II.3.3.a) La représentation francienne de la figure féminine
“S’il me fallait choisir entre la beauté et la vérité, je n’hésiterais pas, c’est la beauté que je garderais, certain qu’elle porte en elle une vérité plus haute et plus profonde que la vérité elle-même.”, Anatole France in La Vie littéraire, II, p.122.
Dans l’imaginaire francien, alors que l’homme est intégralement noyé par son Désir d’assouvir le sens de sa propre existence, l’univers entier se confond souvent avec le nombril d’une femme. D’où le problème d’une altérité fondamentale entre le moi et tout ce qui est extérieur au moi[1], univers ou femme confondus : “Je m’aime parce que tu m’aimes[2].”
La figure emblématique de Thérèse Martin-Bellème[3] dans Le Lys rouge, décrite comme étant faite pour l’amour, inspirant le Désir par “l’image de sa forme dans la lumière vermeille, qui avivait les roses pâles ou pourprées des joues, des lèvres et des seins[4].”, n’est-elle pas, par la polysémie même de sa description, une figure incarnée, palpable, désirable de l’univers ? Cette femme idéalisée, presque amoureusement dépeinte par Anatole France, paraît figurer une grandiose mise en abyme de l’univers entier ; l’image de Thérèse s’impose à Jacques au-delà de tout scepticisme, de tout intellect, comme une flèche s’offrant directement au Désir, dépassant immédiatement toute réalité charnelle :
“Certes, il l’aimait, et il ne lui était pas possible de s’expliquer à lui-même pourquoi il l’aimait avec une piété ardente, avec une sorte de fureur sacrée. Ce n’était pas à cause de sa beauté, pourtant si rare, infiniment précieuse. Elle avait la ligne, mais la ligne suit le mouvement et fuit sans cesse ; elle se perd et se retrouve, cause des joies et des désespoirs esthétiques. La belle ligne, c’est l’éclair qui blesse délicieusement les yeux[5]. On l’admire et on s’étonne. Ce qui fait qu’on désire et qu’on aime, c’est une force douce, plus puissante que la beauté. On trouve une femme entre mille qu’on ne veut plus quitter, dès qu’on l’a possédée, et qu’on veut toujours, et qu’on veut encore. C’est la fleur de sa chair qui donne ce mal inguérissable d’aimer. Et c’est autre chose encore qu’on ne peut dire, c’est l’âme de son corps[6].”
Avant Le Lys rouge, les figures féminines dans l’univers francien sont également souvent présentes[7]. Cependant, nous sommes ici devant l’une des descriptions les plus explicites du Désir du héros francien envers une femme. Comme nous le constatons par ailleurs, la polysémie de cet extrait est consciencieusement ménagée de façon à ce que cette femme idéale se confonde avec la promesse du logos. Le héros regardant l’objet de son Désir se trouve face à l’univers en son entier.
Thérèse se confond, comme pur objet de Désir, avec tout ce qui offre un sens à l’existence humaine. Cette femme incarne ainsi la quête de la connaissance francienne, elle devient le pur objet palpable (si on peut dire) du Désir, comme une sorte d’aboutissement enfin matérialisé. Jacques se fondant dans l’Autre se fond dans le même mouvement au cœur intime de l’univers entier. Jacques possédant la femme possède l’univers.
“Il ne vit, ne sut, ne connut plus rien que ces mains légères, ces lèvres ardentes, ces dents avides, cette gorge pleine et toute cette chair offerte. Il n’eut plus d’autre idée que de s’anéantir en elle. Son amertume et sa colère évanouies ne lui laissaient plus que l’impatient désir de tout oublier, de lui faire tout oublier, et de tomber avec elle dans un mortel évanouissement. Elle-même, aiguillonnée d’inquiétude et de désir, éprouvant l’infinie passion qu’elle inspirait, sentant à la fois sa toute-puissance et sa faiblesse, rendit amour pour amour avec une fureur inconnue d’elle[8].”
Cette scène d’amour illustre, au-delà d’une description d’ébats passionnés qu’on pourrait penser de prime abord sans grand intérêt, un véritable bouleversement ontologique des existences de Thérèse et de Jacques. Un renversement de la dialectique du dedans et du dehors met en action une sorte d’infusion, de sublimation[9] des corps qui s’essentialisent, perdent toute géométrie et s’anéantissent dans l’univers[10]. Cette fusion fondamentale dans l’univers dépasse de loin les barrières de la réalité charnelle, le Désir se confond à l’univers, les corps disparaissent et deviennent idéalement oubli d’eux-mêmes, ils changent d’état physique, seule l’âme perdure et triomphe du corps, du temps et de l’espace. Jacques et Thérèse connaissent une sorte d’orgasme ontologique et mystique les mettant en harmonie avec l’univers. C’est dire combien la figure féminine de Thérèse n’est pas un simple objet de Désir : elle tient en elle les clefs du monde.
Ceci serait du moins l’idéal poursuivi. Sur le moment, c’est le cas. Cependant, et c’est là le drame de l’existence humaine soumise au prisme du Désir francien, ce sentiment de plénitude est trop vite assouvi, car ce sentiment de possession de « l’âme du corps » n’est qu’un fâcheux artifice. L’homme qui aime, l’homme assouvi, n’est qu’une sorte de créateur de l’être aimé, un créateur de cosmos, un homme soumis à l’illusion d’un idéal d’assouvissement. L’homme qui aime ne semble pouvoir que projeter son Désir dans le monde, afin de ne contempler que ce Désir, et rien d’autre[11]. Mais peut-on parler là de fusion avec l’univers ? Ce n’est pas un hasard si Jacques Dechartre est un sculpteur, la sculpture est une allégorie de cette projection du Désir dans le monde :
“Je suis un sculpteur médiocre. Et je le sais, ce qui n’est pas d’un esprit médiocre. Mais si tu veux à toute force me croire un grand artiste, je te donnerai d’autres raisons. Pour créer une figure qui vive, il faut prendre le modèle, comme une matière vile, dont on extrait la beauté, qu’on presse, qu’on broie, pour en tirer l’essence[12].”
