III.1) Une phénoménologie du Désir
III.1) Une phénoménologie du Désir
“ « Ce que tu vois ici, mon ami, est un portrait, un portrait non pas tout à fait terminé, mais amené au point où il ne pouvait plus que perdre à être travaillé davantage. Je puis t’assurer que cette esquisse représente très fidèlement le modèle sans le flatter… Sache, mon enfant, que la flatterie est toujours une offense et qu’elle est un outrage à la beauté. Le modèle qui posa pour cette Psyché est resté longtemps célèbre dans les ateliers. Elle s’appelait Céline…[…] » Je quittai l’appartement de M. Dubois l’âme pleine de visions où les âges se mêlaient étrangement et hanté par l’ombre de Céline. Pendant des jours et des jours, elle me cacha le monde, je ne voyais qu’elle. J’étais fou ; j’étais surtout stupide.”, Anatole France, La Vie en fleur, Pléiade, tome IV, p.1113.
“Vous, Arcade, vous croyez à la science ; vous vous imaginez que les hommes et les anges sont capables de comprendre, tandis qu’ils ne sont faits que pour sentir. Sachez qu’on n’obtient rien d’eux en s’adressant à leur intelligence : il faut parler à leurs intérêts et à leurs passions.”, Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.711.
Nous voici désormais arrivés au cœur de la problématique du Désir francien. Certes, l’homme est immergé dans un univers excessivement complexe à saisir ; certes, l’homme est en prise à une sorte de vertigineuse déception vis-à-vis de son existence au cœur d’un monde où il ne paraît promis finalement qu’à un statut peu enviable d’être conscient mais passif. Enfin, l’homme est inscrit au sein d’un paradoxe douloureux faisant de lui le jouet du temps qui passe, le jouet de l’immensité implacable de l’univers qui le ravine, l’ignore et le rend presque anecdotique.
Cependant, l’homme désirant fait de la résistance. Anatole France a même peut-être entrevu la possibilité qu’il accède sinon au bonheur, du moins à une certaine plénitude de son existence, ou du moins au logos[1]. En fait, peut-être ceci est-il possible par un gigantesque renversement des valeurs. Dans une perspective darwinienne, l’homme est dilué dans une évolution sans pitié qui anéantit chaque destinée individuelle au profit d’un grand projet qui dépasse de très loin l’homme lui-même ; c’est parce que l’homme désire qu’il peut s’extraire de cet univers sanglant et réintégrer le centre même du monde : le monde existe pour l’homme parce que l’homme existe[2].
Dès lors, Anatole France rejoint un peu cette idée de Protagoras selon laquelle l’homme est la mesure de toute chose[3]. De fait, “ce qui est admirable, ce n’est pas que le champ des étoiles soit si vaste, c’est que l’homme l’ait mesuré[4].” En d’autres termes, pour Anatole France, l’homme n’est pas digéré dans l’immensité diluante. Au contraire, c’est l’univers lui-même qui est digéré par le couple regard/Désir[5] de l’homme, ce que nous allons prouver en précisant le concept d’anthropocentrisme salvateur que nous avons utilisé jusqu’alors[6].
Il reste bien évidemment que ce renversement des valeurs provoque un déplacement de la recherche de la connaissance : celle-ci est issue d’un point de vue, et tout ne découle que de ce point de vue :
“A côté de l’homme, malgré l’homme, les insectes, les abeilles, par exemple, et les fourmis ont déjà fait des merveilles. Il est vrai que les fourmis et les abeilles veulent comme nous de la lumière et de la chaleur. Mais il y a des invertébrés moins frileux. Qui connaît l’avenir réservé à leur travail et à leur patience ? Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle aura cessé de l’être pour nous ? Qui sait s’ils ne prendront pas un jour conscience d’eux et du monde ? Qui sait si à leur tour ils ne loueront pas Dieu ?[7]”
Dès lors, pour donner un sens à l’existence humaine, ne faut-il pas préalablement connaître la substance même de cette conscience dont parle Anatole France, dans une pessimiste optique darwinienne, à propos des insectes ? Car pourquoi l’homme est-il affublé de cette cruelle conscience qui lui proclame avant tout ses limites, l’entraînant vers un mal de vivre proche de ce que J.-P. Sartre appellera plus tard la « nausée »?
