II.3.2) Etude du diable francien comme émergence d’une morale du Désir
“Je l’ai connu : c’était le plus beau des séraphins. Il brillait d’intelligence et d’audace. Son vaste cœur se gonflait de toutes les vertus qui naissent de l’orgueil : la franchise, le courage, la constance dans l’épreuve, l’espoir obstiné. En ces temps, qui précédèrent les temps, dans le ciel boréal où brillent les sept étoiles magnétiques, il habitait un palais de diamant et d’or, frémissant à toute heure de bruits d’ailes et de chants de triomphe. Iahveh, sur sa montagne, était jaloux de Lucifer.”, Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.734.
“Nous pensons avoir montré […] qu’il existait une certaine convenance entre le personnage de Satan et les aspirations ou les inquiétudes qu’il a été chargé de traduire.”, Max Milner, Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire, vol.II, p.484.
Nous pouvons ainsi tenter de comprendre à partir de maintenant comment est constituée l’échelle des valeurs morales dans la pensée francienne, présidant à la construction du système littéraire si particulier à notre auteur. En effet, cette problématique découle logiquement de ce que nous avons écrit plus haut : devant un monde où l’homme ne semble appelé qu’à dépasser sa frustration ontologique – consciente ou non – et d’offrir un sens à son existence face à un univers qui l’ignore, l’accable et le fait souffrir, nous pouvons nous demander si le Bien et le Mal[1] sont sécrétés par le Désir lui-même, ou si au contraire c’est l’appréhension francienne du Bien et du Mal qui façonne le Désir. En d’autres termes, la frustration ontologique de l’homme dépeinte par Anatole France est-elle produite par un système éthique inadapté à l’homme lui-même, l’empêchant d’accéder à la réalisation de son existence en toute plénitude, ou bien au contraire est-ce parce que l’homme est frustré par sa condition humaine qu’il ne peut faire autrement que réfuter l’échelle des valeurs éthiques socialement admises ? Nous l’avons vu, Anatole France a reconstruit en de nombreuses occasions une contre-utopie[2], comme une manière de refus du réel social ou économique. Sa littérature est pourvue d’une étrange et pénétrante propension à recréer un univers cohérent et autonome, pour ainsi dire concurrençant le réel – et donc le réfutant. D’où naturellement un basculement – ou un recentrage – drastique des valeurs éthiques. Celles-ci seront-elles recréées par notre auteur dans la fin de mener jusqu’à ses limites le concept utopique du refus ? Nous allons voir que l’idée de scandale et de subversion devient pour Anatole France une nécessité ontologique, dans sa recherche du logos. En effet, la fondation d’une éthique particulière pourrait être une démarche contredisant scandaleusement la morale française, notamment judéo-chrétienne[3], du début du siècle. De fait, l’univers littéraire d’Anatole France sera même présidé par cette recherche d’une éthique inédite, dont les lois différeront de manière catégorique avec les lois socialement admises de la morale. Cette recherche est orientée par une relativisation, une remise en cause distanciée du monde, constantes chez notre auteur. Nous allons voir que pour une fois, le diable en est témoin…
Qu’on ne soit pas trop surpris par notre manière d’aborder le problème de l’éthique chez Anatole France à travers le diable[4]. S’il est une figure mythique qui incarne le système éthique propre à un auteur, en littérature, c’est bien lui[5]. Nous retrouvons d’ailleurs un diable omniprésent chez Anatole France[6]. En tentant d’en définir les contours – s’il est vrai que la force du démon communément considéré est de faire croire qu’il n’existe pas, celui d’Anatole France ne cesse d’apparaître – nous tenterons par-là même de définir les premiers contours de l’éthique francienne. Nous allons voir qu’en fait, ce diable est essentiellement un double subversif de l’auteur[7]. Notre intérêt pour le diable francien est d’autant plus grand que le satanisme est fortement ancré dans la tradition judéo-chrétienne[8]. Dès lors, nous allons voir que la réécriture francienne de cette figure mythique est symptomatique d’une conception particulière d’une éthique, et que cette éthique entraîne Anatole France vers une conception démoniaque échappant au topos littéraire.
