne saurait se réduire à n’être qu’un calque des philosophies sceptiques de Pyrrhon[10] ou de Diogène Laërce – dont un passage de Vitis philosophorum, lib.X, cap.1 est l’un des exordes du Jardin d’Epicure. Au contraire, le scepticisme francien n’est pas un projet visant à remettre en cause le monde et ses institutions par une vaine tabula rasa nihiliste, c’est un scepticisme à double tranchant : autant il détruit les faussetés, autant il accepte – et même reconnaît comme une nécessité – les zones d’ombre du monde. C’est parce que le monde est voilé qu’il donne lieu à une multitude d’interprétations possibles[11]. Notre auteur le dit explicitement à propos des œuvres d’art, mais nous pourrions généraliser son propos au monde, puisqu’il reconnaît en être un spectateur[12] :
“Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au prix de quelque heureux contresens, l’émotion la plus douce et la plus forte. Aussi l’humanité ne s’attache-t-elle guère avec passion qu’aux œuvres d’art où de poésie dont quelques parties sont obscures et susceptibles d’interprétations diverses[13].”
C’est à partir de cette constatation, vraisemblablement, que l’imaginaire francien prend le relais du réel. Puisque le monde est polymorphe, nous ne pouvons en voir que la multiplicité et il est difficile – voire impossible – de discerner les faussetés des choses essentielles. C’est dans cette multiplicité même que les mythes sont une possibilité comme une autre de voir ou de concevoir le monde.
La transposition du monde dans le rêve à laquelle fait allusion Marie-Claire Bancquart est une expérience francienne pour le moins nécessaire et issue directement d’un scepticisme particulier, scepticisme qui ne refuse pas, mais qui crée. La tabula rasa de la révolte n’est pas chez notre auteur une fin, mais au contraire un début : le monde n’est détruit que pour être reconstruit, et c’est cette reconstruction par l’écriture qui sera analysable car signifiante. Dans ce cas, la philosophie francienne du monde est une philosophie de la transposition, ou disons plutôt du palimpseste : le monde réel reste incompréhensible car voilé, alors que le monde reconstruit par l’imaginaire peut au moins être soumis à des lois lisibles. C’est pourquoi nous pensons que la philosophie francienne du monde est inductive et qu’elle préfigure la phénoménologie[14].
En effet, cette philosophie du monde rejoint un grand nombre de principes proches des théories phénoménologiques. Nous avons tenté d’en mettre en exergue les grandes lignes tout au long de notre troisième partie. Dans le monde imaginaire mis en place par l’écriture, les personnages franciens illustrent, et même incarnent, cette méthode d’appréhension du monde rigoureusement systématisée. Pourtant, les lois régissant les héros franciens ne sont jamais explicitées par notre auteur ; il n’existe pas d’ouvrage où il aurait décortiqué sa poétique et la genèse de sa poétique, à l’instar par exemple d’un Edgar Poe[15], d’un Charles Baudelaire[16] ou d’un Emile Zola[17]. Il faut certes remarquer que bon nombre d’articles réunis dans Vie littéraire révèlent un Anatole France partisan de la critique impressionniste, mais la lecture de ces articles ne nous montre que les goûts de notre auteur, ainsi que sa conception de la beauté :
“Nous ne posséderons jamais, pour étudier les œuvres d’art, que le sentiment et la raison, c’est-à-dire les sentiments les moins précis qui soient au monde. Aussi n’obtiendrons-nous jamais de résultats certains, et notre critique ne s’élèvera-t-elle jamais à la rigoureuse majesté de la science. Elle flottera toujours dans l’incertitude. Ses lois ne seront point fixes, ses jugements ne seront point irrévocables[18].”
Dans cette perspective, l’Anatole France critique et l’Anatole France poète sembleraient presque deux personnes distinctes. Anatole France n’est pas homme à s’analyser ou à se disséquer dans ses articles de réflexion et cette particularité demeure d’ailleurs logique, puisqu’elle reste issue du principe de méfiance nécessaire ; puisque “le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre[19]”, pourquoi perdre son temps à raconter les aventures de son âme sur des textes issus des aventures de la même âme ?
