II.3.3) Le Bien dans l’univers francien : figures de la femme et divinités féminoïdes

II.3.3) Le Bien dans l’univers francien : figures de la femme et divinités féminoïdes

 

La morale et le savoir ne sont pas nécessairement liés l’un à l’autre. Ceux qui croient rendre les hommes meilleurs en les instruisant ne sont pas de très bons observateurs de la nature. Ils ne voient pas que les connaissances détruisent les préjugés, fondements des mœurs. C’est une affaire très chanceuse que de démontrer scientifiquement la vérité morale la plus universellement reçue.”, Anatole France, Pierre Nozière, Pléiade, tome III, p.556.

Ah ! ce qui vit n’est que trop mystérieux. Et tu restes pour moi, ma bien-aimée, une énigme dont le sens inconnu contient les délices de la vie et les affres de la mort. Ne crains pas de te donner. Je te donnerai toujours, et je t’ignorerai toujours.”, Anatole France, Le Lys rouge, XXVI, Pléiade, tome II, p.501.

Nous allons tenter de comprendre ce qui, dans l’imaginaire francien, représente la valeur du Bien, ainsi que la manière dont cette valeur est articulée avec le Désir. Pour cela, il est fondamental de se pencher sur les figures féminines qui restent excessivement nombreuses dans toute l’œuvre francienne.

Ce n’est pas un hasard. Il suffit par ailleurs de se pencher sur la biographie de notre auteur, pour voir combien les femmes ont compté dans sa vie[1]. Nous ne nous attarderons guère longtemps sur cet aspect des choses, si bien décrit par Marie-Claire Bancquart. Cependant, dans un souci de clarté, nous allons rappeler brièvement les rapports de France avec les femmes. Ils furent tourmentés et complexes.

Les premiers émois amoureux (avérés) de notre auteur ont lieu lorsqu’il a 22 ans, comme l’illustre un poème désespéré écrit à une certaine Elise Devoyod en janvier 1866 ; à la même époque, Anatole France connaît également divers échecs avec notamment Isabelle Combrouse, devenue madame de Launay, et Elisa Rauline, entrée dans les ordres ensuite. En 1867, lorsqu’il fréquente le Parnasse, France tombe amoureux de mademoiselle Nottet, qui deviendra bien vite madame Emile-Paul. C’est cette même année que Léontine Lippmann se marie avec Arman de Caillavet. En 1869, Charles Cros fait subir à Anatole France l’humiliation consistant à recevoir un coup de pied au derrière en public[2], parce que notre auteur s’est approché de trop près de Nina de Callias, à l’époque où assiste cette actrice dans plusieurs projets de pièces de théâtre. Peut-être France conçoit-il à partir de cette aventure sa véritable obsession pour les actrices.

En 1874, Anatole France est amoureux de Marie Charavay, avec laquelle il collabore à la Revue des documents historiques. Cette jeune femme se mariera quatre ans plus tard avec un certain Colfavru. Enfin, le 28 avril 1877, Anatole France se marie avec Valérie Guérin de Sauville. Il rencontre Léontine de Caillavet en 1883 dans le salon de Madame Aubernon, mais cette dernière ne l’apprécie pas immédiatement, elle le trouve « gauche ».

N’oublions pas que notre auteur a longtemps été, jusqu’à sa rencontre avec Léontine de Caillavet, un grand timide, souvent rejeté par les femmes, comme nous venons de le voir. Marie-Claire Bancquart le note, c’est à partir de cette rencontre extrêmement importante avec madame de Caillavet qu’Anatole France va devenir un grand séducteur :

“Bornons-nous ici à évoquer un Anatole France qui a perdu sa gaucherie, à qui sa maîtresse a su faire prendre une certaine élégance d’allure et de vêtements, et qui, devant la cheminée du grand salon de l’avenue Hoche, déploie face à un auditoire attentif son talent de causeur. Son bégaiement de timidité s’est transformé en une certaine lenteur savoureuse[3].”