Dire en effet que le diable est une figure récurrente dans la littérature francienne relève de l’art de la litote ; Marie-Claire Bancquart achève d’ailleurs sa préface du volume IIdes Œuvres complètes d’Anatole France dans la Pléiade par une brève analyse du Satan francien[9]. Certes, le diable est un mythe qui ne cesse de parcourir le XIXe siècle et le début du XXe dans la littérature française, et Anatole France n’échappe pas à la règle, s’inscrivant ici profondément dans l’air du temps[10]. Selon Marie-Claire Bancquart,
“Il n’est pas indifférent qu’Anatole France ait choisi, pour professer sa foi dans la multiplicité, de passer par un satanisme. L’ange beau mais noir, le grand Rebelle, demeure en même temps chez lui une tentation. Il a gardé la vénusté [sic] et l’éloquence du Satan babylonien[11]. Il signifie chez l’écrivain une attirance pour la contre-mystique, qui est bien nette depuis le « banquet » de Thaïs et « La Fille de Lilith » de L’Etui de nacre[12].”
Il serait séduisant de voir en Anatole France un auteur – un de plus – fasciné par le diable, comme un grand héritier des multiples courants du romantisme, du Parnasse, du symbolisme, de l’idéalisme ou du décadentisme, tous tourmentés à des degrés divers par la noire figure du Malin[13]. Anatole France serait-il ici un digne successeur du XIXe siècle littéraire, dans la droite ligne d’un Huysmans ou d’un Barbey d’Aurevilly [14]? Il serait beaucoup trop rapide de faire un tel raccourci. Certes, le diable est un thème tellement présent dans notre littérature du XIXe siècle qu’il serait facile de prétendre qu’Anatole France succombât à un effet de mode esthétique par trop évident. Soit, mais peut-être pourrions-nous avancer, comme nous allons le démontrer tout au long de ces pages, qu’Anatole France, à l’inverse de bien de ses contemporains, ne croit pas au diable. N’est-il pas trop sceptique pour ceci ?
“Que la mort nous fasse périr tout entiers, je n’y contredis point. C’est fort possible. En ce cas, il ne faut pas la craindre[15] : Je suis, elle n’est pas ; elle est, je ne suis plus. Mais si, tout en nous frappant, elle nous laisse subsister, soyez bien sûr que nous nous retrouverons au-delà du tombeau tels absolument que nous étions sur la terre. Nous en serons sans doute fort penauds. Cette idée est de nature à nous gâter par avance le paradis et l’enfer[16].”
En effet, chez Anatole France, la mort elle-même est toute darwinienne. La mort est disparition complète et dissolution dans un néant naturel, fin d’existence guidée par le grand mouvement du renouvellement des espèces vers l’évolution. Il n’y a pas de place ici pour un diable ni pour un dieu. Ainsi, le diable n’est admissible chez France que dans sa valeur symbolique, et non dans sa valeur mystique. Il ne s’oppose à Dieu que précisément si ce dernier prend la valeur de tout ce qui s’oppose au savoir et à la science : “Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché, et le diable s’est toujours mis du côté des savants[17] .” Le diable francien est avant tout un avatar du scepticisme. Il se trouve à l’inverse de ce diable qui, lancinant, semble se retrouver chez les symbolistes et les décadents[18]. Non pas qu’il ne signifie point, et qu’il succombe ainsi à la tentation d’un grand-guignol folklorique et pittoresque. Mais chez Anatole France, il n’y a pas de faute originelle sous-tendant une nausée morale dans le fait d’exister, nausée personnifiée à la perfection dans un mythe avantageux et cornu se sustentant de tous les maux du monde tout en les propageant. Il n’y a pas de nostalgie francienne d’un paradis perdu, pas de monisme dualiste exigeant une existence du Bien et du Mal indépendants de la volonté humaine. Il n’y a pas même de divinité qui régirait les lois universelles, ou si elle existe, l’homme n’a aucune possibilité de la rencontrer, ce qui revient presque au même.
