III.1.3.c) L’après-logos : l’étape possible de l’expansion du monde par l’érotogenèse et la dyade héros/monde
III.1.3.c) L’après-logos : l’étape possible de l’expansion du monde par l’érotogenèse et la dyade héros/monde
Dans « Balthasar », le monde connaît le même effondrement que dans La Rôtisserie de la reine Pédauque. Le principe est strictement le même, une fois le logos atteint. Balthasar et Balkis tombent sur des brigands vendeurs d’esclaves et le roi d’Ethiopie finit par se prendre un coup de couteau dans le ventre. Il reste dans une sorte d’état comateux quinze jours durant lesquels, en proie à un délire violent, il ne cesse d’appeler Balkis. Or, celle-ci est avec le roi de Comagène[1] et feint de ne plus se souvenir de rien :
“Elle tourna vers [Balthasar] des yeux tranquilles et durs. Il comprit qu’elle avait tout oublié et lui rappela la nuit du torrent. Mais elle : « Je ne sais, en vérité, ce que vous voulez dire, seigneur. Le vin de palmier ne vous vaut rien. Il faut que vous ayez rêvé. _ Quoi ! s’écria le malheureux prince en se tordant les bras, tes baisers et le couteau dont j’ai gardé la marque, ce sont des rêves !… » Elle se leva ; les pierreries de sa robe firent le bruit de la grêle et lancèrent des éclairs. « Seigneur, dit-elle, voici l’heure où s’assemble mon conseil. Je n’ai pas le loisir d’éclairer les songes de votre cerveau malade. Prenez du repos. Adieu ![2].”
Pourquoi ce revirement (presque) inattendu ? La raison en est simple. Certes, la reine de Saba est souvent considérée comme une femme fatale[3], mais sous la plume d’Anatole France, elle ne peut être considérée comme telle. En fait, puisque Balthasar a consommé son Désir, la reine de Saba ne sert strictement plus à rien. Nous sommes bien dans un mode d’alternance, les choses reprennent leur place. L’érotogenèse est achevée, laissant Balthasar de nouveau à son ontologique solitude :
“Balthasar, se sentant défaillir, fit effort pour ne point montrer sa faiblesse à cette méchante femme et il courut dans la chambre où il tomba évanoui, sa blessure rouverte. Il resta trois semaines insensible et comme mort, puis, s’étant ranimé le vingt-deuxième jour[4], il saisit la main de Sembobitis, qui le veillait en compagnie de Menkéra, et il s’écria en pleurant : « Oh ! mes amis, que vous êtes heureux vous deux, l’un d’être vieux et l’autre d’être semblable aux vieillards !… Mais non ! il n’est pas de bonheur au monde, et tout y est mauvais, puisque l’amour est un mal et que Balkis est méchante[5].”
Balthasar est redevenu mortel, en prise avec le temps et l’espace. Seulement, ayant connu l’état du logos, il est métamorphosé, selon cette loi initiatique du Désir. Dès lors, il n’a plus qu’à tirer la leçon du logos pour acquérir une sagesse sereine et désintéressée. Le monde a pendant ce temps acquis une nouvelle géométrie, une organisation presque objective, il s’offre dénudé au regard de Balthasar, dans toute sa largeur, ce n’est plus un huis-clos :
“Chaque soir, assis sur la terrasse de son palais, [Balthasar] contemplait les palmiers immobiles à l’horizon, ou bien il regardait, à la clarté de la lune, les crocodiles flotter sur le Nil comme des troncs d’arbres[6].”
L’ordre cosmique des choses a repris sa place et la nouvelle sérénité de Balthasar s’infuse dans le monde comme ce dernier a repris des dimensions normales. Après l’effondrement de la perte de Balkis, l’univers est à nouveau en expansion, tandis que va s’enfler la nouvelle sagesse de Balthasar. Evidemment, cette sagesse est douloureuse, puisque le souvenir de Balkis laisse des traces d’amertume à Balthasar, mais c’est là le principe de l’alternance. Ainsi, le Désir du roi mage ne cherche plus à s’approprier la reine de Saba, ce serait inutile. Il est en paix.
C’est bien par le système de l’érotogenèse que le monde a acquis cette nouvelle dimension. Le monde tel que le voit à présent Balthasar est devenu lisible, le Désir l’a possédé, il n’est maintenant plus inconnu. Le monde et Balthasar sont maintenant une dyade[7], toute altérité est dépassée à jamais. Balthasar peut donc à présent interpréter le monde en toute quiétude, du haut de la ziggourat qu’il fait construire. Métaphoriquement, cette ziggourat représente son nouvel état de sagesse du haut de laquelle Balthasar possède d’un regard l’univers entier. Désormais, une fois l’état de logos achevé, le regard n’est plus intentionnalisé par le Désir. Il se satisfait de ce qu’il est. Pour ainsi dire, le Désir n’a plus de raison d’être et se fait oublier. La sagesse francienne paraît donc résider dans cette loi : est sage l’homme qui ne désire plus ni ne connaît plus aucune frustration.