Dès lors, nous rejoignons ce que nous avions mis en évidence plus haut, à savoir que dans un anthropocentrisme salvateur vis-à-vis de l’immensité impalpable de l’universel, c’est l’homme lui-même qui sécrète ses propres objets de Désir. Cette Thérèse parfaite du Lys rouge ne reste qu’une simple et pure création idéalisée de Jacques ; cette femme idéale n’est qu’une pâte constituée par un auteur démiurge qui la sculpte comme la figure même de ce que le Désir voudrait posséder : Thérèse est parfaite parce que seul le Désir la construit parfaite : “Il est probable que tu ne te voies pas tout à fait comme je te vois. Toute créature humaine est un être différent en chacun de ceux qui la regardent[13].”
Pourtant, cette création ne peut pas être plus paradoxale. Thérèse n’est pas un simple objet littéraire et fantasmatique créé par Anatole France pour assouvir le désir démiurgique de créer une femme idéale par l’artifice de l’écriture, elle reste au contraire au centre du Lys rouge, comme si elle structurait entièrement ce roman et portait en elle une valeur heuristique[14] ou même initiatique :
“C’est moi, Thérèse, c’est moi qui dois me demander avec inquiétude ce que je deviendrai sans toi. Quand tu me laisses seul, je suis assailli de pensées douloureuses ; les idées noires viennent s’asseoir en cercle autour de moi. […] Ma bien-aimée, il faut que je t’oublie toi-même en toi. Quand tu seras partie, ton souvenir viendra me tourmenter. Il faut bien que je paie le bonheur que tu me donnes[15].”
Il serait absurde de croire, en fait, qu’Anatole France se purge dans son œuvre littéraire – d’après une catharsis facile et peut-être débilitante – de sa frustration auprès des femmes. La femme francienne acquiert bel et bien un statut universel, même si cet idéal objet de Désir n’est qu’un sombre échec, serions-nous tenté de dire, par son essence même d’objet adulé, espéré et en fin de compte créé, qui ramène le Désir au centre du débat : “Mais alors, ce que nous avons été l’un pour l’autre… c’était vain, c’était inutile. On se brise l’un contre l’autre, on ne se mêle pas[16].”
Le Désir ne peut en effet, par sa constitution primordiale, épuiser les objets vers lesquels il tend. Or, par essence, l’amour charnel ne peut en aucun cas s’abreuver d’absolu, car il se brise à la brute réalité charnelle. Nulle fusion essentielle de soi et d’Autrui n’est possible par le corps, et désirer ce syncrétisme ontologique par le corps ne semble mener qu’à l’échec. Jacques se sépare de Thérèse par jalousie[17], parce que celle-ci s’est donnée à d’autres hommes, dont Robert le Ménil auquel Dechartre voue une haine sans borne : il refuse inconsciemment[18] que d’autres que lui aient pu subir la même révélation ontologique avec Thérèse, cette clef d’assouvissement : le Désir ne peut vraisemblablement supporter de partage :
“Il oublia tout, la prit endolorie, brisée, heureuse, la pressa dans ses bras avec la rage morne du désir. Déjà, la tête renversée au bord de l’oreiller, elle souriait dans les larmes. Brusquement, il s’arracha d’elle. « Je ne vous vois plus seule. Je vois l’autre avec vous, toujours. » Elle le regarda, muette, indignée, désespérée. Elle se leva, rajusta sa robe et ses cheveux, avec un sentiment inconnu de honte. Puis, sentant que tout était fini, elle promena autour d’elle le regard étonné de ses yeux qui ne voyaient plus, et sortit lentement[19].”
Cette rupture consommée souligne l’ambivalence de la femme francienne. Le Désir ne serait-il qu’un vecteur vers lequel tendrait de manière asymptotique l’humain, sans jamais pénétrer le logos ? L’homme frustré à jamais par son essence verrait-il son existence à jamais gratuite, sans cause ni but, comme un être de Désir tourmenté par un absolu qu’il sécrète lui-même mais qui lui serait à jamais inaccessible ? Ceci serait vraisemblablement le cas seulement si le Désir avait à s’assouvir au travers de l’amour physique tel qu’il est pratiqué dans le réel. Dans ce cas, les figures féminines franciennes ne seraient que des femmes fatales[20], attirant les hommes pour les perdre ensuite dans la conscience de leur frustration. La femme francienne participe certes en apparence de ce topos littéraire inscrit dans l’air du temps et maintes fois repris sous la plume d’un Oscar Wilde ou d’un Gustave Flaubert. Cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Nous avons vu en effet que la possession physique de l’Autre entraînait un vaste bouleversement ontologique. Ce bouleversement qui dépasse – le temps d’un instant, certes, mais de manière paradoxalement ontologique tout de même – la réalité charnelle, n’est pas particulier au Lys rouge. La femme francienne est en effet ambivalente, car elle est trait d’union entre réalité charnelle et principe universel. Cette situation paradoxale est un trait invariant dans toute l’œuvre francienne. La femme est dans une certaine mesure une porte vers l’univers et, en tant que telle, elle reste d’une part un pied dans le monde sensible, et d’autre part, un pied dans le logos. C’est au travers de cette ambivalence fondamentale même que la figure féminine va représenter une figure centrale de l’univers imaginaire francien. La femme reste certes un objet de désir charnel, par son corps toujours dépeint avec sensualité, mais c’est la dimension mythique de la femme qui va exclusivement s’adresser au Désir francien.