Il n’y a d’intelligible à l’homme qu’un univers ordonné par les lois de la succession des espèces, vers une évolution qui marche, inaliénable, vers une perfection plus ou moins douteuse, et qui de toute manière s’achèvera un jour sur terre lorsque le soleil s’éteindra. Darwin encore et toujours présiderait-il dès lors à la conception d’une éthique francienne ? Dans tous les cas, les valeurs du Bien et du Mal sont relatives :
“Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu’elle est mauvaise, on dit une chose qui n’a point de sens. Il faut dire qu’elle est bonne et mauvaise à la fois, car c’est par elle, et par elle seule, que nous avons l’idée du bon et du mauvais. La vérité est que la vie est délicieuse, horrible, charmante, douce, amère, et qu’elle est tout[19].”
L’existence du diable ne porte pas en elle-même, chez Anatole France, de connotation négative. Notre auteur reprend, dans son acception du Bien et du Mal, une vision « améliorée », si on veut, d’un certain manichéisme gnostique. La gnose dualiste de Mani[20] – qui a cours au troisième siècle dans les contrées perses et à laquelle se référe en la transformant Anatole France – se propose, comme toute gnose, d’offrir la connaissance de soi par la connaissance de Dieu et de proposer ainsi une voie solide vers le Salut. D’où l’idée que l’âme s’est déchue par la matière, et qu’elle sera sauvée par le noûs, c’est-à-dire par l’Intelligence et la Connaissance. Pour Mani et ses disciples, le monde est un mélange anormal et transitoire de substances pourtant homogènes, l’Esprit et la Matière, le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres, etc… Ce mélange est le fruit d’une chute, comme pour l’existence humaine. Ceci suppose évidemment qu’il existait avant cette chute un état originel au contraire fondé sur l’existence distincte et autonome des substances homogènes. En aucun cas le Mal n’était mêlé au Bien. Le Salut consistera donc dans un retour à cet état de primauté des substances, qui redeviendront distinctes. Ainsi, notamment, le Mal se détachera du Bien, et l’Esprit de la Matière. Dès lors, le manichéisme est organisé selon la croyance en deux Principes (conception dualiste du monde) et en trois Temps (le passé où le dualisme existait, le présent, moment transitoire du mélange, et le futur, retour à la séparation originelle des deux Principes).
Certes, Anatole France ne souscrit pas au manichéisme d’une manière naïve ou idolâtre. Cependant, il garde une certaine sympathie vis-à-vis d’une gnose dualiste qui se propose de relativiser l’existence du Bien et de s’écarter d’une éthique par trop judéo-chrétienne. Comme dans le manichéisme au moment présent du dramatique mélange, le Bien est coextensif du Mal, et dialectiquement, le Mal est tributaire du Bien :
“Le mal est nécessaire. S’il n’existait pas, le bien n’existerait pas non plus. Le mal est l’unique raison d’être du bien. Que serait le courage loin du péril et la pitié sans la douleur ? Que deviendraient le dévouement et le sacrifice au milieu du bonheur universel ? Peut-on concevoir la vertu sans le vice, l’amour sans la haine, la beauté sans la laideur ? C’est grâce au mal et à la souffrance que la terre peut être habitée et que la vie vaut la peine d’être vécue. Aussi ne faut-il pas trop se plaindre du diable. C’est un grand artiste et un grand savant : il a fabriqué pour le moins la moitié du monde. Et cette moitié est si bien emboîtée dans l’autre qu’il est impossible d’entamer la première sans causer du même coup un semblable dommage à la seconde. A chaque vice qu’on détruit correspondait une vertu qui périt avec lui[21].”
La considération mythique que peut avoir du diable notre auteur s’écarte bien d’une conception judéo-chrétienne de Satan[22]. Chez Anatole France, nous ne voyons jamais d’exorcisme, et nulle part un diable considéré symboliquement de manière chrétienne n’est mentionné[23]. Puisque le diable francien est inscrit dans une pensée darwinienne et sceptique, le Mal et le Bien sont trop intimement liés pour pouvoir être distingués et prendre par-là même un sens moral. Chez France, ces deux valeurs portent-elles même une connotation de faute, comme dans la religion chrétienne, où elles appellent un jugement depuis la chute originelle jusqu’à l’apocalypse ?