La critique francienne ne peut se critiquer elle-même. Ce serait une surdétermination absurde. De la même manière, il serait délicat, pour quelqu’un qui prône la critique impressionniste, d’imposer aux lecteurs une analyse ferme et définitive de son œuvre, empêchant les lecteurs de procéder à une critique elle-même impressionniste qui en vaut une autre. Ceci irait à l’encontre du principe de méfiance d’Anatole France :
“Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion[20].”
Il était tout aussi inutile pour Anatole France de proposer au lecteur un traité théorique de sa philosophie du monde, puisque ses œuvres littéraires y suffisent largement : elles ne mettent pas en scène autre chose que lui-même.
C’est pourquoi lire les textes franciens « imaginaires » revient à pénétrer de plain-pied dans sa philosophie du monde. Il n’est pas abusif de penser que cette philosophie ne vaut que parce qu’elle est incarnée par des personnages et des mondes romanesques, dans la perspective où cette manière de la présenter la met à l’abri de toute tendance dogmatisante qui s’imposerait au lecteur en battant en brèche le scepticisme créatif qui la fonde. En tant que telle, cette particularité est très intéressante, car elle reprend à la puissance énième les thèmes franciens du mentir vrai et du palimpseste : immergé dans l’imaginaire romanesque, le lecteur se sent-il confronté à une philosophie du monde ? Peut-être pas, Anatole France le laisse libre de pénétrer ou non cette dimension textuelle. Ce choix sciemment offert par l’auteur est très représentatif, en lui-même, du scepticisme francien.
Scepticisme donc sous-jacent, toujours, mais non constitutif. Dans la philosophie francienne du monde, c’est le Désir qui se trouve au centre du débat. C’est même ce Désir qui donne naissance à ce que nous avons appelé une phénoménologie.
La seconde étape de la philosophie du monde de notre auteur se trouve au cœur même de la constitution – ou de la reconstruction – de ce monde. Nous avons remarqué qu’il était orienté avant tout par et pour le regard. Ce monde n’existe pas ; comme tout monde romanesque, il est fictif, mais il tend à s’adresser au regard du lecteur le temps du récit. Il est architecturé comme pour se substituer aux yeux du lecteur. Le narrateur regarde le monde en même temps que le lecteur le découvre, et c’est ainsi que l’univers francien se déploie[21]. Cette manière de donner naissance au monde par le regard est un système purement phénoménologique.
Chez Anatole France, la conscience se projette dans le monde à travers le regard pour lui donner naissance. Ce monde est réflexif. C’est dire combien ce système de regard est finalement un mode de connaissance du monde. Cependant, les zones d’ombre sont élucidées, puisque nous sommes dans un monde fictif, architecturé dans cette fin seulement. C’est ici que la connaissance du monde devient possible, analysable si on veut, par le regard. Autant un Anatole France critique ne s’impose que d’effleurer les sujets[22], conformément à la critique impressionniste qui a pour but d’embrasser la surface d’une multitude de choses différentes ; autant un Anatole France auteur tente de fondre au cœur même des choses. Ceci nous prouve de prime abord qu’Anatole France n’est absolument pas un écrivain impressionniste, puisqu’il constitue ses œuvres par la méthode opposée à la constitution de ses articles critiques. Et pourtant, puisque les mondes littéraires franciens sont conçus par et pour le regard, ils sont fondés sur une appréhension de la réalité issue des sens[23].
Cette étape est donc primordiale dans la philosophie francienne du monde, puisqu’elle met en relief l’idée que l’homme n’est au monde que par ses sens, sens trompeurs qui le font souffrir la plupart du temps. On comprend alors que les mondes mythiques créés par Anatole France ne sont pas aussi éloignés de la réalité qu’ils en ont l’air.
La plupart des personnages franciens sont en effet incarnés, et comme tels, sont soumis au temps, à l’espace, à la mort, à l’entropie, etc… Cette transposition dans l’imaginaire du réel n’est donc pas aussi innocente qu’en apparence, car sous des allures de contes ou de nouvelles irréalistes naïfs, le réel est scrupuleusement reconstruit pour être scruté à la loupe. Par exemple, Barbe-Bleue est un personnage qui souffre et c’est parce qu’il a une teneur réaliste, incarnée, que la fin des Sept Femmes de la Barbe-Bleue est radicalement différente chez Anatole France que celle du conte de Perrault. C’est pourquoi, de la même façon, Pilate ne se rappelle plus du Christ qu’il a mis à mort dans Le Procurateur de Judée. Les personnages franciens sont paradoxalement mis au centre du monde littéraire ; c’est leur regard qui bien souvent dirige le regard du narrateur, qui dirige lui-même le regard du lecteur dans le monde francien. Ce système de relais et de vedute n’est pas innocent, puisqu’il transpose finalement le personnage imaginaire dans le réel. Il est étonnant de constater que la matière charnelle, corporelle des héros franciens est toujours au centre des textes, comme l’illustrent les longues descriptions de l’état psychologique de ces personnages, étant bien entendu que chez Anatole France, l’état psychologique est une conséquence directe de l’état des sens, du corps des héros.