La ziggourat est l’incarnation de cette sagesse, dans toute sa splendeur verticale et phallique. Le principe féminoïde du monde a été conquis :
“Balthasar, ayant résolu d’être un mage, fit construire une tour du haut de laquelle on découvrait plusieurs royaumes et tous les espaces du ciel. Cette tour était de brique et elle s’élevait au-dessus de toutes les autres tours. Elle ne fut pas construite en moins de deux ans, et Balthasar avait dépensé pour l’élever le trésor entier du roi son père. Chaque nuit il montait au faîte de cette tour et, là, il observait le ciel. [Il dit : « ] Voilà des connaissances que je veux acquérir. Pendant que j’étudie l’astronomie, je ne pense ni à Balkis, ni à quoi que ce soit au monde. Les sciences sont bienfaisantes : elles empêchent les hommes de penser[8] ».”
Cette sérénité continue pourtant à s’infiltrer dans le monde, et c’est là l’étape ultime de l’érotogenèse. Le monde subit alors une expansion encore jamais atteinte, comme le regard perce les distances et abolit d’une certaine manière le temps et l’espace dans le « réel », sans que le Désir n’intervienne plus en créant des mythes. Maintenant, le monde est dénudé au regard, le Désir n’a plus besoin de se l’approprier en le mythifiant. La dialectique de l’absence et de la présence est interrompue, ainsi que celle du dedans et du dehors. Dans cette dernière étape, par alternance, le monde est directement en fusion avec le regard. L’existence de Balthasar a donc un sens.
Ce monde en distension peut l’être évidemment dans un huis-clos, comme c’est le cas dans La Rôtisserie de la reine Pédauque avec un Jacques Tournebroche qui reste dans sa grande maison. Mais l’expansion universelle y est symbolisée par les livres. Dans « Balthasar », la propagation du moi se dilatant dans le monde est symbolisée par l’étoile que le roi mage va suivre.
“Il n’y a de vrai que ce qui est divin et le divin nous est caché. Nous cherchons vainement la vérité. Pourtant, voici que j’ai découvert une étoile nouvelle dans le ciel. Elle est belle, elle semble vivante et, quand elle scintille, on dirait un œil céleste qui cligne avec douceur[9].”
Cet œil céleste n’est autre que celui d’un Balthasar ayant acquis la quiétude de celui qui ne désire plus, cet œil est l’œil du sage qui épuise le monde de son seul regard, sans aucune intervention du Désir. Il est sans doute le but ultime de l’érotogenèse[10]. L’homme qui ne désire plus est un homme dont l’existence est enfin accomplie.
Nous pensons que les étapes du Désir que nous avons mises au jour dans « Balthasar » sont généralisables à toute l’œuvre francienne, jusques et y compris le franchissement du logos[11] – les œuvres « politiques » mises à part, bien entendu, qui tiennent de l’engagement idéologique plutôt que du Désir[12]. En effet, ce système est de nature structurale, organisant l’élaboration de chaque texte francien en profondeur ; il paraît assurer la progression initiatique – toujours mise en œuvre – des héros franciens, tandis qu’ils évoluent dans un monde qui est sécrété par eux-mêmes dans un mouvement dépendant de l’étape ou de l’alternance dans laquelle se situe leur propre Désir.
Ainsi, le récit demeure régi par ces lois d’aboutissement du Désir, tandis que le héros francien connaîtra ou non la sagesse ultime selon qu’il aura connu ou non l’état ontologique du logos. La lecture structurale du Désir peut ainsi éclairer précisément les agissements et la conformation du monde de l’œuvre francienne, du Crime de Sylvestre Bonnard à La Révolte des anges.
[1] Province d’Asie Mineure. (Antiochus, dans le Bérénice de Racine, est le roi de Comagène. Voir la note de Marie-Claire Bancquart (p.594), Pléiade, tome I, p.1300. Voir le Livre de Daniel, (10-12), où Antiochus Epiphane est dépeint comme un persécuteur des Juifs châtié par Dieu.
[2] Anatole France, « Balthasar », ibid., p.594.
[3] Voir supra, II.3.3.b, p.353.
[4] Le nombre vingt-deux symbolise traditionnellement la manifestation de l’être dans sa diversité et son histoire, c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps. En effet, les lettres de la Kabbale sont vingt-deux, c’est la fin du cycle et un retour au début des choses. Ce système est analogue dans l’hiératique éthiopien. On le retrouve aussi tout simplement dans le tarot de Marseille. Voir R. Allendy, Le Symbolisme des nombres, Paris, 1948, p.371.
[5] Anatole France, « Balthasar », idem.
[6] Anatole France, « Balthasar », ibid., p.595.
[7] Voir glossaire.
[8] Anatole France, « Balthasar », ibid., p.596.
[9] Anatole France, « Balthasar », ibid., p.597.
[10] La fin de « Balthasar » est pour le moins fantaisiste, permettant à Anatole France de raccrocher l’aventure de Balthasar à celle des rois mages de la Bible (Luc, 2 et Matthieu, 2). Cette fin décrit un roi mage qui délaisse évidemment la reine de Saba, jalouse de la sérénité de Balthasar, courroucée de n’être plus un objet de Désir, tandis que l’œil stellaire pousse Balthasar jusqu’à la crèche dans laquelle Jésus naît, en ce 25 décembre de l’an 0. N’oublions pas que Balthasar est un conte de Noël.
[11] Nous nuancerons ce fait à propos de l’après-logos tout en l’approfondissant infra, III.2.1, p.434 et sqq. : nous y verrons que Balthasar est un cas particulier dans le sens où l’après-logos y est retracé comme le meilleur achèvement possible de la quête du Désir. C’est dans ce contexte que nous utilisons ici ce texte comme référence, parce qu’il illustre parfaitement le but ultime de l’érotogenèse.
[12] Voir supra, III.1.1.d, p.399.