Le diable francien ne se fait pas l’indice d’un Mal pur et dur, signe d’une faute originelle qui entraînera la destinée entière de l’humanité vers un Salut ou une Condamnation. Au contraire, ce démon francien se comporte paradoxalement en indice inattendu de la dimension éthique du monde ; il divulgue à la face des hommes un sens des valeurs plutôt qu’un jugement quelconque : “Le mal est indispensable au bien et le diable nécessaire à la beauté morale du monde[24].” C’est dire combien le diable francien est d’essence dialectique. Il pourrait être résolu préalablement en une équation qui peut-être porte en elle-même une certaine valeur scandaleuse : si le Bien existe, c’est parce que le Mal existe. Si le Bien est exprimé, c’est parce que le Mal s’exprime. Et si le Mal était intolérable, alors le Bien ne pourrait être toléré. Devant cette dialectique, l’homme reste le seul juge du Bien et du Mal, de manière strictement individuelle, et il demeure le seul responsable de ses choix. Comme il ne sera pas confronté à un Jugement, dans une perspective toujours darwinienne, il devra être à lui-même la seule mesure de ses choix. Plus encore, il devrait remettre en cause toute loi entravant sa liberté. Cette liberté, justement, le laisse dans un désert[25] tel que le secours d’aucune divinité n’est plus possible : l’anthropocentrisme francien remet également l’homme au centre de ses choix et de ses responsabilités. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Anatole France lutte contre la souffrance inhérente à l’existence humaine au travers de l’expression du Désir, tout en reconnaissant que la souffrance est malgré tout intimement inscrite dans l’humanité. Peut-être aussi est-ce pour cela qu’il invente un démon divulguant, comme nous allons le voir, des vérités insoutenables.
Ainsi, nous devrions pouvoir approcher le diable francien en lisant le passage de Thaïs où Paphnuce, à la manière des stylites, est en haut d’une colonne et qu’il harangue la foule avec un orgueil démesuré pour proclamer au monde l’accès à la Vérité et à Dieu. La hauteur de la colonne illustre bien l’immensité de l’hubris de notre stylite. Nous sommes ici dans un contexte historique chrétien, et pourtant le démon qui apparaît à Paphnuce est beaucoup plus ironique que biblique, même si ses attaques sont encore du même coup dirigées vers Dieu. Lors du christianisme primitif, c’est déjà la raison d’être du diable. Satan s’adresse donc tout d’abord à Paphnuce en ces mots :
“Paphnuce, tu es illustre par tes œuvres et puissant par la parole. Dieu t’a suscité pour sa gloire. Il t’a choisi pour opérer des miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les pécheurs, confondre les Ariens [sic][26] et rétablir la paix de l’Eglise[27].”
On constate immédiatement que le diable se moque ouvertement de Paphnuce – il est du côté du lecteur, qui a le même sentiment de ridicule envers Paphnuce que lui. Le diable reconnaît à Paphnuce la capacité de mener la mission apostolique et mystique du Christ, dans la même perfection et la même efficacité. Or Paphnuce, en tant qu’ascète, est censé être humble, et évidemment ne peut se prendre pour le Christ lui-même. Pourtant, le Diable entreprend de flatter Paphnuce, et donc de le perdre en usant de ses propres vices, qui sont l’hubris et l’orgueil – péchés mortels… De plus, le diable de Thaïs ne voit aucunement son existence réfutée ou mise en doute par Anatole France. Il apparaît naturellement à l’esprit dérangé du stylite, il n’est qu’une sorte d’émanation de son orgueil démesuré. Ainsi le diable francien n’apparaîtrait-il qu’aux âmes naïves qui croient en lui, cette conception diabolique témoignant d’un franc scepticisme de notre auteur[28]. Effectivement, Paphnuce croit entendre la voix d’un ange, peut-être celle de Dieu lui-même.
