III.3.2) Le paradoxe d’un imaginaire fondateur d’une philosophie
III.3.2) Le paradoxe d’un imaginaire fondateur d’une philosophie
Nous avons dit que le texte francien se présentait comme un laboratoire à rendre l’assouvissement possible et nous avons mis en évidence une structure qui semble régir la destinée des personnages franciens de manière invariante. Dès lors, les destinées particulières de chaque héros mis en œuvre se recoupent, durant toutes les années où Anatole France produit ses textes. En d’autres termes, Anatole France paraît n’écrire toujours que dans le même but : comprendre inlassablement ce que serait la destinée humaine si elle était orientée par la quête du Désir
Si tous les humains assumaient leur recherche de l’assouvissement vers le logos ou le cœur des choses au travers de leur Désir, la destinée de l’humanité tout entière aurait un sens. Le personnage francien incarne donc en quelque sorte non pas l’humain idéal, mais un idéal d’humanité, c’est-à-dire un humain partant dans la bonne direction, entreprenant la bonne quête. Il reste donc à comprendre si la poétique francienne a valeur d’heuristique, c’est-à-dire si elle peut être apte à faire de cet idéal mythique une manière de concevoir le monde afin de donner un sens à l’existence humaine dans le réel, pour chacun d’entre nous.
Anatole France établit ainsi un lien profond entre la création littéraire et la recherche d’un sens du monde :
“Je pense souvent et ne peux pas assez répéter que tous les arts, je dirais plus, toutes les grandes créations humaines demandent une vaste érudition. L’érudition engendre, l’ignorance est stérile, rend l’homme méchant et bas. La bonté de l’homme à vue étroite n’a pas de valeur, comme le diamant trop petit. La bonté sans intelligence ne vaut rien[1].”
Il ajoute : “Quant à moi, vous le savez bien, j’ai toujours placé la connaissance au-dessus de l’ignorance[2].”
Ainsi, la recréation du réel par le mythe ne s’affranchit en rien d’une quête du sens du monde. Il ne s’agirait pas pour Anatole France de concevoir d’un côté la philosophie et la science, et de l’autre la création littéraire. Plus, il ne faudrait pas distinguer intelligence et création :
“Ce qui est vrai, c’est que les hommes tirent des principes les plus justes des conséquences les plus fausses. Ce n’est point l’intelligence qui est funeste à l’humanité, ce sont les erreurs de l’intelligence. La faculté de comprendre d’une certaine façon l’univers est attachée aux organes mêmes de l’animal que nous sommes, et l’homme est né savant[3].”
Cependant, le statut de l’intelligence reste lui-même relatif, et c’est dans cette optique qu’il faut concevoir la raison. L’intelligence ne doit pas tourner au fanatisme et refuser le mythe, elle serait coupable de tronquer notre appréhension du monde :
“J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme.[…] La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes[4].”,
proclame Brotteaux des Ilettes dans Les Dieux ont soif[5]. D’ailleurs, le mythe est une source perpétuelle de relativisation ; il empêche tout fanatisme. Les fanatismes, “même celui de la vertu, font horreur aux âmes riantes et largement ouvertes[6].”
C’est pourquoi la raison est pour une grande part inapte à partir seule en quête d’un sens du monde :
“La raison, la superbe raison est capricieuse et cruelle. La sainte ingénuité de l’instinct ne trompe jamais. Dans l’instinct est la seule vérité, l’unique certitude que l’humanité puisse jamais saisir en cette vie illusoire, où les trois quarts de nos maux viennent de la pensée[7].”
En d’autres termes, il ne s’agirait donc pas pour Anatole France d’échafauder une philosophie du monde – ou une science – universalisante, fondée sur la raison pure, comme toutes les grandes philosophies ou toutes les sciences :
“Notre science produira aussi des superstitions. On n’en sortira pas. L’intelligence est en horreur à la nature humaine. […] Je m’aperçois, Polyphile[8], que vous faîtes à l’intelligence une querelle d’amoureux. Vous l’accablez de reproches parce qu’elle n’est pas la reine du monde. Son empire n’est point absolu. Mais c’est une dame de bien qui n’est pas sans crédit dans plusieurs honnêtes maisons, et dont la puissante douceur agit même en cette ville, située au bord d’un fleuve, dans une fertile vallée[9].”
