III.1.1.c) Le regard et l’Autre
Si le monde est mythique, fait d’images que seul l’œil peut percevoir et le Désir interpréter, ceci explique de la même manière pourquoi le merveilleux est chez Anatole France tellement « naturel ». Bien des personnages mythiques font leur apparition dans cet univers francien, et ils ne posent guère de problème à ceux qui les regardent ; Paphnuce voit le diable dans Thaïs, mais en aucun cas il ne remet son existence en cause. C’est le cas de Maël également, dans L’Ile des Pingouins, tout comme un bon nombre de personnages dans Le Puits de sainte Claire. Beaucoup de personnages merveilleux existent dans de multiples nouvelles de notre auteur, dans L’Etui de nacre ou dans Balthasar. Le recensement de tous ces personnages demanderait un travail minutieux, et on aboutirait à un classement complexe de personnages d’origines biblique, mythologique, grecque, latine, kabbalistique, ésotérique, historique, etc…
Cependant, cette audacieuse diversité nous pousse à nous demander si ce n’est pas tout simplement l’Autre qui est de nature mythique, en ce que l’Autre reste une image pour le je chez Anatole France. Si c’était le cas, alors chaque humain se sentirait encore plus irrémédiablement seul, avec un Désir décuplé de dépasser ces images pour fusionner avec l’intériorité profonde de l’Autre.
Chez notre auteur, nombreux sont ces personnages troubles qui voient le monde sous un jour très particulier, immergés – voire englués – qu’ils sont dans leur propre point de vue. C’est la confrontation des points de vue ( pourrait-on parler de polyscopie comme système de narration francienne ?) qui donne la plupart du temps la substance au récit francien. Par exemple, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, d’Astarac semble en tout point illuminé, presque fou. L’argument de La Rôtisserie de la reine Pédauque commence pourtant non pas par une hallucination d’Astarac, mais bien par sa vision inédite du monde s’imposant aux points de vue des autres personnages :
“La porte s’ouvrit et […] un grand homme noir aborda la rôtisserie, dans une rafale de neige et de vent. « Une Salamandre ! Une Salamandre ! » s’écriait-il. Et, sans prendre garde à personne, il se pencha sur le foyer dont il fouilla les tisons du bout de sa canne, [et] l’homme noir remuait encore le feu, en criant : « Une Salamandre !… Je vois une Salamandre », tandis que la flamme agitée faisait trembler au plafond son ombre en forme de grand oiseau de proie[1].”
Dans le réel, il est fort à parier que notre kabbaliste aurait été interné à la Bastille pour sorcellerie. Ce n’est certes pas le cas dans l’univers francien. Si d’Astarac voit des Salamandres, c’est que pour lui, elles existent, puisqu’il les voit. Ces personnages caricaturaux qui croient à ce qu’ils voient prêtent à sourire et font partie de la truculence francienne. Nous pourrions citer Monsieur Pigeonneau[2], frère Ange[3] ou encore même Paphnuce[4] ou Sariette[5]. La liste est longue.
Toutefois, au-delà de ces caractères particuliers, chacun des personnages franciens relève de cette propension à voir le monde dans une substance mythique, puisque nous l’avons dit, chaque Autre demeure une image pour chaque Autre.
Chaque personnage reste imperméable au monde et dans une insondable solitude. C’est la raison pour laquelle le regard d’Autrui est aussi fondamental chez Anatole France : sonder le regard de l’Autre, c’est chercher une sorte de définition de soi, c’est s’extraire de la solitude ontologique nécessitée par la réalité charnelle de l’homme. Comme le souligne Anatole France avec amertume, “on se brise l’un contre l’autre, on ne se mêle pas[6].” Cette simple réflexion est pourtant sans doute la plus importante de toute l’œuvre de notre auteur. Nous rejoignons ici la dialectique de la présence et de l’absence : le regard ne voit qu’une image partielle de l’Autre, et il est impensable d’en saisir l’intériorité profonde.
Lorsque Nozière connaît pour la première fois Marie Bagration[7], il n’en voit qu’une image impénétrable :
“Quand la princesse prit du thé, je m’approchai d’elle ; je la voyais toujours dans un nimbe et pourtant avec cette fermeté de lignes qui était son principal caractère ; ses mouvements étaient larges, libres et plus rythmés et plus musicaux que ceux des autres femmes. Ce qui me frappait d’effroi, c’était l’air d’indifférence imprimé sur ses traits, c’était ce beau visage fermé comme un tombeau[8].”