Car chez Anatole France, l’homme est en prise perpétuelle et indéfectible avec l’angoisse, cette angoisse de la mort et du temps qui passe devant une conscience qui se sent fondre dans une certaine absurdité. La fonction de l’existence humaine, de ses souffrances et de ses doutes, n’est pas simple à élucider :
“Je ne sais si, comme la théologie l’enseigne, la vie est une épreuve ; en tout cas, ce n’est pas une épreuve à laquelle nous soyons soumis volontairement. Les conditions n’en sont pas réglées avec une clarté suffisante. Enfin elle n’est point égale pour tous. Qu’est-ce que l’épreuve de la vie pour les enfants qui meurent sitôt nés, pour les idiots et les fous ? Voilà des objections auxquelles on a déjà répondu. – On y répond toujours, et il faut que la réponse ne soit pas très bonne, pour qu’on soit obligé de la faire tant de fois. La vie ressemble plutôt à un vaste atelier de poterie[8] où on fabrique toutes sortes de vases pour des destinations inconnues et dont plusieurs, rompus dans le moule, sont rejetés comme de vils tessons sans avoir jamais servi. Les autres ne sont employés qu’à des usages absurdes ou dégoûtants. Ces pots, c’est nous[9].”
Anatole France a vraisemblablement détourné ce problème d’angoisse en utilisant le mythe pour dépasser le réel, l’artificiel pour détrôner le monde. A l’instar d’un Malraux qui prétendait que l’écrivain n’imite pas le réel mais entre en implacable concurrence avec lui[10], Anatole France réécrit le monde sous le jour du Désir. Le Désir francien, ainsi que nous l’avons défini jusqu’ici, est cette formidable force de projection de l’intériorité profonde de l’homme s’infusant dans le monde pour le posséder.
Cette projection du Désir est difficile à réaliser dans le réel. Elle se transformera plutôt en engagement, si nous en croyons la biographie dense de notre auteur à ce propos. Il sera tantôt politique – Anatole France luttera très douloureusement pour la révision de l’affaire Dreyfus, pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou encore pour la paix lors de la guerre de 1914 –, tantôt d’ordre moral ou esthétique – on se souvient de son engagement contre Brunetière, contre le nationalisme d’un Maurras ou d’un Boulanger, ou pour instaurer les universités populaires. Cependant, cet engagement, ce désir humaniste et utopique de transformer le monde pour le rendre meilleur pour l’homme, s’il est une manière de donner un sens à une existence, ne dépasse pas le cadre d’une vie publique. Quel idéalisme sceptique pourrait se satisfaire d’une vie publique ? L’engagement francien, fermement inscrit dans le contexte historique de l’époque, ne peut être profondément ancré dans l’ontologique, comme peut l’être le Désir qui refuse justement toute notion de temporalité ou de spatialité, puisqu’il cherche justement à dépasser le temps, l’espace et surtout la mort. La preuve en est que le preux chevalier luttant pour un engagement ontologique donnerait naissance à la pire des frénésies fanatiques[11], ce qui serait évidemment inconciliable avec l’humanisme sceptique et relativisant de notre auteur. L’engagement francien, s’il est sans doute un épiphénomène du Désir, semble rejoindre davantage un idéal social (républicain de gauche) qu’un projet ontologique charnel, pour ainsi dire[12] :
“Depuis qu’ils vivent en société, les hommes s’efforcent d’être équitables et ils y réussissent quelque fois. Je remarque seulement que cette justice, qui est une vertu dans tous les Etats, est la raison d’être du nôtre. La République française (je ne m’occupe pas en ce moment des autres) est l’ouvrage de législateurs philosophes, qui ont conçue et formée avec une délicatesse morale inconnue aux vieux âges. Elle procède de leur pensée humaine et bienveillante. Sa force n’est pas dans la force ; elle est dans la justice. La raison d’Etat, le secret, le mensonge répugnent à son tempérament. Elle n’a pas d’organe pour ces cruelles fonctions. Il faut qu’elle prenne son parti. Sa nature est d’être vraie, juste et généreuse. Chaque fois qu’elle y a désobéi, elle en a cruellement souffert[13].”
Le Désir n’est pas aussi idéaliste que l’engagement, au contraire. C’est parce que cette projection de soi vers un ailleurs, issue de la réalité charnelle et donc purement individuelle, est ontologique, qu’elle se fait aussi pressante. Nous l’avons dit, le but du Désir est de dépasser le temps et l’espace pour arriver au logos. Il dépasse l’action puisqu’il n’est pas ancré dans le temps ou dans l’espace, il devient plutôt un mode de perception très acérée du monde – très différente de celle qu’on a du réel ou de la quotidienneté. Il se situe évidemment dans une structure mythique, il est loin d’être sûr qu’il pourra s’appliquer au réel. C’est pourquoi nous pensons qu’il est tout à fait distinct de l’engagement, et même de l’action, même si l’utopie en est une composante fondamentale, peut-être un épiphénomène et rien d’autre[14].
