III.1.1.d) Le couple regard/Désir et le pansexualisme
Nous sommes donc dans un univers réflexif où le monde tel qu’il est décrit est une représentation réflexive d’un moi s’expulsant hors de sa réalité charnelle par l’œil et par le Désir. Dès lors, le pansexualisme demeure une conséquence directe de cette réflexion. Le pansexualisme francien organise le monde en donnant à l’homme la possibilité d’entrevoir un sens à son existence. Il fait également figure de principe de causalité[1]. Il n’est pourtant qu’une émanation de celui qui regarde le monde, avec ses zones d’ombre n’attendant qu’à être remplies par le Désir.
L’Autre rencontre le moi au travers de cette émanation. Nous avons vu que l’Autre ne reste malgré tout qu’une image mythique pour celui qui le regarde et le désire. “Le charme qui touche le plus les âmes est le charme du mystère. Il n’y a pas de beauté sans voiles, et ce que nous préférons, c’est encore l’inconnu[2].” Cette part d’inconnu reste au fondement du pansexualisme, et peut être mise en relation directe avec la dialectique de l’absence et de la présence. Nous allons opposer deux héros franciens, Paphnuce et Jacques Tournebroche, en mettant en évidence le fait que le pansexualisme dérive exclusivement du point de vue du héros sur le monde, et du regard de l’Autre sur le héros.
Lorsque Paphnuce voit Thaïs mourir, il sait fort bien qu’il ne pourra jamais plus la posséder. Un jeu polyscopique est mis en œuvre par Anatole France lorsqu’il dépeint la mort de la belle danseuse. Les femmes qui récitent le Te Deum sont voilées, et l’espace dans lequel se situe la scène – décrite comme vue par Paphnuce – est ouvert, bien que l’action se déroule dans un cloître. Thaïs repose sous un figuier. Lorsque Paphnuce l’appelle, elle se tourne vers lui : “Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes blancs de ses yeux[3].” La blancheur de ses globes oculaires signifie qu’elle refuse ontologiquement le moindre regard à Paphnuce. Celui-ci ne peut donc plus être mis en présence avec l’intériorité de Thaïs, il reste exclu, plus seul que jamais, en proie à la frustration. Cependant, son Désir est nécessairement redoublé, puisqu’il remplit les zones d’ombre que le regard sécrète. Ainsi, Paphnuce reste dans le pire état de frustration imaginable : ne jamais plus être vu, c’est-à-dire ne plus jamais exister.
“Tout à coup, Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette s’ouvrirent tout grands ; et, les regards envolés, les bras tendus vers les collines lointaines, elle dit d’une voix limpide et fraîche : « Les voilà, les roses de l’éternel matin ! » Ses yeux brillaient ; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle revivait plus suave et plus belle que jamais[4].”
Il se produit ici une véritable atrocité pour Paphnuce : la réintégration de Thaïs dans le système mystique du roman. Thaïs réincorpore le principe féminoïde qui architecture le monde, et son regard envolé illustre métaphoriquement la fusion du moi de Thaïs avec ce principe. Paphnuce en est entièrement exclu et, lorsqu’on relit tout le roman Thaïs sous cet angle, on se rend compte que Thaïs ne regarde jamais Paphnuce. Lorsqu’il saisit le regard de Thaïs, ce n’est que lorsqu’il rêve, ou lors d’hallucinations dues non à son état débilitant d’ascète, mais bien lorsque son Désir possède l’image de Thaïs en la mythifiant à l’extrême. Le drame de Thaïs se noue tout au long du récit par la recherche du regard de l’Autre. Lorsque Thaïs meurt, Paphnuce rejoint le néant de celui qui n’a jamais été vu, de celui qui n’a jamais été l’objet de Désir de quiconque. Quand Paphnuce se couche sur le corps de la mourante en lui déclarant sa frustration[5], les prunelles de Thaïs nagent dans l’infini. Dès lors, Paphnuce prend cruellement conscience que jamais son Désir n’a pu posséder autre chose que des images, autant dire le néant. A la fin du roman, Thaïs une fois morte, Paphnuce devient un monstre à la hideur sans borne, car nul regard ne se posera plus jamais sur lui.