Il faut noter que cette structuration ambivalente de la femme n’est pas une particularité propre à notre auteur. Il existe bien des auteurs qui conçoivent ainsi ce thème dans cette perspective[21]. Déjà Gérard de Nerval, dans Les Filles du feu (en 1854) mettait en œuvre ce type de figures féminines sous les traits d’une Sylvie, mais c’est surtout Aurélia qui paraît s’approcher le plus de la femme francienne[22]. On reconnaît également ce type de figure dans le portrait de Chrysis la galiléenne, sous la plume de Pierre Louÿs[23]. Est-ce à dire que la femme francienne n’est qu’un palimpseste d’une femme qui est elle aussi dans l’air du temps ? Cela est fort vraisemblable, mais dans la perspective du Désir, ce thème central acquiert un aspect particulièrement fort.
Revenons à Thaïs. Cette figure aux apparences byzantines s’inscrit effectivement de manière très lisible sous l’angle qui nous préoccupe.
Certes, Thaïs ne manque pas de mener Paphnuce à sa perte[24]. Lui est fou de désir pour elle et ce drame intérieur ne peut se résoudre puisque les dogmes ascétiques et extrémistes de Paphnuce l’empêchent évidemment de l’admettre. Cependant, ceci suffit-il à faire de Thaïs une femme fatale, exclusivement créée par Anatole France comme un corps déclencheur d’un Désir irréductible et destructeur dont Paphnuce serait le jouet infortuné ? Cette vision des choses serait par trop réductrice : Thaïs n’est pas Salomé.
Elle participe également, dans toute son ambivalence, d’un système cosmique finement architecturé. Elle en est même l’incarnation. Nous avons vu que Paphnuce projette inconsciemment sur elle son Désir[25]. Ce faisant et dans le même projet, son Désir le guide également vers une appréhension ontologique du cosmos qui est fort différente de ce à quoi il croit avec intransigeance dans une perspective chrétienne. Lorsque Thaïs apparaît nuitamment à Paphnuce, ce n’est pas sous les traits d’une Vénus personnalisant l’appel impérieux à la consommation de l’amour charnel :
“Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube une vision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas les voluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude, de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et lui cachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyait que deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes[26].”
De cette manière allégorique, Thaïs n’est donc pas dépeinte comme une femme fatale pétrie de lubricité furieuse, loin s’en faut. Au contraire, comme nous l’avons déjà souligné, c’est la frustration de Paphnuce qui le pousse à se la représenter ainsi. Or, Paphnuce reniera le dieu chrétien avec une indicible violence, ce qui prouve bien que ce n’est pas l’amour physique qui chez Anatole France permet à l’homme d’appréhender le logos. Ce n’est pas non plus la fonction dévolue aux figures féminines que de se transformer en femmes fatales.
Qui donc est Thaïs réellement ? Thaïs apparaît à Paphnuce, lors d’une vision, comme une sorte de divinité païenne liée à l’enfer. Le Sphinx[27] de Silsilé dont il avait cru chasser, lors de ses pérégrinations, l’esprit malin[28], l’emmène au bord du fleuve des enfers. Au centre de cet enfer, certaines âmes souffrent, tourmentées par des démons, tandis que d’autres méditent et lisent tranquillement. Parmi elles se trouvent les plus grands penseurs grecs, à l’image d’Homère, d’Anaxagore ou d’un certain Timoclès[29], ce dernier refusant de voir où il se trouve, malgré l’ange aux allures malicieusement apocalyptiques qui agite devant lui une torche menaçante[30]. Ces âmes ont trouvé le repos et la sérénité, tandis que d’autres souffrent le martyre. Une femme voilée – qui n’est autre qu’un double de Thaïs, voire Thaïs elle-même – explique alors à Paphnuce qu’il est semblable aux âmes qui souffrent :
“Regarde et comprends : tel est l’entêtement de ces infidèles, qui demeurent dans l’enfer victimes des illusions qui les séduisent sur la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu’il ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la vérité parmi les hommes, l’ignoreront toujours. Les démons qui s’acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la justice divine ? C’est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. Etrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir[31].”
Parmi les âmes sereines, figure même Nicias, l’un des amants institutionnels de Thaïs. Pourtant, celui-ci sourit, “le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre[32].” C’est dire combien Thaïs a effectivement un pas dans l’organisation de l’univers lui-même – elle est ici plus que dans le secret des dieux. Ceci met en évidence que ceux qui consommèrent leur amour de manière physique avec Thaïs sont loin d’être tourmentés. Ils n’ont pas commis le Mal. Au contraire, ils ne sont pas jugés dans l’enfer, les flammes ne les atteignent en rien, ce qui est encore une autre preuve que les valeurs morales du Désir sont décalées par rapport aux valeurs de la morale chrétienne.
Le Désir et l’amour sont donc deux notions distinctes dans l’imaginaire francien ; d’ailleurs, Dorion le dit explicitement : “La femme apporte aux hommes non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis ! l’amour est la cause de nos mots les plus cuisants[33].” Thaïs n’a pas pour fonction de faire se substituer l’amour charnel à l’amour divin pour perdre Paphnuce, comme c’est le cas de la sulfureuse Mathilde du Moine de Lewis, qui perd le bon et naïf moine Ambrosio en l’entraînant sur la voie épineuse mais délicieuse du péché. Thaïs n’est, encore une fois, aucunement inscrite dans ce type monotone de femme fatale romantique qui apparaît de manière récurrente dans le XIXe siècle littéraire français[34]. Elle échappe à ce topos, même si elle en garde l’apparence superficielle.