Lorsque le diable lui demande d’aller trouver Constance[29] pour finalement favoriser les croyances chrétiennes – après Nicée – contre les Aryens, il lui promet de nombreuses récompenses, dont la plus grande est la renommée, comme si Paphnuce devenait une sorte d’Antéchrist, dans le sens où il se substituerait au Christ dans sa mission apostolique pour propager la bonne parole :
“Les portes d’airain s’ouvriront devant toi et tes sandales résonneront sur le pavé d’or des basiliques, devant le trône des Césars, et ta voix redoutable changera le cœur du fils de Constantin. Tu régneras sur l’Eglise pacifiée et puissante ; et, de même que l’âme conduit le corps, l’Eglise gouvernera l’Empire[30]. Tu seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices[31]. Tu feras taire la faim du peuple et l’audace des Barbares. Le vieux Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera l’honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au patriarche d’Alexandrie, et le grand Athanase[32], blanchi dans la gloire, le baisera comme la relique d’un saint. Va ![33]”
Le diable demande donc à un homme saisi par l’orgueil de convertir, ni plus ni moins, l’homme le plus puissant de l’univers, le César Constance II. Cette stratégie est complexe, car ce faisant, le diable intronise l’orgueil de Paphnuce en le faisant se substituer à Jésus. Ici, l’humilité n’est plus de mise. L’Eglise telle que définie lors du concile de Nicée ne serait institutionnalisée que par le sang, et Paphnuce ne servirait la gloire divine qu’en servant avant tout sa propre gloire. Pour autant, Paphnuce, ce petit ascète proche de la folie et fou de Désir pour Thaïs, est-il capable d’une telle destinée antéchristique ? Certes pas, car il est justement obsédé par l’image de la belle Thaïs, et ne considère malgré lui la foi que comme un succédané à la souffrance occasionnée par la frustration.
Le diable apparaît à Paphnuce comme une sorte de révélation, à l’instar de toute voix tentante qui apparaît aux Pères du désert dans leur trajet ascétique. Cependant, aveuglant Paphnuce par un langage fortement flatteur, il cherche surtout à l’amener – de manière cynique – au suicide. Or, le suicide est une atrocité pour un chrétien[34], puisqu’il remet en cause le Salut de son âme éternelle. Quelle douloureuse fin serait celle de Paphnuce s’il obéissait à la voix insidieuse qui lui demande de quitter sa colonne en volant, grâce à l’aide miraculeuse des anges ! Mais par un ricanement hideux, le diable arrête Paphnuce dans son naïf élan :
“Ah ! ah ! glapit la voix, nous ne sommes encore qu’au début de notre amitié ; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi[35]. Très cher, c’est moi qui t’ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs[36].”
Ici, nous sommes face à toute la complexité du diable francien. Son statut – et sa fonction littéraire, si on veut – semblent en effet intimement liés au statut de l’auteur par rapport au récit. Si le récit de Thaïs, jusqu’alors, était construit sur un mode hétérodiégétique[37], il change de mode de narration ici, et tandis que le diable se démasque, le récit devient homodiégétique. Comme l’identité du diable se dévoile, celle du narrateur aussi. Ce dernier use dans Thaïs d’une focalisation omnisciente[38], et paraît même parfaitement indistinct de l’auteur. Ce diable cynique qui joue avec la destinée et avec les actes de Paphnuce, c’est Anatole France lui-même. Or, cette voix cynique qui s’offre avec moquerie à un Paphnuce épuisé, n’est autre que la voix prophétique d’une certaine vérité. Elle n’entraîne pas Paphnuce vers les sentiers du Mal, Paphnuce se suffit à lui-même pour ceci. La voix diabolique ne fait que lui décrire, par la moquerie – la plus grande arme contre l’orgueil – ce qu’il est réellement. Elle donne le choix à l’ascète de prendre conscience de son hubris ou de ses Désirs. Simplement, Paphnuce est incapable d’écouter la vérité le concernant, car il est trop englué dans son immense frustration déclenchée par ses principes dogmatiques et donc faux. D’autre part, ce démon francien ne participe pas du principe du Mal : c’est la folie de Paphnuce, orientée par la frustration, qui voue Thaïs à une renonciation de ce qu’elle est en l’enfermant dans un sévère couvent. Mais s’il est vrai que le diable guide, selon ses désirs, Paphnuce vers sa fin, il est vrai aussi que c’est grâce à l’injuste et autoritaire dogmatisme de Paphnuce que Thaïs est sanctifiée, et que le principe du Désir triomphe. Ainsi, le diable aura été le déclencheur indirect de cette sanctification du principe du pansexualisme[39] représentant le Bien dans Thaïs, par l’entremise de son jouet Paphnuce, et les valeurs du monde soumis au Désir triompheront[40]. Le diable francien n’a effectivement que peu de similitudes avec le diable judéo-chrétien, ni par son apparence, ni par sa manière d’agir – il ne possède personne au sens du Rituel paulinien –, ni par ses desseins. Cependant, il semble bien représenter une éthique.