Le pansexualisme régissant le monde n’émanait donc pas de Thaïs, mais bien de Paphnuce. Il s’éteint lorsque l’objet du Désir ferme les yeux à jamais. Le monde dépeint dans Thaïs est donc bien celui issu de la réflexivité de Paphnuce, et le pansexualisme n’est qu’une mise en présence dans le monde, par projection de l’intériorité de Paphnuce dans le dehors, des objets désirés et qui sont absents.
Cela explique bien l’épisode où Paphnuce est stylite : du haut de sa colonne, il attend que le monde entier le désire, alors que le monde ne fait que le regarder (comme une curiosité touristique, d’ailleurs). La frustration de Paphnuce provient du fait que ses objets de Désir l’ignorent, ne lui lancent pas même un regard : Dieu lui-même est absent et le délire mystique de Paphnuce le rend présent : c’est son Désir qui s’approprie le monde paradisiaque de l’au-delà, car il est absent. Il en va de même pour Thaïs, qui ne le regarde jamais. Paphnuce n’a donc pour ainsi dire aucune existence, son intériorité n’existe que projetée dans le monde par le Désir d’exister. Son Désir remplit le néant où il évolue. C’est pourquoi notre ascète voit des petits chacals, ou encore le diable, ou même des fresques évocatrices ou des êtres mythiques – comme le sphinx. Paphnuce sécrète le monde et le lecteur n’est confronté qu’à ce point de vue. La focalisation omnisciente de la narration est paradoxalement interne à Paphnuce. Finalement, le pansexualisme régissant le monde, refusé avec force par Paphnuce travers de son ascétisme fanatique, est pourtant la plus belle et la plus précise des évocations de son intériorité. Ce pansexualisme est le miroir intérieur de Paphnuce. On comprend ainsi pourquoi ce héros ne pouvait qu’être malheureux. Peut-on exister en se refusant soi-même ?
Cette loi de réflexivité est généralisable à presque toutes les œuvres d’Anatole France[6]. Le monde qu’il dépeint est mythique parce que réflexif. Dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, le narrateur n’est autre que Jacques Tournebroche. Ce jeune homme est à l’opposé de Paphnuce, car il est au centre des regards. De nombreux précepteurs s’intéressent à son avenir, alors qu’il n’est que le fils d’un modeste rôtisseur. Des femmes l’initient au Désir, jusqu’à Jahel. Lors de sa première rencontre avec la jeune fille[7], c’est elle qui baisse ses yeux bleus[8] : Jacques Tournebroche est très jeune un objet de Désir. Cela converge vers l’enseignement de son bon maître Jérôme Coignard, qui l’éduque à la libre pensée pour qu’il puisse se débarrasser de toute frustration :
“Souffrez que je vous dise encore qu’il est dangereux de s’attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet de trouble et d’inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figure est de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qu’il porte en soi la réalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d’être eunuque, ce qui est affreux à penser[9].”
Ce détachement des sujets d’inquiétude pour la chair proclame subversivement qu’il faut au contraire s’en rapprocher sans inquiétude pour ne pas en être frustré : en être détaché, c’est en être repu pour ne pas y penser. De ce fait, le monde de La Rôtisserie de la reine Pédauque reste bien dépeint au travers de l’intériorité profonde et tranquille de Jacques Tournebroche (la narration est d’ailleurs menée sur un mode très objectif, ou du moins distancié) : “Déliés, hélas ! de cette étreinte délicieuse, nous nous regardâmes tous deux avec surprise. Occupée à renaître avec décence, elle arrangeait ses jupes et se taisait[10].” Le narrateur, comme on le constate ici, ne perd pas son existence à rendre présent ce qui lui est absent, car il a finalement tout ce qu’il désire.
