III.3) L’œuvre francienne : à la recherche d’une philosophie du monde
III.3) L’œuvre francienne : à la recherche d’une philosophie du monde
“J’ai été enclin de tout temps à prendre la vie comme un spectacle. Je n’ai jamais été un véritable observateur ; car il faut à l’observation un système qui la dirige, et je n’ai point de système[1]. L’observateur conduit sa vue ; le spectateur se laisse prendre par les yeux.”, Anatole France, Le Livre de mon ami, Pléiade, tome I, p.488.
“Enfin, pouvons-nous choisir entre l’ignorance et la connaissance, pouvons-nous rentrer nus dans le paradis terrestre ?”, Anatole France, in Le Temps, 4 décembre 1892.
“Le paradis et l’enfer ne sont que dans notre esprit.”, Anatole France, « Farinata degli Uberti », Sous l’invocation de Clio, Pléiade, tome III, p.698.
III.3.1) Le Désir comme mode de connaissance du monde
Après notre lecture structurale, nous pouvons désormais replacer la quête du Désir entreprise par Anatole France à sa juste place dans l’aventure scripturale de notre auteur. Nous avons en effet montré que le Désir se situe, dans la pensée d’Anatole France, au centre du processus poétique.
Le but de la poétique francienne reste de concevoir un monde mythique qui offre au réel, par la recréation ou la transposition littéraires, une cohérence et un sens qui seraient compréhensibles au moins pour les personnages qui y évoluent. A dire vrai, même si ces héros y connaissent l’échec ou l’absurde, comme Paphnuce ou Jean Servien, au moins leur existence y gagne-t-elle un sens. L’absurdité d’une existence reste édifiante, chez notre auteur, et chaque personnage semble être au service d’un système fondamental : assumer le Désir, se révolter contre toute réclusion originelle, assumer son propre corps pour partir en quête du cœur des choses, telle semble être la loi chez Anatole France.
Evidemment, cette prise de conscience sine qua non reste déjà en soi dans le réel une gageure qui revêt toutes les apparences du scepticisme. S’il est excessivement difficile de faire tabula rasa des préjugés confinant aux faussetés dans le réel, ainsi que nous l’avons montré dans toute la première partie de notre étude[2], le doute fonde et initie la poétique du Désir. Il est un point de départ dans l’œuvre francienne – et non un point d’arrivée, ce qui différencie essentiellement le Désir de l’engagement – , et c’est bien souvent libérés de tout dogme que les héros franciens débutent leur quête du Désir. Ainsi, Jacques Tournebroche, Thaïs, Thérèse Martin-Bellème, Chevalier, Ary ou Balthasar, pour ne citer que quelques personnages, sont tous affranchis des dogmes, quels qu’ils soient. C’est leur révolte contre la réclusion environnante qui les pousse à rechercher l’assouvissement, sinon la béance. La lutte contre les dogmes fait partie intégrante de cette révolte, de manière naturelle, comme un épiphénomène de la quête du Désir. Il est évident que le monde dans lequel ces personnages évoluent n’est pas lui-même exempt de faussetés, et c’est ce en quoi leur quête du Désir revêt une importance fondamentale ; Tournebroche se retrouve face à des salamandres, Thaïs face au christianisme ascétique et intransigeant de Paphnuce, Thérèse lutte contre la bienséance sociale et le mariage de convenance, Chevalier contre le masque arriviste de Félicie Nanteuil, Ary contre le christianisme qui refuse une figure démoniaque et irréelle lui offrant l’amour fou, etc… Toutefois, la révolte sans merci de tous ces héros contre les dogmes et les faussetés n’est qu’une étape pour accéder au logos, pour embrasser cette fusion fondamentale avec le cœur des choses.
Dès lors, Anatole France peut-il faire de toutes ces quêtes individuelles – et menées par l’écriture – une philosophie du monde ? Par philosophie du monde, nous entendons une généralisation possible de l’expérience mythique et à chaque fois particulière de ces personnages, de manière à en ériger une loi universelle. Celle-ci permettrait, cette fois dans le réel, de tirer les leçons de toutes ces expériences afin d’ériger une parade à l’absurdité d’un univers darwinien guidé par la cruauté de l’évolution et du déterminisme. En d’autres termes, La philosophie francienne du monde serait une méthode universelle pour appréhender le monde et pour réduire à néant toute son absurdité qui nous accable, en faisant d’un imaginaire une heuristique[3] ayant cours dans le réel.
Notre auteur nous offre de nombreuses clefs pour répondre à cette question. Rapportons-nous à ce que nous explique Anatole France dans l’une de ses œuvres « autobiographiques » :
“Mon plus ancien souvenir me représente un chapeau haut de forme, à longs poils, à larges bords, doublé de soie verte, dont la coiffe de cuir fauve se découpait, à sa partie supérieure, en languettes recourbées comme les fleurons d’une couronne fermée, à cela près qu’elles ne se rejoignaient pas tout à fait et laissaient apercevoir par une ouverture circulaire un foulard rouge introduit entre la coiffe et le fond armorié du chapeau[4].”