Si on voulait approcher Thaïs pour la définir dans toute son ambivalence, il faudrait avant tout passer par son enfance, scrupuleusement décrite par Anatole France. Notre auteur s’amuse à décrire une Thaïs fondamentalement humaine, dans sa jeunesse ; enserrée entre un père tranquille mais redoutable tenant une auberge de matelots, et une mère (aux mœurs un peu douteuses) soutirant leur argent aux marins, elle est élevée par Ahmès, l’esclave de la maison, dépeint comme un homme aussi naïf que chrétien, aussi bon qu’exotique. Il initie Thaïs au mysticisme. Ainsi, la manière dont la religion chrétienne est lui enseignée est excessivement syncrétique, vide de sens et même grotesque. Son baptême, à l’âge de sept ans, est issu du plus pur folklore exotisant, et la petite fille ne comprend guère le sens même du baptême qu’elle subit d’une manière plus que passive[35]. Le langage du prêtre baptiste, imagé et nébuleux, mêlant allègrement symbolismes chrétien et animiste, plaît surtout à Thaïs pour son aspect poétique et énigmatique :
“L’Esprit-Saint flotta sur les eaux, c’est pourquoi les chrétiens reçoivent le baptême de l’eau. Mais les démons habitent aussi les ruisseaux ; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l’âme et du corps[36].”
L’ambivalence de Thaïs n’est issue ni de son enfance – somme toute conventionnelle – ni de son initiation mystique, réduite à sa plus simple expression, à des rites vides de sens aux dogmes fantaisistes. Elle est initiée aux « plaisirs » du corps par une vieille maquerelle, Moeroé[37], qui la forge avec brutalité pour devenir une prostituée de luxe. Cependant, Thaïs se donne aux hommes avec innocence et naturel : “Thaïs dansa et plut. Les plus gros banquiers l’emmenaient au sortir de table, dans les bosquets de l’Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas le prix de l’amour[38].”
La première fois que Thaïs tombe véritablement amoureuse, un vertige ontologique la saisit de plein fouet, et c’est à partir de ce moment qu’elle quitte justement cette fonction de femme purement corporelle, assouvissant le désir charnel des hommes, et qu’elle prend pied dans le système cosmique présidant aux lois universelles du roman. Le fils d’un proconsul, Lollius, beau et riche, lui demande ses faveurs ; il est
“tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit d’une voix qui semblait mouillée de baisers : « Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied ! Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale ; je veux que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle enfant, viens dans ma maison et oublions l’univers[39].”
Cet oubli, tout à fait similaire à celui dont il est question dans Le Lys rouge, évoque ce fameux anéantissement de la réalité charnelle et l’émergence du Désir qui s’infuse dans l’univers pour fusionner avec lui. C’est ainsi que Thaïs connaît peut-être inconsciemment non son pouvoir sur les hommes au sens trivial du terme, mais plutôt sa fonction même de catalyseur du Désir. L’invitation du jeune Lollius provoque chez elle un bouleversement profond, qui dépasse de loin un simple émoi amoureux :
“Elle le regarda tandis qu’elle parlait et elle vit qu’il était beau[40]. Soudain, elle sentit la sueur qui lui glaçait le front ; elle devint verte comme l’herbe ; elle chancela ; un nuage descendit sur ses paupières. Il la priait encore[41]. Mais elle refusa de le suivre. En vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et quand il la prit dans ses bras en s’efforçant de l’entraîner, elle le repoussa avec rudesse. Alors, il se fit suppliant et lui montra ses larmes[42]. Sous l’empire d’une force nouvelle, inconnue, invincible, elle résista[43].”
Thaïs amoureuse recherche elle-même non pas l’amour ou la possession d’un homme, mais cette puissance du Désir qui la transfigure, lui fait dépasser sa propre réalité charnelle et la sublime. Simplement, elle reste toujours naïve, comme inconsciente du statut de semi-divinité[44] qu’elle acquiert par-là même. Lorsqu’elle cède à Lollius, elle est changée, sans connaître l’origine de son mal. “Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de son imagination et toutes les surprises de l’innocence[45].” Pourtant, comme cette relation ne dure que six mois, il ne s’agit pas d’amour stricto sensu, mais bien d’autre chose :
“Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement, Thaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius ; elle songeait : « Qui me l’a ainsi changé en un instant ? Comment se fait-il qu’il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu’il ne ressemble plus à lui-même ? » Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un autre, puisqu’elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi que vivre avec un homme qu’elle n’aurait jamais aimé serait moins triste que de vivre avec un homme qu’elle n’aimait plus[46].”
Lorsqu’elle devient comédienne, elle est aimée et s’aime elle-même, ce qui lui permet de devenir une femme très désirée. Mais ceci n’est qu’une apparence. Thaïs est en fait un principe féminin dont l’incarnation connaît sur terre une quête initiatique vers la volupté, dirigée par le Désir. A l’inverse des hommes, sa quête reste sereine, elle est presque passive. La clef de cette quête peut être appréhendée de manière allégorique dans le passage évocateur de la grotte des nymphes[47]. Cet endroit est une mise en abyme du cosmos dont Thaïs est l’un des principes. Il demeure soumis au renversement de la dialectique du dedans et du dehors, et ici paraît se tenir l’omphalos du monde, ce nombril de l’univers autour duquel le tout est architecturé. Sa description, très marquée par un exotisme précieux inscrit dans l’esprit décadent de la fin du siècle, représente une sorte d’interprétation païenne du paradis terrestre :
“Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l’Inde et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des colonnades en ruine, des rochers sauvages, imités par un habile architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues[48]. Au milieu du jardin, s’élevait la grotte des Nymphes[49], qui devait son nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu’on rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, craignant d’être vues, et elles semblaient vivantes. […] Aux parois pendaient de toutes parts, comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. […] Au milieu, se dressait sur une stèle un petit Eros d’ivoire[50].”