C’est à partir de cette rencontre, effectivement, qu’Anatole France acquiert le statut d’homme public. Notre auteur et Léontine de Caillavet deviennent amants vers la mi-1889. Ces amours seront extrêmement épineuses, presque sur un mode sadomasochiste. Cette liaison entraîne tout de même, vers juin 1892, une séparation douloureuse de France et de sa femme[4]. Le 2 août 1893, le divorce est prononcé aux torts exclusifs d’Anatole France ; son ex-femme obtient la garde de leur fille Suzanne, ainsi qu’une pension de 350 francs mensuels, et conserve l’hôtel de la rue Chalgrin.

Anatole France et madame de Caillavet feront divers voyages à l’étranger, en Allemagne, Autriche, Suisse, Grèce, Turquie et Italie notamment, autour des années 1899-1908. Suzanne France, la fille de notre auteur, se marie quant à elle le 10 décembre 1901 avec le capitaine Henri Mollin, pour divorcer aux torts de la jeune femme le 24 mai 1905. Elle se remarie le 28 avril 1908 avec Michel Psichari, petit-fils de Renan. Elle attend un enfant, Lucien. Anatole France, qui désapprouve ce mariage, n’assiste pas à la cérémonie. Plus, il rompt toute relation avec sa fille. Elle tiendra également un rôle important dans l’amertume qu’Anatole France concevra des femmes.

En 1909, Anatole France prend donc le bateau pour l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay, pour présenter un cycle de conférences sur Rabelais, Auguste Comte et sa propre œuvre. Depuis plusieurs années, il tentait plus ou moins de se détacher de Léontine de Caillavet. Sur le navire, il rencontre, ainsi que nous l’avons déjà évoqué plus haut, l’actrice Jeanne Brindeau, de la Comédie Française. Le bruit court de leur prochain mariage, et Madame de Caillavet tente de se suicider. Le 29 août, France rompt avec Jeanne Brindeau. C’est le 12 janvier 1910 que Léontine de Caillavet meurt, laissant Anatole France inconsolable. Il connaîtra pourtant jusqu’à 1914 une vie amoureuse chaotique, se liant avec plusieurs femmes avec lesquelles il se séparera très vite, sauf avec Emma Laprévotte, ainsi qu’on peut le voir à la lecture des Carnets intimes. On pourra notamment évoquer, à l’été 1910, une certaine « S. », peut-être Thalita Schutté, et Jane Catulle-Mendès, veuve de l’écrivain. Parallèlement, il rencontrera aussi en 1911 madame Gagey, qui se suicidera le 17 décembre. En 1916, Emma Laprévotte est diminuée à la suite d’une grave opération due à un cancer du sein. Suzanne France se sépare de Psichari en 1917. Elle meurt le 28 octobre 1918 de la grippe espagnole, sans s’être réconciliée avec son père. Emma Laprévotte aura une attaque d’hémiplégie en juillet 1919. Anatole France connaîtra alors Alice Brisard en 1920, mais sera atteint d’un spasme circulatoire – probablement une grave angine de poitrine avec des complications entraînant une embolie cérébrale – qui le laissera paralysé assez longtemps à partir d’août. Il a plus de soixante-seize ans… Alise Brisard sera la dernière maîtresse d’Anatole France.

Sans fondre dans une sommaire analyse psychanalytique, il est tout de même presque évident de constater qu’Anatole France est le jouet d’une grande instabilité sentimentale, dont le déclencheur pourrait être simplement tous ces refus dont il fut « victime » lors de sa jeunesse. Nous ne voudrions certes pas ici tirer de conclusions par trop hâtives, qui nous entraîneraient dans une maladroite interprétation des figures féminines dans l’œuvre francienne. Nous refusons de céder à une tentation tainienne d’expliquer l’œuvre d’un auteur par sa biographie. Simplement, il semble qu’il serait tout aussi maladroit de vouloir faire abstraction de la vie même de notre auteur. Le fait est que son initiation sentimentale reste douloureuse, ou du moins mal vécue. Marie-Claire Bancquart note par ailleurs avec malice, dans un jugement qui n’engagera qu’elle, que France,

“ce long garçon au nez de travers, à la diction bredouillante, à la tenue embarrassée, ne plaisait guère aux femmes et ne semblait pas destiné à une carrière sociale bien brillante[5].”