Paphnuce en est la plus explicite des illustrations : l’ascétisme, la privation absolue, la dénutrition, mènent ce personnage à l’obsession de l’assouvissement, et cette obsession conforme fondamentalement le monde dans lequel il évolue, et donc le récit. Or, c’est parce que Paphnuce est incarné que son existence fictive acquiert un sens dans le réel. Le lecteur, devant Thaïs, est certes immergé dans un conte philosophique, mais la dimension psychologique de Paphnuce existe bien, et finalement, ce conte philosophique pourrait aussi bien être considéré comme un roman de mœurs : l’existence de Paphnuce incarne la fausseté des dogmes s’opposant à tout assouvissement en ne reconnaissant pas le corps humain à assouvir comme Désir fondamental pour l’homme.
Ainsi, la dimension romanesque des mondes imaginaires franciens s’ancre dans le réel au travers de l’incarnation poussée des héros franciens. De fait, si ces mondes sont expérimentaux, ils ne sont en rien comme une bulle autonome qui les couperait du réel. Dans ce sens, la philosophie francienne du monde ne se borne pas à évoluer dans la fantaisie ou dans les fantasmes. Elle peut fort bien être réinjectée dans le réel, même si elle use de métaphores pour s’exprimer – ou pour être exprimée.
La troisième étape de notre philosophie francienne du monde est évidemment constituée par le Désir. Puisque les héros franciens sont incarnés, même s’ils évoluent dans des mondes imaginaires, ils subissent finalement les mêmes tensions que les hommes réels. Les portraits de Thérèse dans Le Lys rouge, de Nanteuil dans Histoire comique, ou encore de Jérôme Coignard dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, ne manquent en effet pas de réalisme. Les exemples de personnages réalistes sont légion. Ils sont réalistes justement parce qu’ils endurent des souffrances décrites avec toutes les précisions du réel, l’exemple le plus poussé étant vraisemblablement la peinture psychologique très détaillée de Jean Servien dans Les Désirs de Jean Servien. Or, nous avons remarqué tout au long de notre étude que cette souffrance, incarnée elle-même, c’est-à-dire liée à la réalité charnelle de chacun de ces personnages, était chevillée au Désir. Les étapes par lesquelles le Désir donne conscience au personnage d’une réclusion originelle, le poussent à se révolter, puis l’obligent à se diriger avec ou contre sa volonté vers l’assouvissement, forment un système récurrent, et même structurant, dans toute l’œuvre francienne.
Or, cette quête du Désir est, toujours dans les mondes mythiques franciens, la seule instance impérieuse qui les pousse à évoluer dans le monde, à agir, et à se confronter à l’Autre. Ceci a pour conséquence directe[24] de déposséder les héros franciens d’une volonté qui les pousserait à agir sans cesse intentionnellement et rationnellement. Lorsque Chevalier se suicide, c’est sous le joug d’une obsession trop cruelle à assumer, comme son désespoir de n’être jamais assouvi ; lorsque Paphnuce convertit Thaïs au christianisme, c’est exclusivement dans le but de posséder son destin, avec l’intention non avouée, involontaire, de se faire aimer d’elle. Or, cette particularité du Désir francien semble met ainsi en exergue le fait que l’homme n’est pas maître de son destin, qu’il ne peut expliquer rationnellement tous ses actes, que son destin ne lui appartient donc pas en propre.