Dans cet environnement, Thaïs trône comme une déesse qu’on célèbre. Or, il ne s’agit pas d’une auto-célébration qui ferait montre d’un orgueil démesuré. Au contraire, cette grotte est une sorte de temple, ni plus ni moins. Ceci signifie qu’elle est adulée par tous les hommes, sans exception. Ceci n’est pas l’attribution d’une femme de simple chair. Thaïs est le réceptacle charnel de ce principe qui, pour l’heure, ainsi que le montre la stèle qui trône au centre de la grotte, reste voué à Eros[51]. Or, ce principe n’est autre que le Désir. La grotte des Nymphes est le temple du Désir – hissé au rang de divinité païenne –, et Thaïs en est l’incarnation sur terre :
“Regarde-moi et dis-moi si je ressemble à une créature accablée d’opprobre. Non ! je n’ai pas honte, et toutes celles qui vivent comme je le fais n’ont pas de honte non plus[52], bien qu’elles soient moins belles et moins riches que moi. J’ai semé la volupté sur tous mes pas, et c’est par-là que je suis célèbre dans tout l’univers. J’ai plus de puissance que les maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces petits pieds : des milliers d’hommes paieraient de leur sang le bonheur de les baiser. Je ne suis pas bien grande et je ne tiens pas beaucoup de place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz ; mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et des crimes à remplir le Tartare[53].”
Thaïs traduit bien là son ambivalence ; bien qu’incarnant le Désir, elle n’est pas bornée par sa réalité charnelle, sachant qu’elle est également le Désir lui-même, divinisé. Elle le dit : “Je n’ai pas plus choisi ma condition que ma nature. J’étais faite pour ce que je fais. Je suis née pour charmer les hommes[54].”
La clef de ce principe du monde est par ailleurs donnée par Zénothémis[55], lorsqu’il exprime la thèse gnostique d’Enoia-Hélène[56]. Nous ne reviendrons pas sur le contenu même de ce mythe que nous avons déjà évoqué plus haut. Ce mythe est d’ailleurs récurrent dans la littérature du XIXe siècle[57]. C’est un topos. Il apparaît dans La Tentation de saint Antoine de Flaubert (1869-1874), où Enoia y figure
“celle qui fut Hélène la Belle, portant maintenant sur le visage des marques de morsures, sur les bras des traces de coups, déchirée et dégradée, qui s’est prostituée au monde entier, beauté typiquement sadique[58].”
On rencontre aussi Hélène dans L’Education sentimentale (1864-1869) : Enoia y est décrite comme ayant été
“l’Hélène des troyens, dont le poète Stésichore a maudit la mémoire[59]. Elle a été Lucrèce, la patricienne, violée par les rois[60]. Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson[61]. Elle a été cette fille d’Israël qui s’abandonnait aux boucs[62]. Elle a aimé l’adultère, l’idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s’est prostituée à tous les peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours. Elle a baisé tous les visages. A Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède… Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle s’est dévouée pour les femmes… Elle est Minerve[63] ! Elle est le Saint-Esprit[64].”
Peut-être cette vision flaubertienne d’Hélène inspira-t-elle Anatole France. Cependant, la Thaïs-Hélène francienne n’est encore une fois en rien réductible à la femme fatale, flaubertienne ou non.
Elle apparaît certes comme l’une des nombreuses incarnations d’Hélène-Enoia, et également comme une femme attirant tous les hommes, leur offrant à chacun la volupté. Mais elle n’a en rien une fonction de bouc émissaire lubrique, cherchant à venger toute femme de la souffrance d’être sur terre après la faute originelle d’Eve, ou encore tout homme comme victime expiatoire s’auto-mutilant pour l’éternité en se prostituant douloureusement à jamais. Thaïs reste la plus Désirée des femmes car elle participe elle-même de ce principe divinisé du Désir. Elle reste pure. Sous la plume d’Anatole France, Hélène-Enoia passe de corps en corps et traverse parmi l’humanité les âges mauvais,
“elle prend sur elle les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans la paix du ciel reconquis[65].”
Thaïs est donc une figure christique fortement sexualisée, qui sauve les hommes en leur offrant la possibilité d’assouvir leur Désir, c’est-à-dire de percevoir l’harmonie universelle du logos. Cette expression ontologique du Désir se fait par l’intercession du corps de Thaïs, mais reste ode à la liberté et à la connaissance humaines du monde. Thaïs incarne ce mythe fondamental retraçant le salut de l’homme dans l’assomption de sa réalité charnelle et dans le dépassement de celle-ci, au travers d’une tension vers l’assouvissement du Désir. Elle symbolise le refus d’une vie humaine menée dans l’ignorance et la fausseté triomphantes, elle offre à tous les hommes la possibilité de donner un sens à leur existence. Thaïs dépasse toute spéculation philosophique – elle ne parle presque pas lors du banquet – et se contente d’exister et de faire exister, en elle, le Désir. C’est ce en quoi elle est typiquement francienne.
Le principe du Désir qu’incarne Thaïs apparaît d’ailleurs désincarné à Paphnuce lors d’une vision qui va le torturer, et c’est ici que Thaïs-Hélène-Enoia apparaît dans tout son lien syncrétique avec le Désir :
“Vois : je suis mystérieuse et belle. Aime-moi ; épuise dans mes bras l’amour qui te tourmente. Que te sers de me craindre ? Tu ne peux m’échapper : je suis la beauté de la femme. Tu retrouveras mon image dans l’éclat des fleurs et dans la grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la retrouveras en toi-même[66].”