Il voudrait plutôt offrir au lecteur une possibilité de se créer lui-même les moyens d’accéder au sens de son existence. Anatole France ne propose pas au lecteur une philosophie autoritaire à suivre point par point – qui ressemblerait à un dogme – mais il lui suggère au contraire ardemment une libération individuelle vers le logos, au travers de l’assomption du Désir. L’écriture francienne serait donc un appel – par l’arme de l’imaginaire – à saisir le monde avec une salvatrice liberté, au travers d’une méthode libératrice pour parvenir à saisir un sens à notre propre existence individuelle. Cette méthode propose de remettre l’homme au centre de l’univers au travers d’un anthropocentrisme salvateur[10], et lui clame de manière exemplaire la place prépondérante du Désir et de la révolte dans chaque existence humaine.
Cette méthode heuristique, Anatole France la décrit par une métaphore très explicite : “Si l’homme dépend de la nature, elle dépend de lui. Elle l’a fait ; il la refait. Incessamment, il pétrit à nouveau son antique créatrice et lui donne une figure qu’elle n’avait pas avant lui[11].”
Anatole France ne s’égare pas dans les mirages de l’universalité, il se contente simplement d’offrir au lecteur une recréation révoltée du monde par l’écriture. Il s’agit, à partir de cet univers littéraire, de prendre conscience de l’importance du Désir et du mythe dans la compréhension de l’existence humaine. Autrement dit, il n’y a pas de philosophie – ou de science – qui puisse l’emporter sur une autre, la quête du sens de l’existence ne peut se mener qu’individuellement :
“C’est une infirmité que de voir au-delà du but prochain. Il n’y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des œillères pour marcher sans écart. Les philosophes s’arrêtent en route et changent la course en promenade. L’histoire du petit Chaperon Rouge est une grande leçon aux hommes d’action qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s’il est des noisettes dans les sentiers du bois[12].”
N’est-ce donc pas à chacun d’effectuer sa propre tabula rasa du réel en prise à l’absurdité du darwinisme, et d’assumer individuellement sa propre recréation du monde ? “Il faut même souffrir que chacun de nous possède à la fois deux ou trois philosophies ; car, à moins d’avoir créé une doctrine, il n’y a aucune raison de croire qu’une seule est bonne ; cette partialité n’est excusable que chez un inventeur[13].”
L’écriture francienne ne se présente donc absolument pas comme une doctrine où le Désir serait le dogme central. Au contraire, elle est une recréation libre du monde, assumant pleinement les insuffisances du réel pour mieux les dépasser. La souffrance n’en est pas exempte, loin s’en faut. Il n’est pas question de mettre en place un monde lénifiant et naïf, où l’idéal humain serait de vivre aveuglement un bonheur édénique et illusoire : “L’homme est bon parce qu’il souffre. [Il a] tout tiré de sa douleur, même son génie[14].”Au contraire, la souffrance est assumée et englobée dans l’imaginaire francien sous la forme de la frustration et de la réclusion. Elle donne lieu à une révolte nécessaire. Seule cette révolte sous-tendue par la souffrance peut donner naissance à une quête du sens de notre existence.
Certains critiques du premier tiers du XXe siècle pensent, à l’image par exemple de A. Antoniu, que la révolte francienne est plutôt tardive :
“Le dilettante ne se révolte jamais, pas même contre les lois de la société ; il a horreur de se poser en réformateur social. Plus tard, l’attitude d’Anatole France sur ce point ne restera pas la même, il faut en convenir ; mais jusqu’à 1892, il veut respecter les grandes institutions sociales ou, du moins, il ne leur est pas hostile. Pour la conduite de la vie, il imite Montaigne et accepte de se soumettre aux usages et à la coutume[15].”