Les conséquences philosophiques de cette révélation sont très importantes, elles préfigurent par ailleurs l’émergence de l’inconscient freudien. Elles portent le lecteur à prendre conscience, par exemple, que les grandes figures historiques n’ont pas agi pour le bien de l’humanité, mais pour assumer leur propre Désir, de manière strictement individuelle. Anatole France le démontre fort bien dans Les Dieux ont soif, par l’absurde : si Gamelin avait assumé son Désir pour Elodie plutôt que de se plier à une idéologie terrorisante pour le bien de tout un peuple, peut-être aurait-il réussi à rendre le monde effectivement meilleur. C’est également cette métaphore qui rend Paphnuce aussi laid à la fin de Thaïs : si notre ascète avait accepté son Désir pour Thaïs, peut-être aurait-il lui aussi été sanctifié, comme la belle prostituée.
De la même manière, la morale issue du Désir n’est pas aussi coupée du réel qu’elle en a l’air. A bien y réfléchir, que prône-t-elle de manière utopique ? Elle met en évidence que chaque personnage francien ayant assumé sa quête de l’assouvissement a trouvé un sens à son existence, et que l’absurdité de la vie humaine est ainsi réduite à néant. Cette praxis francienne purement imaginaire prouve que l’initiation des héros franciens, souvent parsemée d’embûches, ne leur offre pas toujours le bonheur espéré. Cependant, elle les mène vers un plus grand bien.
Ce plus grand bien peut être constitué par l’assouvissement pur – lors de la parenthèse du logos, nous allons y revenir – mais souvent, plus modestement, la conscience des héros franciens change : ils ne se débattent plus contre une absurde réclusion sociale – Thérèse dépasse son mariage conventionnel et ennuyeux dans Le Lys rouge, tandis que Jacques Tournebroche ne remplacera pas le chien pour tourner la broche de la rôtisserie jusqu’à la fin de ses jours. De la même manière, la quête du Désir entraîne une libération salvatrice contre les faussetés de la religion ou de la science. M. Pigeonneau l’apprend malgré lui, lorsqu’il tombe sous les yeux de la superbe et magnétique miss Morgan, tout comme Ary lorsqu’il tombe amoureux de la redoutable fille de Lilith.
Ces dépassements des réclusions finalement institutionnelles ou sociales par le Désir offrent au monde francien un ordre nouveau. Le Désir acquiert en effet, de manière surprenante, une dimension politique. Cet ordre nouveau passe par l’établissement – expérimental, lui aussi – d’une morale aux valeurs déplacées. Le Bien est ce qui permet l’assouvissement du Désir, et le Mal ce qui entrave cette quête du Bien. Or, à y regarder de plus près, le renversement des valeurs que cette morale du Désir implique est proche d’une vision socialiste du monde. Le commerce, la justice, la religion sont des entraves systématiques, tout comme ce qui découle des idéaux de la bourgeoisie – Jean Servien l’apprend à ses dépens lorsqu’il tombe amoureux de la mère de son ami Ewans. La religion est une entrave tellement importante que finalement c’est le diable qui divulgue la vérité à Paphnuce, et lui qui est le père des sciences et des arts dans La Révolte des anges. Ainsi, lorsque nous avons démontré que le Désir était un système utopique – voire contre-utopique[25], nous avons mis en relief de la même manière le rôle politique et moral du Désir francien. Car enfin, le refoulement du Désir va à l’encontre d’une société où son assouvissement serait la clé du bonheur de chacun, et c’est en cultivant ce refoulement par des lois injustement coercitives que les régimes de la terreur peuvent régner sans partage.
Ceci dit, le Désir francien, s’il lutte contre le capitalisme ou les régimes despotiques – monarchiques, comme dans L’Ile des Pingouins, ou ultra républicains, comme dans Les Dieux ont soif –ne peut pas mener l’homme jusqu’à une société socialiste utopique. A la fin de L’Ile des Pingouins, comme lors de la contre-utopie décrite dans Sur la pierre blanche, les humains se font opérer pour ne plus posséder d’anus, tandis que la collectivité a uniformisé tous les désirs ; le travail automatisé a dépossédé l’homme du sens de ses actes, et les loisirs laissés par le temps libre sont absents. Le Désir n’existe plus.