L’univers qu’elle rend accessible aux hommes est donc fortement imprégné de pansexualisme. Par-là même, l’univers devient habité – d’une manière animiste – par le Désir et par sa possible résolution au travers de Thaïs. Nous tenons ici à souligner que le terme de pansexualisme nous paraît convenir, dans un sens exclusivement anthropologique : le monde francien est un principe féminin, l’homme un principe contraire (masculin, même s’il n’est pas toujours sexualisé, comme c’et le cas dans Le Crime de Sylvestre Bonnard) et dialectiquement complémentaire. Les deux sont en complète et dramatique altérité. Nous retrouvons ici un dualisme primitif à la manière – à la manière seulement – du manichéisme. Le moment de l’union des contraires par l’entremise de l’union des corps rejoint une réintégration cosmique du Tout, une abolition de l’altérité, mais aussi de manière momentanée du temps et de l’espace, et donc de la réalité charnelle. Ce n’est pas un mythe androgynique, dans le sens où ce moment d’union n’est pas définitif, et qu’il ne provient pas d’une chute ou d’un chaos qui auraient primitivement éclaté l’Unité primordiale. Cette fusion ne peut se perpétuer que dans un moment restreint, et c’est là son drame[67]. Cette abolition de l’être pour fusionner avec l’univers n’est possible qu’à travers la fusion des corps, et reste par conséquent fermement ancrée dans l’espace et le temps de la réalité charnelle. C’est là le paradoxe fondamental du Désir, ce qui provoque la nécessaire volupté de la souffrance et même de la mort.
Cette adéquation des principes, si elle n’était pas fugace, entraînerait en effet l’homme vers un anéantissement pur et simple, puisqu’elle nierait toute réalité charnelle et que le Désir lui-même est issu de cette réalité. Peut-on prétendre que l’homme serait capable de donner un sens à son existence humaine s’il était en perpétuelle situation d’orgasme ontologique, de fusion avec l’univers ? Et pourtant, parce que cette union n’est possible que dans la temporalité – de l’imaginaire francien – alors l’existence humaine peut sortir du désespoir d’être mortelle et perdue dans un univers incompréhensible.
Dès lors, la morale francienne du Désir sera issue de ce système syncrétique de fusion des principes féminin et contraire : le Bien ira dans le sens du pansexualisme. Le Mal, dans celui qui empêchera cette union des principes. Nous allons constater que cette architecture de l’imaginaire francien n’est pas seulement présente dans Thaïs, mais qu’elle est structurellement manifeste dans toute l’œuvre d’Anatole France.
[1] Voir supra, II.2.1, p.267.
[2] Anatole France, Le Lys rouge, ibid., p.507.
[3] Son nom est évidemment symbolique : Thérèse belle-aime. A ce propos, le nom de Jacques Dechartre est également un clin d’œil, puisque Chartres est la région d’origine de la mère d’Anatole France.
[4] Anatole France, Le Lys rouge, idem.
[5] Sur la thématique phénoménologique du regard francien, voir supra, III.1, p.379.
[6] Anatole France, Le Lys rouge, idem.
[7] Le Lys rouge fut publié chez Calmann-Lévy le 18 juillet 1894 et de nombreuses fois réédité jusqu’à la correction d’Anatole France de 1921 (sur laquelle nous nous appuyons, puisque cette réédition corrigée est fidèle à la pensée plus qu’affirmée d’un auteur qui disparaîtra trois ans plus tard. Si cet extrait n’est pas corrigé, c’est qu’il est conforme à la pensée mûrie d’un Anatole France de soixante-dix-sept ans…)
[8] Anatole France, Le Lys rouge, ibid., p.489.
[9] Sublimation au sens chimique du terme, c’est-à-dire passage de l’état solide à l’état gazeux.
[10] Cette infusion est désignée par le terme de micanthropisme.
[11] Cette projection du moi dans le monde entraîne la problématique de la phénoménologie du Désir. Voir infra, III.1, p.379.
[12] Anatole France, Le Lys rouge, ibid., p.508.
[13] Anatole France, Le Lys rouge, idem.
[14] Voir infra, III.1, p.379.
[15] Anatole France, Le Lys rouge, p.509.
[16] Anatole France, Le Lys rouge, ibid., p.562.
[17] Il existe une explication plus profonde. Voir infra, III.2.2, p.467.
[18] Au sens où nous avons défini l’inconscient francien. Voir supra, II.3.1, p.289.
[19] Anatole France, Le Lys rouge, idem.
[20] Voir Mario Praz, La Chair, la mort et le diable, Op.cit., p.167. :“Il est toutefois possible de tracer une lignée traditionnelle parmi les femmes fatales dès le début du romantisme. Schématiquement, on pourrait dire qu’à l’origine on trouve la Mathilda de Lewis ; elle engendrerait d’un côté Velleda (Chateaubriand) et Salammbô (Flaubert), de l’autre Carmen (Mérimée), Cécily (Sue) et Conchita (Pierre Louys [sic])… Schématisation arbitraire, je l’accorde, mais qui permet de saisir un relief d’ensemble non dépourvu de signification pour l’histoire des mœurs et du goût.” Nous allons voir que chez Anatole France, si « femme fatale » il y a, elle ne correspond à aucune des traditions romantiques citées ci-dessus par Mario Praz, car si en apparence elle est décrite de manière byzantine ou méduséenne – pour reprendre les termes de Mario Praz – elle symbolise plutôt de manière microcosmique un système macrocosmique, que nous appellerons sensualisme ou pansexualisme suivant les cas.