Cette apparence inaccessible est renforcée par le fait que Nozière la regardant n’est pas une seule fois regardé :
“S’il m’avait fallu définir alors le sentiment que j’éprouvai pour cette femme, je crois que j’aurais dit : c’est la haine, mais une haine désarmée, tranquille et belle comme son objet. Elle partit de bonne heure. J’éprouvai à son départ l’impression que je n’en étais pas séparé et que désormais, où qu’elle fût, elle serait près de moi[9].”
Lorsque le regard n’est pas partagé, lorsqu’il n’est pas réciproque, c’est le Désir qui en prend le relais, selon la dialectique de l’absence et de la présence. Ici, il est manifeste que Nozière est confronté à une femme glaciale qu’il désire, et que sa frustration d’être ignoré est intolérable. Le Désir se substitue au regard que la belle ne lui a pas renvoyé, et comme Bagration n’est qu’une image inaccessible, le Désir renforce cette structure mythique en la possédant, en la rendant présente, en la faisant fusionner à Nozière. Pourtant, ce dernier n’accomplit cette fusion qu’avec une simple image mythifiée, et on ne peut pas penser que ceci suffira à assouvir son Désir : Nozière reste seul.
Le Désir de Nozière se substitue tellement au regard que la belle Marie Bagration devient un objet de Désir à part entière :
“Et maintenant, en vérité, je la voyais plus distinctement que je n’avais pu le faire en sa présence. Je retrouvais tout d’elle : son petit front, qui rejoignait la racine du nez par une ligne presque droite, les disques des prunelles où nageait l’or fondu dans un œil presque noir, les narines fières comme des ailes, les lèvres entrouvertes, rapprochant leurs deux arcs rouges pour le plus beau des baisers solitaires, le cou puissant et blanc, les seins écartés sur une poitrine large[10].”
Cependant, cet objet de Désir est idéalisé au point qu’il est dépeint comme soumis à Nozière. Dans cette image mythique de Marie Bagration, la description s’attarde beaucoup sur le regard de la jeune femme qui est reconstitué en remplaçant l’indifférence dont a fait preuve cet objet de Désir dans le « réel ». Bagration est tendancieusement décrite avec un masque de plaisir, comme si elle était charnellement possédée par Nozière. Cependant, cette figure de Bagration n’est pas un simple fantasme érotique. Dans la perspective francienne, au contraire, elle met en évidence cette dialectique de l’absence et de la présence. Si l’objet du Désir n’avait pas ignoré Nozière, le Désir n’aurait pas eu à se l’approprier. La rendant présente, le Désir s’est substitué au regard au point de se leurrer lui-même, de transformer une simple image vue par l’œil en femme significativement soumise. Nous sommes là face à un mythe à la puissance deux.
D’ailleurs, une fois que le Désir a possédé cette image, la frustration n’en est que plus puissante : “Tout ce qui n’était pas elle m’était insipide ou odieux et je ne savais où loger le fantôme que j’avais rapporté[11].” Or, lorsque Nozière revoit la princesse six jours plus tard, celle-ci n’est plus distante ni froide. Le regard du narrateur change alors du tout au tout et nous retrouvons encore une réflexion sur le voile ; la jeune femme apparaît en train de sculpter une statue dans la glaise et n’est pas vêtue de manière mondaine ; elle porte une simple blouse épousant ses formes :
“Cette blouse était une révélation précieuse à une époque où les femmes ne s’habillaient pas dans leur forme et superposaient à leur structure naturelle un édifice de couturière. On ne peut concevoir aujourd’hui la gloire que donnait à une femme comme Marie Bagration, cette enveloppe grossière qui l’emportait dans ses voiles, loin de la vulgarité mondaine, vers la région bienheureuse des nymphes et des déesses[12].”
Cette fois-ci, le Désir se superpose au regard et tombe bien sur un mythe, puisque la jeune femme est comparée à une déesse. Le regard lui-même est capable de tronquer le réel de manière intentionnelle, il peut donner au Désir à interpréter ce que le Désir exige lui-même de voir. Le regard est soumis au Désir, et, dans une perspective phénoménologique, nous pourrions ajouter que c’est le Désir qui intentionnalise l’œil.