Est-ce à dire que la production romanesque francienne est un remède à la frustration du quotidien, afin d’oublier une jeunesse malheureuse entre des filles convoitées et capricieuses, et un père s’opposant catégoriquement à une carrière littéraire ? Cette vision des choses nous paraîtrait sinon caricaturale, du moins fort péremptoire. Ne pouvons-nous simplement retenir d’une vie sentimentale tortueuse la problématique évidente de la frustration d’un Anatole France sans cesse en proie au Désir des femmes, d’un Anatole France sans cesse appelé vers l’ivresse d’un ailleurs ?

Pourquoi Anatole France se comporte-t-il donc comme s’il recherchait l’ultime maîtresse ? Evidemment, la réponse à cette question n’est guère aisée, et nous ne jouerons pas au jeu dangereux d’y répondre avec une absolue certitude. Cependant, nous pourrions tout de même penser, à ce moment de notre étude, qu’Anatole France est et resta toujours au fond un solitaire.

Qu’en est-il en effet de la solitude francienne ? La femme et l’amour de la femme rejoignent pour Anatole France le sentiment même de cette frustration ontologique qu’il ressent pour le cosmos en son entier. L’homme est tendu vers le logos, soumis à son Désir d’y accéder, mais pour l’heure ne le peut guère, puisque sa réalité charnelle compromet tout assouvissement. La femme, si elle est une invitation au syncrétisme dans le sens francien – dans ce sens particulier de possession idéale et de fusion simultanée au logos –, est également inévitablement un Autre qui est distinct du moi, et ceci irrémédiablement. La distinction est aussi absolue que le Désir lui-même et ce paradoxe ne peut qu’entraîner la souffrance : la réalité charnelle est toujours là, comme une cage empêchant l’âme de fusionner avec tout ce qui est extérieur au corps individuel. L’homme, au travers de sa conformation charnelle en prise avec l’espace et le temps, ne peut en rien fusionner avec l’Autre et l’amour devient sur Terre une sorte de supplice incongru : “le sentiment de la plénitude n’est qu’un leurre de l’enfance[6].” Comment l’homme, qui ne peut déjà être en adéquation avec son existence propre, peut-il être en harmonie avec l’objet même de son Désir ? Le chant d’amour du solitaire ontologique n’est donc possible que dans la temporalité, dans l’instant, et l’amour immortel, cet idéal aussi utopique que le saisissement des secrets de l’univers ne peut en rien être assouvi, de la même façon que le monde ne peut être dévoilé. Ce mythe parménidien de l’Amour qui efface le je et le tu pour donner naissance à l’Un n’est qu’illusion.

D’ailleurs, au long de sa vie, France a semblé, dans ses rapports avec les femmes, mettre en pratique cette réflexion de Jérôme Coignard [7]:

“Les vérités découvertes par l’intelligence demeurent stériles. Le cœur est seul capable de féconder ses rêves. Il verse la vie dans tout ce qu’il aime. C’est par le sentiment que les semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n’a point tant de vertu. Et je vous confesse que j’ai déjà été jusqu’ici trop raisonnable dans la critique des lois et des mœurs. Aussi cette critique va-t-elle tomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la gelée d’avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un bagage embarrassant, et s’élever sur les ailes de l’enthousiasme. Si on raisonne, on ne s’envolera jamais[8].”