La morale du Désir propose un modèle social beaucoup plus focalisé sur l’assouvissement de l’individu lui-même. Cette morale, on le voit, s’inscrit toujours dans le principe nécessaire de la méfiance : elle n’impose aucun dogme social ni politique, même si elle va à l’encontre des valeurs traditionnellement prônées par la droite, de Barrès à Boulanger, et de Maurras à Brunetière. C’est d’ailleurs peut-être parce que la morale francienne du Désir n’impose aucun dogme qu’elle lutte avec plus de détermination et d’efficacité contre les valeurs traditionnelles de droite contre lesquelles Anatole France s’engage dans le réel. Ainsi, on remarquera avec intérêt que le modèle sociopolitique issu de la morale du Désir n’a pas de frontières nettement définies. Anatole France ne conçoit pas en effet de meilleur des mondes possibles, fondé par des dogmes issus de cette morale. Même avec des lois propres à cette morale, le monde reste sous le joug de la souffrance ; les guerres y existent, comme dans Les Désirs de Jean Servien, L’Ile des Pingouins, Les Dieux ont soif ou La Révolte des anges. Simplement, elles n’y ont plus le même sens. Elles sont automatiquement du côté du Mal, puisqu’elles empêchent l’individu de réaliser sa quête du Désir s’il n’a pas choisi de faire la guerre. La maladie, la mort continuent également de frapper les innocents. Cependant, le monde peut être jugé de manière différente : puisque est Bien ce qui conduit les individus vers l’assouvissement et Mal ce qui entrave l’individu dans sa quête, il est désormais facile pour le lecteur de sentir immédiatement ce qui est bon ou mauvais. Anatole France conçoit ainsi une sorte de filtre moral inédit pour juger le réel, toujours dans l’univers de la transposition, selon une éthique justifiée non par le dogme, ce qui la rendrait fausse, mais directement par les sens. C’est là un point fondamental dans la philosophie francienne du monde.
Par contre, cette éthique justifie et même cautionne des agissements qui iraient dans le réel à l’encontre de la morale judéo-chrétienne. Cette nature subversive est une manière de combattre, toujours sans dogme, ce qu’Anatole France réfute. Elle est donc un ferment de liberté. Par exemple, elle cautionne le suicide, non pas de manière universelle et générale, ce qui serait une absurdité, mais seulement celui de Chevalier, dans Histoire comique. Or, ce suicide a métaphoriquement une valeur exemplaire : il bat en brèche la soif arriviste de reconnaissance sociale fondée sur le paraître de Félicie Nanteuil, et ce aux yeux de tous. De la même manière, cette morale condamne le saint ascète, et récompense la prostituée qui offre au monde la rédemption par le plaisir, selon une tradition ésotérique conforme à Enoia. Elle cautionne une religion du Désir en offrant au Christ l’incarnation de la volupté – par exemple dans « Laeta Acilia », tandis qu’elle renie le Dieu mauvais démiurge de la religion chrétienne en le nommant Ialdabaoth. Elle offre à la femme un statut central[26] – ce qui au XIXe siècle était une gageure morale[27].
Dès lors, la morale du Désir ne pousse pas Anatole France à fonder une nouvelle utopie sociale ou politique, ce qui évite justement à notre auteur de fondre dans un dogmatisme que sa philosophie même combat. Cependant, elle donne naissance à une manière de concevoir le monde très particulière. Nous nous plaçons ici dans une sphère d’ordre cosmique : le monde devient régi selon des règles propres, où le Désir est au centre, libéré de tout dieu. Le lecteur se retrouve face à un univers ayant subi une radicale tabula rasa, un univers se prêtant avec véhémence, de par sa conception, à une profonde confrontation avec le réel. En tant que tel, il présente au lecteur une philosophie du monde sous-tendue par le scandale tranquille, et par la récrimination douce.
Les modalités de cette philosophie convergent vers des points de congruence qui, au XIXe siècle, ne sont pas dans le réel être des sujets fondamentaux de réflexion. Ainsi, par exemple, la femme y est une figure du Bien, elle acquiert un statut de semi-divinité, par elle les hommes le plus souvent connaissent le logos. Ceci explique d’ailleurs en grande partie le plaisir avec lequel Anatole France semble constituer ces femmes souvent belles, toujours mystérieuses et charmantes, qui divulguent la connaissance du cœur des choses avec innocence et magnificence. La femme n’est-elle pas mythifiée chez Anatole France pour répondre à autre chose qu’à une mode littéraire, n’est-elle pas partie intégrante d’une philosophie du monde, tout comme la gnose, l’histoire, la religion, etc ?… La quotidienneté la plus banale n’est-elle pas mise au service d’une découverte essentielle par sa recréation mythique par l’écriture ? Le monde francien n’est-il pas conçu avant tout vers la congruence au logos, vers la quête du cœur des choses ? Les nombreux thèmes qui sont des lieux communs littéraires inscrits dans l’air du temps, prennent sous la plume d’Anatole France une signification qui, au final, acquiert une certaine dose d’originalité justement parce qu’ils sont modelés par la philosophie francienne du monde.