La voix du démon est d’ailleurs polymorphe dans Thaïs : pour instruire Paphnuce – est-ce à dire que le démon francien aurait une valeur pédagogique, ou du moins didactique ?…– , le diable l’envoie près d’une ville morte, où notre ascète se rend inconsciemment[41]. Une voix, que Paphnuce ne reconnaît pas, lui décrit une chambre funéraire peinte et d’un symbolisme pourtant explicite :
“On y remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs joues étaient toutes gonflées ; d’autres plumaient des oies ou faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin, un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches. Là, des paysans s’occupaient aux semailles, à la moisson, à la récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur de lotus brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche étaient en fleur. Son bel œil regardait de face sur un visage tourné de profil. Et cette figure était exquise[42].”
Certes, nous sommes ici face à une mise en abyme de Thaïs, représentée au beau milieu d’une scène agraire, comme une sorte de divinité païenne du Désir assumé. Cette fresque représente l’inverse de l’ascétisme, en dépeignant l’opulence de la moisson, c’est-à-dire une célébration agro-lunaire – comme l’atteste le cycle des moissons – de la fertilité, et donc un appel à une certaine forme de divinité nettement sexualisée. Anatole France pousse loin la malice, en dépeignant des scènes de chasse et donc de nourriture à un ascète privé de ce plaisir terrestre – et donc frustré au plus profond de ses entrailles. Si Paphnuce avait été d’un esprit plus ouvert, moins dogmatique, il aurait sans doute compris le sens de la fresque : la seule raison de vivre semble être inscrite sinon dans le plaisir, du moins dans l’assomption des plaisirs du corps, et donc dans la non croyance en une vie éternelle – la fresque est une négation rapide et païenne du christianisme. Dans ce sens, Paphnuce ne voit dans la fresque funéraire que le misérable chant du cygne d’un idolâtre païen loin de la vérité chrétienne. Mais le diable lui divulgue en une certaine manière la seule possibilité de son Salut, qui consisterait en un détachement définitif du dogme chrétien ; l’homme enterré sous la stèle dont la fresque célèbre la mémoire “est mort, mais il a vécu. [Toi, Paphnuce,] tu mourras, et tu n’auras pas vécu[43].”
A partir de ce moment, Paphnuce connaît les véritables clefs de son Salut, et c’est bien le diable qui les lui a divulguées. Cependant, son dogmatisme l’empêche de succomber à ce Salut tellement négateur de tout ce en quoi il croit. L’atrocité du mal dont Paphnuce souffre ne se situe pas pourtant dans la négation de sa foi – il ne croit plus depuis bien longtemps, sans pouvoir évidemment l’admettre, et ce depuis qu’il a songé à Thaïs. Au contraire, sa souffrance provient de son obsession sans borne pour Thaïs, sous le joug d’un Désir incommensurable et impérieux. La divinité féminoïde et agro-lunaire peinte sur la fresque se confond en Thaïs et comporte tous les traits de ce qui évoque un Désir ontologique chez qui est privé de tout plaisir. Le diable, simple instigateur de cet état d’hallucinations chez l’ascète, ne dirige en rien le contenu ni le sens de cette douloureuse rêverie. Le diable francien se contente d’orienter Paphnuce vers le chemin de la vérité. Lorsque la divinité proclame qu’elle est l’une des innombrables incarnations de Thaïs, c’est bien Paphnuce lui-même qui projette ses fantasmes sur la fresque, lui donne un sens et lui fait dire : “Aime-moi, cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai. Tu ne sais pas ce que c’est que la patience d’une morte. J’attendrai s’il le faut que tu sois mort[44].”