Nous pourrions sans difficulté appliquer cette réflexion sur la vérité aux femmes : le Désir se nourrit de lui-même, ne s’assouvit que de ses propres illusions ; ce leurre ontologique de la fusion vers l’Autre ne peut, dans le réel, que se nourrir dans le libre cours de désirs fugaces et sans ambitions absolues. Il y va du Désir de l’Autre comme du Désir de l’Univers en son entier : nul humain, existant par force au travers d’un corps de chair, ne peut y accéder. Nulle fusion ontologique avec l’Autre ne semble possible dans la réalité, ce qui entraîne une frustration sans borne. Anatole France l’explique :

“Est-ce que les baisers, les caresses sont autre chose que l’effort d’un désespoir délicieux ? Quand je te tiens embrassée, je te cherche encore ; et je ne t’ai jamais, puisque je te veux toujours, puisqu’en toi, je veux l’impossible et l’infini[9].”

Anatole France considère la femme aussi lointaine que l’univers. Pourtant, nous avons vu jusqu’ici que rien dans l’univers ne pouvait donner à l’homme un sens à son existence. Le Désir est là, toujours impérieux, malaxant dans ses serres l’imaginaire francien en son entier, mais ne s’accrochant encore qu’à d’immenses négations ou à des refus. Nous n’avons pu, pour l’heure, que délimiter les frontières de l’imaginaire francien au travers de définitions négatives issues d’un trajet du scepticisme francien que nous pourrions qualifier d’initiatique : pour ainsi dire, nous avons défini l’imaginaire francien en nous appuyant sur ce qu’il refuse.

Cependant, nous sommes arrivés maintenant à l’objet même qui préside au Désir. Nous allons prouver qu’il s’agit de la femme, ou du moins d’une représentation mythique de la femme. C’est dire ainsi combien les femmes qui partagèrent l’existence d’Anatole France ne sont pas réductibles aux femmes de l’imaginaire francien : ici comme ailleurs, la frustration du réel donne naissance à un imaginaire complexe et savamment architecturé, dans toute la cohérence du Désir. La femme est au centre de l’imaginaire parce qu’elle est recréée comme allégorie du logos, portant elle-même les valeurs du Bien.

D’ailleurs, Anatole France semble représenter initialement la femme, dans sa production littéraire, au travers d’une sorte d’ode qui pourrait également s’appliquer à l’univers tout entier ; à l’un comme à l’autre, il adresse cette supplique :

“Ce que tu es, du diable je ne le saurai jamais. […] Je devrais t’aimer naïvement, sans cette espèce de métaphysique passionnelle qui me rend absurde et méchant. Il n’y a de bon que d’ignorer et d’oublier. Viens, viens, j’ai trop cruellement pensé à toi dans les tortures de l’absence : viens, ma bien-aimée. Il faut que je t’oublie toi-même en toi. C’est en toi seulement que je peux t’oublier et me perdre[10].”

 


[1] Nous nous appuierons ici sur l’ouvrage de Marie-Claire Bancquart, Anatole France, un sceptique passionné, Calmann-Lévy, 1984.

[2] L’aventure est racontée en détail dans une lettre de Verlaine datée d’octobre 1872 à Lepelletier. On prétend que c’est cette querelle amoureuse qui sera à l’origine, en 1875, de l’éviction par Anatole France de Charles Cros du troisième Parnasse contemporain.

[3] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.XI.

[4] On peut lire, dans la lettre de séparation datée du 6 juin 1892 : “Votre état de révolte ouverte, vos querelles incessantes, vos propos injurieux, les calomnies infâmes que vous répandiez chaque jour contre moi, sans égard pour votre fille ni pour vous-même, toute votre conduite qui faisait enfin voir votre âme, me donnent le droit et le devoir de vous laisser.”

[5] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.XLV.

[6] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.XVII.

[7] C’est ainsi que s’achèvent Les Opinions de M. Jérôme Coignard. Cette réflexion revêt donc une forte importance.

[8] Conclusion des Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.327.

[9] Anatole France, Le Lys rouge, Pléiade, tome II, p.501.

[10] Anatole France, Le Lys rouge, ibid., p.501.

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