Par ailleurs, la parenthèse du logos, qui reste la particularité la plus frappante de la littérature francienne, confirme la fonction d’extrapolation du réel par l’imaginaire francien de cette écriture, et rend le Désir partie intégrante d’une philosophie du monde.
Cette plongée au cœur des choses est donc impossible à atteindre dans le réel. Néanmoins, elle reste possible dans l’imaginaire, et la preuve en est qu’elle représente le moment le plus important de la quête du Désir. Ce logos très furtif est-il tellement coupé du réel qu’il en a l’air ? Par son contenu, vraisemblablement. On aurait peine à croire qu’un humain puisse se vider de son intériorité, comme un doigt de gant et, le temps d’un instant, être le monde en fusionnant avec lui en essence. Pourtant, ce qui demeure frappant, c’est cette ambition francienne de vouloir capturer le cœur des choses, de les faire sienne pour dépasser les zones d’ombres issues de notre rapport au monde. Le logos francien semble incarner, par l’écriture, l’idéal le plus lointain à rechercher vers lequel l’existence humaine devrait tendre pour avoir un sens.
La conception du monde d’Anatole France se rapproche, une fois de plus, d’une conception phénoménologique du monde. Le personnage francien, toujours aussi profondément incarné, imitant l’homme réel, – cette imitation fait du personnage francien un phénomène concurrencent les phénomènes du réel, et donc le personnage francien acquiert une crédibilité exemplaire – n’existe que dans un éternel projet. Il n’est pas de place pour l’immuable dans cet univers littéraire, seuls Jean Servien, Gamelin et Paphnuce ne peuvent s’expulser de leur réclusion, et dans un cas comme dans l’autre, leur existence finit tragiquement dans l’échec. La phénoménologie du Désir francien est une sorte de prise de conscience pleine d’espoir que la conformation humaine est apte à obtenir la liberté par le détachement. C’est parce que l’homme est en perpétuelle projection dans le monde – par le couple regard/Désir[28] – qu’il ne dépend pas du monde ; ou, plus précisément, c’est plutôt par cette projection que le monde dépend de l’homme, et que l’homme peut donc être le « maître du monde ».
C’est la raison pour laquelle l’imaginaire francien acquiert cette apparence de réalisme, même lorsque les situations sont pour le moins irréelles. Le glissement entre la quotidienneté et le cœur des choses est à ce prix. La philosophie francienne du monde est une prise de conscience que la perception du monde par l’homme n’est en fait qu’un jeu de miroir, et donc que chercher à connaître le monde par l’assouvissement du Désir revient donc à se connaître soi, par projection. Notre regard se substitue aux choses pour embrasser enfin leur cœur.
Il n’est alors guère important de savoir si ces choses sont celles du monde ou si elles proviennent de nous-mêmes. Les rapports ombrageux entre Balthasar et la reine de Saba traduisent bien ceci : lorsque Balthasar est détaché de celle qu’il aime, il se penche sur le monde et fonde métaphoriquement l’astronomie. En se regardant libre il regarde librement le monde, et le monde devient aussi lisible que lui-même. Le monde l’appelle et le guide vers le Christ naissant qui symbolise l’objectif à atteindre, la destinée accomplie librement, en toute conscience, et désormais promise. Non seulement son existence acquiert un sens, mais de plus, ce sens est bénéfique et heureux, confondu avec la connaissance du monde.
Certes, elle n’est pas quantifiable, car la philosophie du Désir ne peut être qu’individuelle, de par sa conformation même.
Mais une fois que la prise de conscience est faite, dans le réel, notre vision du monde se transforme, et c’est cette nouvelle appréhension de l’univers qui donne naissance… au relativisme et au scepticisme.