La vérité tellement refusée se personnifie pour Paphnuce en Satan. C’est une attitude naturelle pour un croyant au mysticisme à ce point tourmenté. Anatole France prouve ainsi que le diable n’est du côté du Mal que dans une vision chrétienne de la morale. Pour ceci, il use certes d’un processus de ridiculisation de la foi chrétienne, puisque Paphnuce ne peut en rien être représentatif du croyant contemporain au XIXe siècle. Cependant, Anatole France se place dans une perspective purement allégorique – le récit a lieu dans les premières heures du Christianisme primitif –, et la caricature, comme toujours chez lui, porte un fond de révolte à figure souriante. C’est pourquoi le diable est du côté du Bien et la foi du côté du Mal : la foi dogmatique, autoritaire et sourde de ce Paphnuce caricaturant les ultramontains voulant sauver les âmes par la force est tournée en dérision et est largement mise à mal face à un principe épicurien du plaisir assumant la fin nécessaire de l’existence[45]. Dans Thaïs, le diable se situe de ce côté de l’éthique : la foi empêche de vivre, ainsi que toute spéculation sur l’immortalité de l’âme. Plus encore, il est sacrilège que de vouloir convertir autrui en cette croyance de l’âme immortelle, alors que seule notre vie est avérée. Dès lors, le Désir ne doit pas être étouffé, au contraire, il doit être assumé. La figure peinte de la fresque ne dit pas autre chose à Paphnuce, et même, cette voix étrange obsédant Paphnuce intronise le diable comme source de prévention et de clairvoyance :
“Entre nous, [Dieu] n’est pas bien subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et, s’il n’avait ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel[46], les marmots du village lui tireraient la barbe. Certes, il n’a pas autant d’esprit que le vieux serpent, son adversaire[47]. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne suis si belle que parce qu’il a travaillé à ma parure[48]. C’est lui qui m’a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et des ongles d’agate[49]. Tu l’as trop méconnu. [Paphnuce a tué les serpents qui vivaient dans la chambre funéraire] Qu’as-tu fait ? Te voilà brouillé avec la science et la beauté ; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient point à ton secours. Il n’est pas probable qu’il vienne[50].”
Ainsi, chez Anatole France, le diable semble être définitivement coupé de sa subordination avec Dieu. Il reste révolté, certes, mais moins contre Dieu que contre la bêtise humaine. Père des arts et de la vérité, il précipite les humains non pas dans le Mal, mais dans l’acuité. Il ne coupe pas les liens (diabolè) unissant l’homme avec Dieu, il cisaille seulement les liens existant entre les hommes et leurs propres croyances. Le diable francien est seulement démystificateur, alors que paradoxalement, il n’est lui-même qu’un mythe. Certes, il récrimine contre la foi chrétienne, et pour un chrétien, il est donc du côté du Mal. Mais dans une perspective sceptique comme celle dont fait toujours preuve Anatole France, il se situe au cœur d’un système refusant toute compromission avec quelque dogme que ce soit. Le diable ne distille qu’un refus catégorique de la tradition chrétienne, et c’est tout. Il est détaché du Bien comme du Mal et il renferme en lui-même sa propre éthique, celle d’Anatole France. Nous allons constater, tout au long des pages suivantes, que son éthique est autonome, sous-tendue simplement par le scepticisme et le Désir. Dans cette optique relative, Anatole France ne cherche évidemment pas à instiguer une valeur absolue au Bien ou au Mal, ceci serait un pur non-sens. Il tente simplement de fonder une éthique propre au respect – et peut-être même au développement – du Désir, ainsi que nous l’avons seulement entr’aperçu dans notre courte étude du diable dans Thaïs. Or, cette éthique du Désir n’est pas conciliable avec la morale chrétienne. Dans ce sens, quelle figure est plus emblématique que le diable pour symboliser les valeurs du Bien et du Mal dans le contexte particulier du Désir ?