[21] Ce thème de la femme comme semi-divinité n’est d’ailleurs pas particulier au XIXe siècle littéraire. Il laisse des traces profondes jusqu’à nos jours. On le rencontre aussi dans le XXe siècle, de Julien Green (Moïra, 1950) à Patrick Cauvin (Laura Brams, 1984) ; recencer tous les textes mettant en œuvre ce thème demanderait une thèse. Nous n’évoquerons même pas une longue tradition cinématographique marquée par cette figure féminine (de Chaplin à Renoir, de Buñuel à Ophüls, et de Fellini à Clouzot.)
[22] Voir Gérard de Nerval, Aurélia ou le rêve et la vie, 1865. Il serait sûrement très éclairant de mener une lecture croisée de l’œuvre nervalienne avec l’œuvre francienne. Nous ne pouvons pas aller plus avant dans cette direction dans le cadre de notre étude. Mais très vraisemblablement, on découvrirait qu’Anatole France était un lecteur passionné de Gérard de Nerval.
[23] Voir P. Louÿs, Aphrodite, mœurs antiques, 1896.
[24] Voir notamment supra, I.3.1.a, p.84.
[25] Voir supra, II.3.1, p.289.
[26] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.730.
[27] Ce thème est pourtant curieusement lié à la femme fatale, sous la figure de la sphinge (sphinx féminin). Il est un héritage de la pensée rosicrucienne. On trouve cette représentation dans nombre d’œuvres picturales du XIXe siècle (chez Gustave Moreau, Fernand Khnopff et Franz von Stuck, notamment.)
[28] Voir Thaïs, ibid., p.731.
[29] Il pourrait représenter Timon de Phlionte (environ 320-environ 230), cet adepte de l’école sceptique de Pyrrhon dont le secret du bonheur résidait dans la suspension du jugement, et dans le fait de se taire.
[30] C’est une image luciférienne (le porteur de lumière est lux ferro.)
[31] Anatole France, Thaïs, ibid., p.748.
[32] Anatole France, idem.
[33] Anatole France, Thaïs, ibid., p.751.
[34] Voir encore Mario Praz, Op.cit., chapitre 4. De la même façon, il serait vain de trouver dans la manière dont est conçue la figure de la femme par Anatole France une quelconque ressemblance avec une tradition littéraire libertine issue d’un XVIIIe siècle initié dans ce sens par Crébillon-fils Voir E. Sturm, Crébillon et le libertinage au XVIIIe siècle, Paris, 1970. Selon Crébillon – sans doute le premier à donner une définition précise du libertinage tel qu’on l’entend au siècle des Lumières – est libertin l’homme qui use de l’amour pour donner libre cours à sa fantaisie, sans évidemment accorder d’importance au sentiment. Sa partenaire est son jouet, et l’inconstance son art. Son but hypocrite est de charmer sa proie avec bienséance et finesse, de consommer son désir, et de rompre avec la femme qui lui a servi, prenant en témoin la société entière de son triomphe et redorant ainsi son blason et sa puissance. Selon C. Reichler, L’Âge libertin, Ed. de Minuit, Paris, 1987, la femme libertine peut revêtir quatre types : la philosophe sans préjugé se voulant à l’égal de son séducteur, la naïve qui croit encore à l’amour-passion mais qui sera bien vite désabusée, la femme du monde qui sait ce qu’on veut obtenir d’elle et qui joue le jeu sans illusion, et l’héroïne vertueuse (dont la Princesse de Clèves est le modèle), femmes difficiles à conquérir et qui sont les meilleures proies. Les figures féminines franciennes ne peuvent s’inscrire dans aucun de ces types libertins. C’est dire combien il serait dangereux de comparer le Désir francien avec l’orgueil libertin.
[35] Voir Thaïs, ibid., pp-761-764.
[36] Anatole France, Thaïs, ibid., p.763.
[37] Son nom signifie étymologiquement fatalité.
[38] Anatole France, Thaïs, ibid., p.768. Cette dernière allusion prouve que Thaïs ne profite pas de l’argent que les hommes paient pour profiter de ses faveurs, et que c’est donc Moeroé qui reçoit directement cet argent. Dans ce sens, Thaïs est naïve et ne commet pas de faute intentionnelle. C’est une manière pour Anatole France de souligner sa pureté.
[39] Anatole France, Thaïs, idem.
[40] Nous ne pouvons pas ne pas penser ici à ce passage de la Genèse, 3, 7, lorsque Eve mange le fruit de la Connaissance : “Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils virent qu’ils étaient nus.”
[41] La polysémie du verbe prier est remarquable, car cette supplication fervente de la part de Lollius est proche, dans son désespoir, d’une prière mystique.
[42] Cette humiliation a elle aussi une connotation mystique. Il ne s’agit pas d’un caprice : le Désir de Lollius est exacerbé de manière ontologique.
[43] Anatole France, Thaïs, idem.
[44] Nous ne parlerons pas de semi-divinité, qui désigne en mythologie un être issu des amours d’un dieu et d’un mortel. Par semi-divinité, nous soulignons l’ambivalence de la femme francienne.
[45] Anatole France, Thaïs, ibid., p.769.
[46] Anatole France, Thaïs, ibid., p.769-770.
[47] Anatole France, Thaïs, ibid., p.775 et sqq.
[48] Nous pouvons penser aux représentations du sculpteur grec Praxitèle (390-335) qui figura Aphrodite nue au milieu d’un jardin luxuriant, pour symboliser de manière rituelle la fécondité. Ces représentations sont l’une des références de l’érotisme hellénistique. Nous retrouvons ici une évocation que Pierre Louÿs avait sûrement à l’esprit, consciemment ou non, lorsqu’il écrivit son Aphrodite.