La profusion de détails de cette description –censée être le plus ancien souvenir de notre auteur – met en évidence deux choses : la première, c’est que nous nous situons bien, face à cet extrait, dans le mythe et même dans la reconstitution. En effet, il est absurde de penser qu’un très jeune enfant pourra appréhender un objet d’une manière tellement précise, sauf évidemment dans la sphère du mythe qui verbalise le souvenir[5]. D’autre part, nous remarquons que le sens prédominant chez Anatole France est bien le regard[6], et que c’est même par le regard que le petit Pierre découvre le monde. Mais allons plus loin dans le texte :
“Un vieux monsieur tout blanc entrait dans le salon, tenant à la main ce chapeau dont il tirait devant moi le foulard de soie ; moucheté de tabac à priser, qui, déployé, laissait voir Napoléon en redingote grise sur la colonne Vendôme[7]. Puis le vieux monsieur faisait sortir du fond du chapeau un petit gâteau sec qu’il élevait lentement au-dessus de sa tête, un petit gâteau rond et plat, luisant et strié sur une de ses faces. Je levais les bras pour le saisir ; mais le vieux monsieur ne me l’abandonnait qu’après avoir joui à loisir de mes inutiles efforts et du gémissement de mes désirs frustrés[8].”
A en croire Anatole France, le premier regard qu’il pose sur le monde induit un épisode de frustration. C’est elle-même qui éveille sa conscience au monde. D’ailleurs, ce fait n’est pas démenti :
“Quelque temps après, sur mes quatre ans, quand j’eus acquis une force d’esprit suffisante pour me tromper et l’éducation qu’il faut pour interpréter faussement les phénomènes, je conçus l’idée que, derrière ce canevas grossier[9], recouvert de papier à ramages, des êtres inconnus flottaient dans l’ombre, différents des hommes, des oiseaux, des poissons et des insectes[10], indistincts, subtils, animés de pensées malveillantes. [La fente du canevas une fois bouchée,] il fermait l’accès de la chambre aux esprits des ténèbres, créatures à deux dimensions, obscures et pernicieuses[11].”
Cette scène décrit une terreur enfantine bien anodine, où l’imagination de l’enfant aime à se faire peur en jouant avec ses fantasmes les plus inquiétants. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Anatole France a soixante-quatorze ans lorsqu’il écrit ces lignes, et outre son souci d’exactitude tendant à immerger le lecteur dans une réalité qui sied au genre de l’autobiographie – toujours au moyen du regard – il nous détaille symboliquement la naissance de son Désir. Dans le huis-clos de la maison familiale – lieu de la nécessaire réclusion primitive pour tout enfant ayant un toit – une veduta[12] s’ouvre dans la quotidienneté pour laisser entrevoir un monde parallèle au réel, un monde mythique qui pénètre dans le réel par une ouverture béante :
“J’approchais l’œil de cette ouverture et vis des ténèbres vivantes qui me firent dresser les cheveux sur la tête ; j’y appliquais ensuite l’oreille et entendis une sinistre rumeur, tandis qu’un souffle glacial passait sur ma joue ; ce qui me confirma sans la croyance qu’il y avait dans la tenture un autre monde[13].”
Ce monde inquiétant est fort intéressant. Il est presque impossible de savoir si dans la vie d’Anatole France les choses se sont passées ainsi. Simplement, le texte met en scène l’émergence d’un ailleurs se dressant impérieusement à l’œil de notre auteur dès sa plus lointaine enfance. L’imaginaire est déjà en combat avec le réel lorsque le Petit Pierre n’a que quatre ans :
“Mon existence, à cette époque, était double. Naturelle et banale, parfois fastidieuse le jour, elle devenait surnaturelle et terrible la nuit[14]. […] Mon imagination y mettait du sien ; elle armait mes persécuteurs nocturnes de broches, de seringues, de petits balais et de divers autres ustensiles domestiques[15].”
Il est inutile de préciser que cette nuit symbolique revêt toutes les apparences de l’imaginaire du narrateur qui s’injecte dans le réel vraisemblablement selon le système du couple regard/Désir que nous avons décrit plus haut[16].
Nous nous trouvons bien ici devant le paradoxe francien : notre auteur nous décrit un huis-clos à la banalité fastidieuse, apte à déclencher une certaine frustration. La révolte contre la réclusion de la quotidienneté ne tarde pas à venir, étrangère à la volonté de l’enfant, et le monde ténébreux qui se fait jour est une émanation de l’imaginaire du narrateur : le mythe se substitue au « réel ». L’auteur narre une enfance de substitution. Il n’est pas question de savoir si ces visions imaginaires sont vraies ou fausses, ce n’est pas l’objet du texte. Simplement, elles deviennent en essence, elles sont. Le Désir de l’enfant les fait être. Lorsque le Petit Pierre entend un jour son père, dans un demi-sommeil, lui conter une amusette, il n’entend que les mots : “Je te vends une vache[17].” En imagination, la vache finit par exister, déformée, irréelle, mais comme en essence :
“Je m’endormis et revis mon père dans mon sommeil. Cette fois, il tenait dans le creux de sa main une petite vache rousse et blanche, animée et vivante, et si vivante que je sentais la chaleur de son souffle et une odeur d’étable. Durant bien des nuits, j’ai revu la petite vache rousse et blanche[18].”