En effet, assumer son Désir est une condition sine qua non de la liberté pour Anatole France. Son œuvre littéraire l’illustre avec force. La prise de conscience individuelle du Désir, c’est-à-dire de cette force de projection de nous-mêmes dans le monde pour dépasser le temps, la mort, les zones d’ombre et les faussetés, rejoint avec fougue un besoin irrépressible de liberté et de connaissance du monde et de soi. Vouloir assouvir notre Désir revient pour Anatole France à dépasser les leurres et à relativiser, de manière sceptique, les coercitions et les terreurs qui nous enferment malgré nous dans une réclusion sociale, politique, dogmatique ou issue de nos propres préjugés. Si le scepticisme est la condition sine qua non de la philosophie francienne du monde, c’est parce qu’il est issu lui-même du Désir, et non l’inverse.
C’est le Désir réel d’Anatole France de dépasser notre ignorante condition humaine, d’offrir un sens à notre existence, qui induit son scepticisme relativisant et salvateur. Ce n’est donc pas le scepticisme qui donne naissance au Désir, c’est le Désir qui donne naissance au scepticisme[29].
Le Désir construit véritablement chez Anatole France une philosophie du monde par l’écriture. Il se met en scène dans l’espace littéraire et imaginaire pour s’affranchir des dogmes, mais ce faisant, il construit une philosophie individuelle du monde, fondée sur une prise de conscience fondamentale que nous sommes tous régis, au travers de notre propre conformation humaine, par le Désir irrépressible de l’assouvissement. La morale découlant de l’imaginaire francien est surtout une prise de conscience relativisante de la nécessité d’entreprendre une initiation individuelle vers cet assouvissement qui nous donnerait sinon la liberté, du moins le sentiment de la liberté, et la sérénité de donner un sens à notre existence dépasserant la tristesse de nous sentir aussi minuscule dans l’univers entier. Par la philosophie du monde issue de la phénoménologie du Désir et de la morale qui en est issue, Anatole France nous proclame finalement que si pour nous l’univers existe, c’est parce que nous, les hommes qui désirons tous, nous existons chacun pour le regarder. Si par la recherche de l’assouvissement de notre Désir propre, notre existence acquiert sens et liberté, alors l’univers entier acquiert lui-même un sens fondamental, le sens auquel notre quête du Désir nous aura conduits. Ce sens nous appartient, en toute plénitude. Il ne vaut peut-être pas plus qu’un autre, mais c’est lui qui nous rend l’honneur d’être humains dans l’univers. Anatole France pourrait conclure par ces mots en nous exposant le sens de sa philosophie du monde :
“On ne crée que dans l’illusion et dans le rêve. On ne conçoit que dans les chaudes ténèbres du désir et de l’amour. Il n’y a que les utopistes qui aient raison pour l’avenir. Les sages, leur sagesse caduque périt avec eux. Les fous seuls ont des idées fécondes ; les fous seuls sont capables de changer le sort des hommes. Le sens commun ne redresse jamais un tort, ne corrige jamais une erreur, ne combat jamais un préjugé, ne détruit jamais une superstition, n’abolit jamais un usage absurde ou cruel. Pour faire du bien aux hommes, pour les rendre un peu moins méchants qu’ils ne sont et un peu moins malheureux, il faut n’avoir pas le sens commun. Sans les fous, l’humanité resterait à jamais stupide et féroce. Vous entendez bien que les fous sont ceux qui pensent par eux-mêmes, et qui n’ont pas que les idées communes[30].”
[1] Voir supra, I.2.4.b, p.192.
[2] Dans L’Ile des Pingouins.
[3] Dans chacun des quatre tomes d’Histoire contemporaine.
[4] Dans Sur la pierre blanche.
[5] Voir supra, I.1.1.a.
[6] Nous reconnaissons ici l’un des principes centraux de la pensée des Lumières défendu, sans doute de la manière la plus représentative, par Voltaire, dans les fameux contes philosophiques Zadig et Candide mais aussi dans le Traité sur la tolérance écrit en marge de l’affaire Callas en 1763, qui débouchera, notamment, sur la Déclaration des Droits de l’Homme. Voir Voltaire, Politique, éd. et appareil critique R. Pomeau, Garnier, Paris, 1963.
[7] Voir supra, I.1.2.b, p.56 et sqq.
[8] Voir supra, I.3.2.d, p.226.
[9] Cette thèse, que l’on rencontre exprimée pour ainsi dire chez tous les critiques franciens, est notamment celle exprimée par Marie-Claire Bancquart dans Anatole France, un sceptique passionné, Calmann-Lévy, Paris, 1984, quoi qu’elle soit nuancée justement par la passion d’Anatole France pour les femmes et l’écriture, entre autres.