[49] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, note de la page 775, p.1369 ; nous reproduisons ici cette note en intégralité, pour plus de lisibilité : “Cette « grotte des Nymphes » rappelle évidemment que Porphyre a écrit, sous le titre L’Antre des Nymphes, un ouvrage démontrant que la grotte a une valeur initiatique ; particulièrement propice à accueillir les Nymphes, la grotte est l’image d’un monde sacré et agréable, quoique obscur : c’est le symbole de notre terre elle-même. Les grottes sacrées étaient en effet censées, dans le monde grec, représenter le cosmos. Homère décrit une grotte des Nymphes située à Ithaque : Odyssée, XIII, 101-112. Il y en avait une près de Delphes, et une à Samothrace. C’était aussi dans des grottes qu’on célébrait certains cultes de Dionysos psychopompe, et de Cybèle. Inscriptions et objets votifs les décoraient.” Nous pouvons ajouter qu’Anatole France peut également faire référence à Théocrite, qui dans Les Syracusaines (VII) décrit la fête comme un acte exigé par les dieux eux-mêmes, comme une « récréation » pour remédier aux problèmes humains ; dans ce passage, il décrit un jardin ressemblant à celui de Thaïs : “ Nous nous étendîmes avec délices sur des couches de joncs parfumés et sur des feuilles de vigne fraîchement coupées. Au-dessus de nos têtes, une masse de peupliers et d’ormes. Toute proche murmurait l’eau sacrée d’une source qui s’écoulait d’une grotte des Nymphes. Près des branchages ombreux les cigales couleur de suie ne cessaient le labeur de leur babil. Au loin, dans d’épais buissons épineux, la grenouille des bois faisait entendre son cri plaintif. Les alouettes et les linottes chantaient, la tourterelle roucoulait, autour des sources voletaient les abeilles bourdonnantes. Tout répandait l’odeur des grasses moissons, l’odeur des fruits. À nos pieds, des poires ; à nos côtés, des pommes roulaient en abondance ; les branches pendaient jusqu’à terre sous le poids des prunes. De la tête des pithoi on avait enlevé la poix de quatre années… Quel nectar (…) fut jamais aussi bon que le breuvage que vous, ô Nymphes, avez alors mélangé de votre eau près de l’autel de Déméter de l’aire ? ”
[50] Anatole France, Thaïs, ibid., p.775-776.
[51] Eros n’est pas chez les Grecs, comme on le prétend souvent, le dieu de l’amour, mais bien la personnification du désir amoureux. C’est d’ailleurs pourquoi Freud nomme Eros la tendance opposée au Thanatos. Voir H. Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud (Eros and Civilisation. A Philosophical Inquiry into Freud, 1955), trad. J. Nény et B. Fraenkel, Minuit, Paris, 1964.
[52] Cela prouve que le Désir est, en essence, amoral.
[53] Anatole France, Thaïs, ibid., p.779.
[54] Anatole France, Thaïs, ibid., p.781.
[55] Voir supra, I.2.1.c, p.143.
[56] Voir Anatole France, Thaïs, ibid., p.801 et sqq.
[57] Voir Mario Praz, Op.cit. Mario Praz fait allusion à Hélène chez Gustave Flaubert, mais aussi chez Albert Samin ou chez le peintre Gustave Moreau.
[58] Mario Praz, ibid., p.153.
[59] Gustave Flaubert fait allusion à La Prise de Troie du poète et maître de ballet Stésichore (640-550 environ). On prétend que ce dernier, louant Hélène après l’avoir blâmée, retrouve la vue.
[60] Cette histoire est rapportée par Ovide, Tite-Live et Halicarnasse. Lorsqu’en 509 le roi Tarquin le Superbe part assiéger Ardée, son fils Sextus – qui aime la débauche – rentre à Rome avec quelques amis, afin de les convaincre que leurs épouses s’en donnent à cœur joie durant leur absence. C’est le cas, sauf pour Tarquin Collatin, qui trouve son épouse Lucrèce (fille de Lucretius Spurius, le préfet) en train de sagement filer la laine. Tarquin Collatin est jaloux et l’oblige à subir l’outrage sous la menace d’un poignard. Le lendemain, elle raconte son viol à son puissant père et met fin à ses jours avec le poignard. Junius Brutus trouvera le corps, ameutera tout le peuple, abolira la royauté des Tarquin, et fondera la République romaine dont il deviendra le consul.
[61] L’histoire de Samson est biblique (voir Le Livre des Juges); sa naissance, annoncée par un Ange de Dieu, en fait un Nazir, c’est-à-dire un homme consacré à Dieu et devant ne jamais boire d’alcool, ne jamais couper ses cheveux, ni ne jamais approcher de mort. Sa dernière femme, Dalila, le livre aux Philistins après avoir trouvé le secret de sa force, et après lui avoir coupé les cheveux. Samson meurt avec ses compagnons, écrasé par le temple dont il a ébranlé les colonnes.
[62] Voir Le Lévitique, 20-16 : “Quand une femme s’approche de quelque bête pour s’y accoupler, tu devras tuer la femme et la bête ; elles seront mises à mort, leur sang retombe sur elles.”
[63] Minerve est souvent confondue avec Athéna, déesse de la guerre et des métiers manuels. Cependant, cette déesse romaine est moins connue qu’Athéna, et on n’en connaît les contours les plus précis que grâce à Tite-Live (VII, III, 5 et 6).
[64] Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, in Œuvres complètes (26 vol.), Œuvres de jeunesse, vol. III, Conard, Paris, 1910-1954, p.160-161.
[65] Anatole France, Thaïs, ibid., p.802.
[66] Anatole France, Thaïs, ibid., p.846.
[67] Cela engendre le principe d’alternances. Voir infra, III.2.1.b, p.445.