C’est fondamental dans la littérature francienne : ce qui est vu, que ce soit un lieu ou un Autre, est presque toujours réflexif. Cette réflexion est en fait une sécrétion du Désir dans le monde, dont le regard est le vecteur. Nozière s’attend à voir une déesse, il voit donc une. Si le monde n’est à ce point qu’illusion, images et mythes, il est pourtant rempli de soi et ce monde réflexif est très significatif. En effet, il permet de saisir avec précision l’intériorité profonde du protagoniste, puisque ce dernier ne peut pas être caché. Le regardant expulse son intériorité dans le monde à travers le couple regard/Désir, et les rapports avec l’Autre peuvent dans l’univers francien être définis par ce renversement dialectique du dedans et du dehors.
Les personnages peuvent se confronter par ce renversement même. Ce ne sont pas des points de vue imperméables qui s’affrontent, mais plutôt des intériorités profondes qui tentent de fusionner par le regard et le Désir. Dès lors, même si nous sommes toujours dans la sphère du mythe, il apparaît que la solitude ontologique nécessitée par la réalité charnelle des hommes peut être dépassée par cette expulsion de leur intériorité dans le monde. En d’autres termes, les humains n’existent que dans leur éternel projet dans l’univers.
C’est d’ailleurs logique, puisque, nous l’avons dit, d’une part le regard francien fait office d’omphalos autour duquel le monde gravite, et d’autre part le Désir est un projet en éternel mouvement. Le regard sécrète des images sans pouvoir pénétrer l’essence de l’objet qu’il regarde, ce qui donne naissance à une zone d’ombre et de mystère fondamentale. Le Désir, qui ne peut en aucun cas posséder ce à quoi il aspire, puisqu’il est éternel projet, interprète la zone d’ombre de manière mythique, s’injecte goulûment dans les objets regardés pour les faire siens, se substituant presque à l’essence inaccessible des objets désirés.
Le Désir a pour projet de dépasser les images pour s’insérer au cœur des choses regardées. Cependant, tandis qu’il habite ces objets, il tente de s’assouvir. Si le regard rend ontologiquement compte de la distance des choses regardées, le Désir les rend présentes au moi de manière fusionnelle. Ceci permet au moi enfermé hermétiquement dans la réalité charnelle de dépasser l’altérité universelle, de saisir le monde ou l’Autre et de fusionner avec – même s’il ne fusionne pas avec les choses en soi. Le narrateur conclut :
“Six mois que je fréquentai la maison de Marie Bagration sans faire le moindre progrès dans l’intimité de celle qui me recevait, sans même m’habituer à sa beauté que son éclat même me voilait. Mais cette femme, qui m’était si étrangère, quand je l’approchais, me devenait familière dès que j’étais hors de sa présence[13].”
Anatole France corrobore le fonctionnement de ce couple regard/Désir :
“Je ne la connaissais pas et peut-être que je ne désirais pas la connaître. Plus sage que je ne semblerai à ceux qui liront cette histoire[14], plus sage que je ne pensais moi-même, j’avais percé le secret d’Eros, j’avais appris que l’amour pur s’affranchit de toute sympathie, de toute estime et de toute amitié ; qu’il vit de désir et se nourrit de mensonges. On n’aime vraiment que ce qu’on ne connaît pas. Par quelle voie avais-je atteint cette vérité inaccessible ? J’avais tout ce qu’on peut atteindre de l’amour : un fantôme[15].”
On comprend bien ici que plus que jamais, on se brise l’un contre l’autre, on ne se mêle pas en essence. L’expulsion du moi hors de la réalité charnelle par le couple regard/Désir ne peut en rien atteindre l’essence des choses, ce qui n’empêche cependant pas le Désir de combattre l’altérité et de saisir ce que l’œil ne peut lui-même appréhender, ne serait-ce qu’en rendant présent au je ce que l’œil est incapable de voir autrement qu’absent.
[1] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.25.
[2] Anatole France, « Monsieur Pigeonneau », Balthasar, Pléiade, tome I.
[3] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II.
[4] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I.
[5] Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV.
[6] Anatole France, Le Lys rouge, Pléiade, tome II, p.561.
[7] Voir aussi supra, II.3.3.b, p.353.
[8] Anatole France, La Vie en fleur, Pléiade, tome IV, p.1151.
[9] Anatole France, La Vie en fleur, idem.
[10] Anatole France, La Vie en fleur, idem.
[11] Anatole France, La Vie en fleur, ibid., p.1152.
[12] Anatole France, La Vie en fleur, idem.
[13] Anatole France, La Vie en fleur, ibid., p.1155.
[14] Nous sommes bien dans l’horizon du mythe…
[15] Anatole France, La Vie en fleur, ibid., p.1154.