[10] Voir M. Conche, Pyrrhon, éd. de Mégare, Villers-sur-Mer, 1973.
[11] Nous en revenons ici à la vérité blanche de « L’Humaine Tragédie » du Puits de sainte Claire.
[12] Voir supra, exorde de notre partie III.3, in Le Livre de mon ami, Pléiade, tome I, p.488.
[13] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.100.
[14] Nous ne pouvons ici analyser les rapports existant entre la phénoménologie de Husserl – le fondateur de cette pensée philosophique – et Anatole France. Par contre, nous n’avons trouvé nulle part de trace de Husserl dans les articles critique d’Anatole France. Le premier ouvrage de Husserl, Philosophie der Arithmetik (La Philosophie de l’arithmétique), date de 1891, un an après la parution de Thaïs. Mais la phénoménologie est explicitée par Husserl en 1913, lorsque paraît en Allemagne Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologische Philosophie (traduit en français par Paul Ricoeur en 1950, in Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, Paris, 1950). La phénoménologie de Husserl sera finalement formalisée le 3 mai 1917, dans sa leçon inaugurale à l’université de Fribourg en Brisgau intitulée La Phénoménologie pure, son domaine de recherche et sa méthode. Anatole France mourra sept années plus tard. Selon G. Granel, l’essor d’Husserl en France débutera autour des années 30 (sous la plume de E. Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Vrin, Paris, 1930, rééd. 1963), jusqu’au milieu des années 50. Voir G. Granel, Ecrits logiques et politiques, Galilée, Paris, 1990. De tout cela, nous déduisons qu’Anatole France ne devait pas avoir connaissance des travaux de Husserl, et qu’il ignorait donc l’existence de la phénoménologie, même s’il en a eu l’intuition.
[15] Voir E. A. Poe, Philosophy of Composition (Genèse d’un poème), 1846, (in The Complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe, Random House Inc, New York, 1965, p.889 et sqq.)
[16] On peut lire en filigrane les principes poétiques baudelairiens dans les Salons (1845 et 1859 in Baudelaire, Œuvres complètes, C. Pichois éd., Pléiade, Gallimard, Paris, 1990-1991.)
[17] E. Zola, Le Roman Expérimental, Paris, 1881 (in Zola, Œuvres complètes, éd. H. Mitterand, Cercle du livre précieux, Paris, 1966-1970.
[18] In Vie littéraire, II, p.30-31.
[19] Idem, I, préface, III-IV.
[20] Idem, II, p.176.
[21] Voir infra, III.1.1.a.
[22] In Vie littéraire, III, p.114.
[23] C’est Kurt Hiller qui évoque les écrivains impressionnistes dans le supplément littéraire du Heidelberger Zeitung de juillet 1911, où il les compare à des plaques de cire enregistrant des impressions. (Voir L. Richard, Expressionnistes allemands (panorama bilingue d’une génération), Maspero, Paris, 1974, rééd. La Découverte, 1983.
[24] Voir supra, II.3.1, p.289.
[25] Voir supra, II.1.2.b, p.243.
[26] Voir supra, II.3.3, p.335.
[27] Le féminisme apparaît en France sous la plume de Fourier et de Saint-Simon à partir de 1830. On le voit, ce n’est encore qu’une utopie relayant la Déclaration des Droits de la femme d’Olympe de Gouge (1789.) ; pendant la brève révolution de 1848, les femmes se battront aux côtés des ouvriers socialistes et républicains et seront fédérées par un club, La Voix des femmes. Cependant, jusqu’à 1918, le féminisme sera lettre morte : les femmes n’auront le droit de vote qu’en 1944… Voir G. Fraisse, Muse de la raison, la démocratie exclusive et la différence des sexes, Alinéa, Paris, 1989.
[28] Voir supra, III.1.1, p.383.
[29] Anatole France le dit clairement une seule fois : “J’ai regardé, je l’avoue, plus d’une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n’y suis jamais entré ; j’ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu’on y met. J’ai eu peur de ces deux mots, d’une stérilité formidable : « Je doute. » Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s’ouvrir.”, Anatole France, Vie littéraire, III, préf., p.X-XI.
[30] Anatole France, M. Bergeret à Paris, Pléiade, tome III, p.483.
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