Nous ne sommes pas d’accord avec ce point de vue, puisque nombre d’œuvres écrites avant 1892[16], dont surtout Les Désirs de Jean Servien (1882), Balthasar (1889) et Thaïs (1890) nous prouvent que le processus de recréation du monde, et donc de révolte francienne par le Désir, était bien engagé avant 1892. Par ailleurs, le contenu récriminateur de Thaïs contre le christianisme est nettement explicite. Nous pensons que la révolte francienne devient manifeste autour des années 1887-1890, lors de la querelle du Disciple contre Brunetière[17]. C’est à cette époque que le Désir francien prend forme et qu’il oriente – par révolte à l’encontre du réel – la poétique de notre auteur. C’est donc dès cette époque que l’heuristique francienne se met en place. D’ailleurs, nous ne notons pas de remarquable changement de point de vue avant et après 1892 dans l’œuvre francienne. La structure du Désir y reste constante.
La quête du sens du monde par le Désir n’est donc pas une philosophie stricto sensu, puisqu’elle ne vise pas la recherche d’une vérité universelle. Cependant, de manière paradoxale, cette heuristique n’en reste pas moins une philosophie du monde – dans cette nuance restreinte –, puisqu’elle propose à l’homme une éthique. Marie-Claire Bancquart approche cette conception des choses : l’œuvre francienne
“est appuyée sur une culture à la fois classique et déviante par rapport à la culture classique : celle-ci ne s’attarde guère, par exemple, sur le terrain de la magie ou du gnosticisme. Elle est malicieuse et grave ; elle provoque tranquillement des scandales ; elle analyse l’absurdité de l’existence, mais dit ses voluptés. Enfin, elle suggère un art de vivre que, même si nous ne le pratiquons pas, nous avons profit à connaître[18].”
Toutefois, nous souhaiterions dépasser cette appréhension de l’heuristique francienne. Nous ne pensons pas en effet que l’analyse de l’absurdité de l’existence menée par Anatole France puisse se borner à nous proposer un art de vivre – ou disons une praxis – que nous serions libres de choisir ou de refuser.
A la lumière de notre étude, il semble au contraire que l’absurdité de l’existence est combattue de manière révoltée par le Désir, et que cette lutte sans merci ne se borne pas à donner naissance à une praxis. Au contraire, de cette révolte naît une éthique, que nous avons désignée tout d’abord comme morale du refus[19], puis que nous avons étendue jusqu’à une morale du Désir[20]. Or, une éthique n’est pas un art de vivre. Au contraire, elle redéfinit les valeurs fondamentales par lesquelles l’homme peut vivre en société. Une éthique est par essence coercitive. Ainsi, cette éthique francienne particulière, issue d’une heuristique, ne prétend pas non plus être universelle, ce qui est paradoxal. Elle se situe elle-même dans un horizon particulier qui est celui de l’imaginaire :
“La morale et le savoir ne sont pas nécessairement liés l’un à l’autre. Ceux qui croient rendre les hommes meilleurs en les instruisant ne sont pas de très bons observateurs de la nature. Ils ne voient pas que les connaissances détruisent les préjugés, fondements des mœurs. C’est une affaire très chanceuse que de démontrer scientifiquement la vérité morale la plus universellement reçue[21].”
En d’autres termes, la philosophie francienne du monde ne cherche en rien à atteindre une quelconque universalité, et pourtant, elle parvient d’une part à proclamer que l’existence humaine a bien un sens qui réside dans la quête assouvie du Désir et la révolte à l’encontre du monde, et d’autre part, elle donne naissance à une éthique qui, si elle refuse tout dogmatisme et donc toute universalité, permet tout de même d’atteindre l’assouvissement (le logos et la percée au cœur des choses). Dans ce cas, les conséquences de cette philosophie du monde, dans tous ses paradoxes, se bornent-elles véritablement à ne donner naissance qu’à un art de vivre ou à une praxis, comme le prétend Marie-Claire Bancquart ?