Dès lors, le Désir francien est architecturé de façon fort complexe, car en autonomie, presque en autarcie, vis-à-vis de la réalité. Il est une construction littéraire d’auteur. Pourtant il donne naissance à une morale fondée sur le pansexualisme, morale qui se voudrait, somme toute, dans tout son aspect utopique et gnostique, universelle. Elle devrait pouvoir être réinjectée dans le réel[15] pour tous les hommes sans exception, ne serait-ce qu’à travers des propositions que cette morale soumet à tous. C’est un paradoxe. Pour l’heure, nous nous contenterons de tenter de comprendre les perspectives d’un Désir se situant dans la sphère du mythe.
Nous ne verrons qu’ensuite si le Désir francien peut devenir une philosophie du monde, avec tout ce qu’elle implique. Car enfin, le but du Désir francien est bien de dépasser l’individualité profonde – avant tout de l’auteur, puis de personnages littéraires – en donnant naissance à un univers mythique qui se superposerait à l’univers réel, afin de réintégrer l’homme au centre même des choses. Encore en faut-il connaître les modalités. Nous verrons si ces dernières peuvent aller jusqu’à diriger une poétique, c’est-à-dire une manière de créer un univers littéraire à travers le métier scriptural d’Anatole France.
La problématique d’une philosophie du monde est par ailleurs excessivement paradoxale chez Anatole France, de prime abord. En effet, notre auteur refuse avec force toute philosophie, puisqu’il pense que la philosophie n’est jamais qu’une façon particulière à chaque philosophe de voir l’univers, et qu’elle ne peut donc en rien prétendre à l’universalité :
“Les philosophies sont intéressantes seulement comme des monuments psychiques propres à éclairer le savant sur les divers états qu’a traversés l’esprit humain. Précieuses pour la connaissance de l’homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n’est pas l’homme[16].”
Or, le trajet du Désir n’est pas un projet philosophique, puisqu’il est un projet ontologique. Cependant, comme la philosophie entendue dans un sens francien, nous verrons que le Désir n’est pas non plus universel. Auquel cas, que recherche Anatole France – ou plutôt, que désire Anatole France ? Sa recherche du monde ne se situe pas dans les méandres de la pensée, mais au cœur de l’intériorité humaine, avec toutes les zones d’ombre et d’inconscient que cela suppose. Nous allons voir qu’en tant que projection, la quête du Désir pourrait prétendre au statut de philosophie inductive du monde : le monde n’est plus seulement donné comme à interpréter, mais il sera devenu lisible, signifiant puisque c’est le Désir même s’y projettant qui le tapissera de sens. Le pansexualisme deviendra alors un symptôme de cette projection, ainsi que la morale du Désir qui en découle.
Le Désir francien est inscrit dans une dialectique fondamentale et irréductible : en tant que projection, il donne naissance à un monde signifiant et pouvant être interprété, tandis que dans le même mouvement, en tant que mode de perception du monde, il n’interprète et ne possède que ce qu’il a lui-même rendu signifiant.
Dans cette modalité stricte, certes le monde devient signifiant, mais quel est ce monde en essence qui se jette sur le je pour lui offrir une existence ayant un sens, au-delà de tout darwinisme ôtant à l’homme liberté et bonheur ? Dans ce sens, le Désir semblerait-il autophage, se mordant à lui-même la queue comme un Ouroboros fortement déçu ? Il nous restera surtout à nous demander si la philosophie francienne du monde ne donne pas naissance – justement – à une connaissance profonde non de l’univers, mais de l’homme lui-même.
[1] Nous allons définir précisément infra cette instance fondamentale à laquelle Anatole France nous ramène toujours.
[2] “Les choses en elles-mêmes ne sont ni grandes ni petites, et quand nous trouvons que l’univers est vaste, c’est là une idée toute humaine.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.7.
[3] “L’homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas.”, Protagoras, Sur la vérité, B1.D.K., in J.-P. Dumont, Les Sophistes, fragments et témoignages, P.U.F., Paris, 1969.
[4] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, idem.
[5] Voir glossaire.
[6] Voir supra, I.2.3, p.165.
[7] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.21-22.
[8] Il s’agit d’une allusion très ironique – voire irrévérencieuse – à la Genèse, où Dieu fabrique l’homme avec de la terre.
[9] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.74-75.
[10] C’est là l’une des thèses mises en pratique dans la constitution des Antimémoires, que Malraux appelait la métamorphose d’une biographie en vie légendaire (cité dans un article de A. Chastel paru dans Le Monde du 24 novembre 1976 sous le titre « L’Homme de la métamorphose ».)
[11] C’est bien la tragédie de Gamelin dans Les Dieux ont soif.
[12] Voir supra, II.1.2.a, p.240.
[13] Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, Pléiade, tome III, p.356.
[14] Voir supra, II.1.2, p.240.
[15] Sur la problématique d’une philosophie du monde, voir infra, III.2, p.483.
[16] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.102.