La Rôtisserie de la reine Pédauque est donc un roman retraçant l’initiation du couple regard/Désir de Jacques Tournebroche. L’initiation commence par l’estomac dans la rôtisserie paternelle où l’enfant est censé remplacer le chien afin de tourner la broche, pour finir par la disparition du maître et l’indépendance complète d’esprit et de corps du jeune homme. Entre temps, Tournebroche passe du stade de jeune débutant à celui de possesseur d’une femme transcendante[11]. La femme passe de l’état d’image – l’Eve de la Bible flamande – à celui d’objet du regard, puis du Désir, puis d’union. Jahel passe elle-même d’un statut mythique[12] à celui de possession charnelle[13], puis d’objet assouvissant du Désir[14]. Tournebroche est, à l’inverse de Paphnuce, le centre de tous les regards. Autant dans Thaïs le monde tourne autour de Thaïs alors qu’il est architecturé par l’œil de Paphnuce – d’où l’insondable frustration de l’ascète –, autant dans La Rôtisserie de la reine Pédauque le monde tourne autour du « regard regardé » – si on nous pardonne l’expression – de Jacques Tournebroche. C’est pourquoi il existe une opposition fondamentale entre Paphnuce l’ascète et Tournebroche l’hédoniste. Ce dernier est en effet un héros accompli, sans la moindre once de frustration. Son Désir n’a pas à rendre présent ce que son regard rend absent, puisqu’il possède les objets de son Désir en étant au centre de tous les regards d’une part, et en connaissant la fusion charnelle avec l’objet désiré d’autre part. Le pansexualisme de La Rôtisserie de la reine Pédauque en est donc réduit à sa plus simple expression : il se superpose au Désir de Tournebroche pour Jahel. Ce n’est pas le cas, dans ce roman, pour d’Astarac, qui ne vit que pour ses Salamandres rendues présentes par le Désir car absentes pour le regard. Tournebroche est d’ailleurs fort distant de la science obscure d’Astarac, justement parce qu’il n’a pas besoin de mythe auquel se raccrocher : ce qu’il voit lui suffit. Ce n’est pas non plus le cas pour Coignard, qui a bien profité des joies de la vie en bon épicurien, et dont le Désir se repaît de souvenirs tandis que l’estomac digère de façon bienheureuse et que le cerveau continue de se cultiver inlassablement. Tournebroche, au centre de l’initiation, n’est autre qu’un futur Jérôme Coignard.
Lorsque Jahel délaisse Tournebroche pour se tourner vers d’Anquetil, c’est à ce moment que le jeune homme acquiert la sagesse, grâce à Coignard :
“C’est ainsi, mon fils, que nous colorons à nos yeux nos pires instincts. La morale humaine n’a pas d’autre origine. […] Cette sagesse est difficile. Elle le serait plus encore si on vous avait pris votre maîtresse. Vous sentiriez alors des dents de fer vous labourer la chair et votre esprit s’emplirait d’images odieuses et précises[15].”
Ainsi, lorsque Jahel a rejoint d’Anquetil par pure avidité matérielle, Tournebroche ne la voit plus – malgré lui – comme objet de Désir, et il n’a plus besoin d’elle : “Jahel parut sous la voûte, toute frileuse dans sa mante noire. Ne pouvant soutenir sa vue, je détournais les yeux[16].” Cette attitue prouve son accomplissement, tandis que le monde où il évolue change de teneur : Tournebroche n’est progressivement plus le centre des regards et ceci fait partie de son initiation :
“ « Hélas ! Jahel ! disais-je, le souvenir et l’image de nos tendresses, qui faisaient naguère mes plus chères délices, me sont devenus un cruel tourment, par l’idée que j’ai que vous êtes aujourd’hui avec un autre ce que vous fûtes avec moi. » Elle répondait : « Une femme n’est pas la même avec tout le monde. »[17].”
Ce détachement progressif des objets de Désir se poursuit jusqu’à la mort de Jérôme Coignard. Jahel le dit explicitement à Tournebroche :
“Vous faites à vous seul, plus qu’aux trois quarts, les frais de votre malheur. […] J’entends, mon ami, que si j’y fournis l’étoffe, vous y mettez la broderie et que votre imagination enrichit beaucoup trop la simple réalité. Je vous jure qu’à l’heure qu’il est, je ne me rappelle pas moi-même le quart de ce qui vous chagrine ; et vous méditez si obstinément sur ce sujet que votre rival vous est plus présent qu’à moi-même[18].”