Elle explique par ailleurs que c’est parce que le monde est intenable pour Anatole France que notre auteur le transpose dans le rêve :
“Anatole France rêve bien d’un univers où toutes choses seraient explicables, aisées, préhensibles en quelque sorte. Mais il le sait fantasmatique […]. Chez Anatole France, l’idéal serait un état à l’inverse du nôtre : dans un monde lié[22], devenir un être capable de gravir l’échelle des êtres, que nous discernons, sans pouvoir modifier notre incommode place au milieu d’une évolution non achevée à nous. L’hypothèse d’un monde lié est l’une des hypothèses gnostiques. […] Mais elle est intenable, constamment minée […] par les désordres suscités par l’amour. Si bien qu’elle est transférée dans le rêve par Anatole France[23].”
Certes, c’est un point de vue, mais l’œuvre francienne n’est pas un immense défouloir dans lequel les frustrations du réel seraient sans cesse transférées dans le mythe pour y être détruites. Nous ne sommes pas là dans un univers romanesque qui servirait à brûler les absurdités du monde comme dans un incinérateur géant.
Au contraire, de cet univers romanesque naît quelque chose de fondamental offrant à chaque lecteur l’opportunité de donner un sens à son existence. Le « rêve » auquel fait allusion Marie-Claire Bancquart est réversible, il ne se borne pas à être coupé du réel. Nous pourrions envisager la philosophie francienne du monde comme une plongée dans le mythe, mais nous ne pourrions pas dissocier cette plongée d’une remontée à la surface, c’est-à-dire dans le réel.
[1] Cité par S. Kéméri, Promenades d’Anatole France, Calmann-Lévy, Paris, 1927, p.181.
[2] Cité par S. Kéméri, ibid., p.212.
[3] Anatole France, Pierre Nozière, Pléiade, tome III, p.564.
[4] Anatole France, Les Dieux ont soif, Pléiade, tome IV, p.479.
[5] Anatole France écrit, dans une Vie hors Paris du 5 septembre 1886 : “La science peut beaucoup pour nous ; prenons garde seulement de lui demander plus qu’elle ne peut nous donner. Ce fut l’erreur du XVIIIe siècle finissant. Il voulut tout recevoir de la science, même le bonheur.”
[6] Anatole France, Vie littéraire, tome II, p.6.
[7] Anatole France, Pierre Nozière, ibid., p.556.
[8] Polyphile personnifie Anatole France dans ce dialogue entre Ariste, Polyphile et Dryas.
[9] Anatole France, Pierre Nozière, ibid., p.565.
[10] Voir supra, I.2.3, p.165.
[11] Anatole France, Pierre Nozière, ibid., p.562. Entre parenthèses, c’est là une définition qui pourrait fort bien s’appliquer à une démarche phénoménologique.
[12] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, ibid., p.93-94.
[13] Anatole France, Vie littéraire, tome II, préface, p.II.
[14] Anatole France, Vie littéraire, tome I, p.337.
[15] A. Antoniu, Anatole France, critique littéraire, ibid., p. 102-103.
[16] Cette date correspond à la parution de L’Etui de nacre.
[17] Voir supra, I.1.3.b, p.87.
[18] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p. LXVIII.
[19] Voir supra, II.1, p.236.
[20] Voir supra, II.3, p.289.
[21] Anatole France, Pierre Nozière, ibid., p.556.
[22] Ce monde lié est une hypothèse gnostique issue de la Table d’Emeraude (Tabula Smaragdina est le codex qui est au fondement de l’alchimie, et qui aurait été écrit par Hermès Trismégiste lui-même ; on la trouve à la fin du Kitab sirr al-khalika wa sun’at at-tabi’a rédigé par un inconnu et publié au IXe siècle par Balinas, c’est-à-dire Apollonios de Tyane) : “Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.”
[23] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXXXIV-LXXXVI.