III.1.2) Le Désir révolté et l’érotogenèse
“Et vous, mon hôte, ajouta M. l’abbé Coignard, donnez-moi à boire, car j’ai la pépie par la faute de M. Nicolas Cerise, qui croit que la nature est athée. Et, par tous les diables, elle l’est et le doit être en quelque manière, monsieur Nicolas Cerise ; et si toutefois elle narre la gloire de Dieu, c’est sans connaissance si ce n’est dans l’esprit de l’homme, qui seul procède du fini et de l’infini. A boire ! ”, Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.250.
“Il disait aussi la joie et la douleur penchant sur la terre leurs têtes jumelles, et le désir qui crée les mondes.”, Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.713.
Puisque le Désir est sous-tendu par la dialectique de l’absence et de la présence, nous allons voir qu’il porte en lui-même la nécessité d’une révolte ontologique, qui est justement celle de dépasser l’absence et la présence.
Le Désir ne peut donc aller au cœur du monde, il ne fait que le saisir au travers de mythes, il construit lui-même ce que le regard ne peut percer. Il n’a pas la capacité de dépasser l’apparence du monde pour aller au-delà, jusqu’à l’essence des choses[1]. Or, n’est-ce pas pourtant là l’un de ses projets fondamentaux ? Ce paradoxe reste en effet douloureux pour l’homme ; Anatole France ne dit pas autre chose dans son introduction aux Opinions de M. Jérôme Coignard :
“ Notre insaisissable pensée est tout ce que nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde[2].”
Par conséquent, il apparaît que le Désir ne peut agir que dans un mouvement de révolte vis-à-vis de ce paradoxe, sous peine de sombrer à jamais dans une invivable frustration. En effet, le sens du monde – et celui-là même de l’existence humaine – est-il condamné à rester caché, le Désir est-il contraint à ne se nourrir que de lui-même, en ne rendant présent au je que ce qu’il sécrète ?
Nous allons tenter de mettre au jour la nature de la représentation du monde que le Désir francien offre au je, afin de voir si en effet il peut lui proposer autre chose que des mythes. Nous nous appuierons pour ceci sur La Révolte des anges, roman paru en 1913[3] – l’un des derniers de notre auteur[4] –, où est sans doute mis en œuvre le Désir de la manière sinon la plus aboutie du moins la plus emblématique. La Révolte des anges est une œuvre où chaque ange, d’Arcade à Zita, de Mirar à Istar, et de Nectaire à Satan, représente une modalité particulière du Désir. Nous noterons que le Désir selon Arcade, Mirar, Zita et Istar ne sont que des aspects différents d’une seule et même notion, toujours plus ou moins frustrée. Nous prouverons qu’au-delà de ce polymorphisme, c’est le Désir de Nectaire qui englobe toutes ces modalités particulières et c’est donc sur lui que nous nous attarderons le plus.
[1] “L’essence coïncide avec ce qu’il y a de plus intime et de presque secret dans la nature de la chose, bref ce qu’il y a en elle d’essentiel.”, E. Gilson, L’Etre et l’essence, Vrin, Paris, 1948, p.21.
[2] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.214-215.
[3] Le roman parut sous le titre Les Anges dans le journal Gil Blas tous les jeudis et les dimanches entre le 20 février et le 19 juin 1913, sous une forme différente de l’édition que nous connaissons actuellement. L’édition originale, sur laquelle nous nous appuyons, paraît quant à elle le 18 mars 1914 chez Calmann-Lévy, sous le titre La Révolte des anges.
[4] Il écrira par la suite Le Petit Pierre et La Vie en fleur, ce diptyque constituant sa dernière œuvre littéraire.