En même temps que le Désir pour Jahel s’effondre, le monde change de teneur, puisqu’il est réflexif. Il s’effrite tandis que les regards s’éteignent. Cependant, la sagesse fait place à la frustration. “Le malheur m’avait rendu sage[19].” L’initiation de Tournebroche se termine, à l’inverse de celle de Paphnuce, par un Désir assagi, puisqu’il a été vécu, ainsi que par une érosion progressive du monde, y compris de son pansexualisme qui n’a plus raison d’être. Le château d’Astarac flambe, emmenant sous les décombres l’ésotériste lui-même et la bibliothèque de Coignard. Mosaïde le Juif, l’assassin de Coignard, meurt dans la Seine après avoir mis le feu au château. Quant à Jahel, elle ne devient qu’un souvenir :
“Il n’est pas d’amour qui résiste à l’absence. Le souvenir de Jahel, d’abord cuisant, s’adoucit peu à peu et il ne m’en resta qu’une irritation vague, dont elle n’était plus même l’unique objet[20].”
Cette érosion progressive du monde s’effondrant sur lui-même[21] illustre bien, une fois encore, la réflexivité de cet univers. Il est en tout point conforme à l’érosion de l’intériorité profonde de Tournebroche. Ce dernier finit le roman dans une sorte de sérénité ressemblant à celle de Coignard, parmi les livres, dans un huis-clos figuré par une grande maison. Finalement, le Tournebroche du début de La Rôtisserie de la reine Pédauque n’a plus à être le centre de tous les regards et n’a plus d’autre monde à regarder que ses livres : son Désir a été épuisé par Jahel et l’univers a acquis pour lui son ultime signification.
Thaïs et La Rôtisserie de la reine Pédauque sont donc deux romans aux antipodes l’un de l’autre : dans le premier, on voit une expansion du pansexualisme qui conduit au paroxysme de la frustration – rendre présent jusqu’à la folie ce qui est absent – et à l’inexistence profonde du regard de l’Autre. Dans le second, au contraire, le regard de l’Autre conduit sereinement le Désir à l’assouvissement, puis le monde s’effrite et se contracte sur lui-même, tandis que la sagesse d’un quotidien calme et démythifié prend tranquillement place : le moi ne s’attache plus qu’au présent. Dans les deux cas, le monde est d’essence réflexive et suit la progression du Désir du protagoniste au travers de l’évolution du regard de l’Autre. C’est donc bien le couple regard/Désir qui sécrète le monde, dont le pansexualisme n’est plus qu’un épiphénomène pourtant fondamental.
[1] Voir supra, II.3.4, p.368.
[2] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.112.
[3] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.862.
[4] Anatole France, Thaïs, idem.
[5] “Ne meurs pas, criait-il d’une voix étrange qu’il ne reconnaissait pas lui-même. Je t’aime, ne meurs pas ! Ecoute, ma Thaïs. Je t’ai trompée, je n’étais qu’un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela n’est rien. Il n’y a de vrai que la vie de la terre et l’amour des êtres.”, Anatole France, Thaïs, idem.
[6] Les œuvres « politiques » mises à part (Histoire Contemporaine), qui sont plutôt des chroniques de société romancées. C’est la raison pour laquelle nous ne les abordons presque jamais dans notre étude.
[7] Voir supra, II.3.3.b, p.353.
[8] Voir Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.89.
[9] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.305.
[10] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.90.
[11] Voir supra, II.3.3.b, p.353.
[12] “Je l’accusai intérieurement d’être la Nymphe de ce vieux fou. Pour en être tout de suite éclairée, je lui demandai rudement si elle avait coutume de faire la Salamandre dans ce château.”, Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.92.
[13] “Je fis de mon mieux et je fus assez heureux cette fois encore pour épargner à cette belle personne l’affront qu’elle méritait le moins. Il me sembla qu’elle n’était pas mécontente de moi.”, Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, idem.
[14] “Elle s’arracha de mes bras au petit jour, avec mille serments de me rejoindre bientôt, m’appelant son âme, sa vie, son greluchon.”, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.95.
[15] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.156.
[16] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.158.
[17] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.160.
[18] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.185.
[19] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.200.
[20] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.202.
[21] Voir infra, III.1.3, p.420.