Nous sommes ici devant une véritable mise en abyme de la pensée francienne. D’une part, l’autobiographie ici mise en scène se situe imperturbablement dans la sphère du mythe, du mentir vrai, puisque la profusion de détails ne peut être le fruit que d’une reconstitution de son enfance menée soixante-dix ans après par notre auteur. Et même s’il subsiste un doute à ce sujet, ce sont bien les mots d’un homme de soixante-quatorze ans qui sont donnés en pâture au lecteur. Et d’autre part, cet imaginaire mythique sécrète lui-même le mythe : le Désir de dépasser la réclusion et la frustrante quotidienneté anime le monde, lui offre un ailleurs où s’assouvir, où résister à l’inertie du réel. La narration s’infuse dans la quotidienneté pour l’emplir d’imaginaire. Le monde mythique produit par le Désir est palpable, mais il dépasse le réel, et tout en étant incarné, il n’est pourtant pas réaliste. Son statut d’incarnation le rend aussi existant que le réel, il est dans un rapport de concurrence. Finalement, le fait de le décrire par l’écriture est une manière de le faire exister.
Cette perspective est donc fortement relativisante : dans tout ce que nous percevons du monde, qu’est-ce qui est réel, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? En d’autres termes, les productions du Désir ne concurrencent-elles pas le réel au point de devenir aussi fondées que le réel lui-même, qui reste chez Anatole France – nous le rappelons – impossible à connaître au-delà de ses apparences, puisque notre réalité charnelle est un filtre trompeur et immergé dans la finitude ? Et donc, logiquement, le Désir n’est-il pas apte à devenir pour notre auteur un mode de connaissance du monde moins trompeur que nos sens filtrés par notre réalité charnelle ?
[1] Lorsque Anatole France prétend qu’il n’a pas de système, c’est évidemment au second degré. Le contexte duquel est tiré cet extrait est provocateur (il tend à rendre naïve son autobiographie pour la rendre d’autant plus subversive.) La preuve : notre auteur, tellement obsédé par les actrices tout au long de sa vie, explique quelques lignes plus bas : “De tous les spectacles auxquels j’ai assisté, le seul qui m’ait ennuyé est celui qu’on a dans les théâtres en regardant la scène.”
[2] Voir supra, I.1, p.23, et I.2, p.127.
[3] Voir glossaire.
[4] Anatole France, Le Petit Pierre, Pléiade, tome IV, p.846-847.
[5] Anatole France écrit ce texte entre le 16 février et le 2 mai 1918. Le Petit Pierre paraît une première fois (après des corrections) chez Calmann-Lévy le 9 janvier 1919, et en avril 1924 dans sa version définitive ; en 1918, Anatole France a 74 ans !
[6] Voir supra, III.1.1, p.383.
[7] Ce détail a pour fonction de replacer la scène dans son contexte historique ; il nous ramène au moment où la colonne Vendôme symbolise le bonapartisme, bien avant d’être renversée sous la Commune le 16 mai 1871 lorsqu’une troupe de désespérés tente de détruire l’Empire exécré et s’en prend alors aux symboles. Napoléon meurt en 1821, tandis qu’Anatole France naît en 1844, deux ans avant que Napoléon III n’arrive à Paris après son séjour dans la geôle du fort de Ham. Anatole France sera lui-même, dans sa jeunesse, favorable au IInd Empire.
[8] Anatole France, Le Petit Pierre, ibid., p.847. D’après les repères temporels dont nous disposons dans le texte, le Petit Pierre n’a ici que trois ou quatre ans environ.
[9] Il s’agit d’un “canevas de toile grossière tout crevé, et, derrière le canevas, de sombres profondeurs.”, in Le Petit Pierre, ibid., p.848 : nous sommes là explicitement devant la problématique de la béance.
[10] En d’autres termes, ces êtres n’appartiennent pas à l’évolution darwinienne.
[11] Anatole France, Le Petit Pierre, idem.
[12] Voir supra, III.1.1.a, p.383.
[13] Anatole France, Le Petit Pierre, ibid., p.848-849.
[14] Cette distinction schizoïde entre jour et nuit est emblématique : si la vie du Petit Pierre est banale et fastidieuse le jour, Anatole France ne cherchera pas à la décrire : il ne décrit que sa zone d’ombre dans l’œuvre présente, qui se passe de nuit.
[15] Anatole France, Le Petit Pierre, ibid., p.849.
[16] Voir supra, III.1.1.d, p.399.
[17] Anatole France, Le Petit Pierre, idem.
[18] Anatole France, Le Petit Pierre, idem.