Satan est omniprésent dans Le Puits de sainte Claire. Il acquiert, dans le contexte de la Renaissance italienne[51], la figure symbolique de père des arts et de la Beauté. Il devient une figure emblématique de la Renaissance, puisque cette période historique symbolise elle-même pour Anatole France un renouveau sans précédent de la création artistique après les temps obscurs du Moyen Âge. C’est une période de transition, et à ce titre, les contemporains du Quattrocento se cherchent encore, car ils sont fortement tiraillés entre l’Antiquité et la Chrétienté[52]. Or, Anatole France est de ceux qui pensent que la civilisation antique l’emporte, dans sa finesse et dans son raffinement, sur la civilisation chrétienne[53]. C’est dans cette perpective qu’il faudrait appréhender la période de la Renaissance italienne telle que France la dépeint ; en effet, à cette époque, un fort retour aux âges antiques est engagé, ce qui est pourtant en apparente contradiction avec les progrès des sciences et des techniques. Dans l’art du Quattrocento italien, cette contradiction est pourtant dépassée : dans une théorie de l’art qui devient systématique à partir de Giotto, sont englobées les toutes dernières découvertes concernant la perspective, les proportions, l’anatomie humaine, l’optique, les phénomènes atmosphériques et astronomiques, la physiognomonie, et même les animaux et les plantes exotiques. On peint les sites géographiques d’après des cartes[54]. Ainsi, la technique et les sciences sont indissociables de l’art de la Renaissance. La science devient d’autant plus nécessaire pour représenter des scènes bibliques – dont la thématique est la plus représentée de très loin, en cette période, selon un complexe système de commandes privées ou publiques et de mécénat. Dès lors, la science est utilisée avec fougue selon une tradition issue du domaine gréco-latin[55], dans l’exaltation de la figuration de l’homme pour célébrer la gloire d’un Dieu chrétien[56]. C’est dire combien, pour Anatole France, cette période historique montre une sorte de subordination de la pensée chrétienne à la pensée antique[57].
Ainsi, le diable décrit dans Le Puits de sainte Claire est symptomatique de cette subordination et passe du côté de cette Science pour dénoncer un Christianisme dominé par l’Antiquité.
Le Tafi, un peintre florentin de génie, a très peur des démons[58]. En effet, il les représente lui-même d’une laideur épouvantable afin de terroriser les fidèles. Dans cette perspective religieuse, la terreur salvatrice éloigne justement les chrétiens du Mal, puisque tout écart sera puni dans des souffrances éternelles inimaginables. La peinture a donc ici une fonction sociale établie, qui est moralisante, permettant de figurer de manière effrayante et allégorique les interdits :
“Et les maîtres florentins prenaient soin de peindre, à l’ombre des bois d’orangers, sur l’herbe émaillée de fleurs, des dames et des cavaliers que la Mort guettait avec sa faux, tandis qu’ils devisaient d’amour au son des luths et des violes. Rien n’était plus propre à convertir ces pécheurs charnels qui boivent l’oubli de Dieu sur les lèvres des femmes[59].”
Cette représentation du diable est, comme on le voit, fermement utilitariste : la chimère est exploitée à des fins de prévention sociale et s’érige comme un instrument de l’Eglise.
L’histoire de Spinello Spinelli d’Arezzo[60] est à ce propos significative. Ce grand peintre, sur ses vieux jours, décide de peindre une fresque exemplaire et édifiante sur l’histoire de l’archange Michel.
“Spinello représenta […] saint Michel combattant dans les airs le serpent à sept têtes et dix cornes, et se plut à figurer, dans la partie inférieure du tableau, le prince des démons, Lucifer, sous l’apparence d’un monstre épouvantable[61]. Les figures naissaient d’elles-mêmes sous sa main. Et il réussit au-delà de ce qu’il espérait : la face de Lucifer était si hideuse qu’on ne pouvait échapper à la puissance de sa laideur. Cette face poursuivit le peintre dans la rue et l’accompagna jusqu’à son logis[62].”
C’est alors que la nuit suivante, Lucifer apparaît, aussi beau que saint Michel, mais noir. Le diable lui reproche de l’avoir figuré avec une laideur épouvantable. Or, pour démontrer sa beauté, le diable use d’une image d’essence antique :
“Spinello, tu as lu les livres qui me font connaître. Tu sais mon aventure et comment je sortis du ciel pour devenir le prince du monde. Illustre entreprise, et qui serait unique si les géants n’avaient pareillement attaqué le dieu Jupiter, comme tu l’as vu, Spinello, sur une tombe antique où cette guerre est sculptée dans le marbre[63]. […] Les géants n’y sont point en forme de grenouilles ni de caméléons[64].”
Le diable lutte surtout non pas pour être réhabilité aux yeux des hommes, mais simplement pour perdre tout aspect utilitariste. Il use pour ceci d’une rhétorique finalement fort socratique, puisqu’il interroge Spinello sur un mode maïeutique. Il démontre au peintre qu’il peut être l’allégorie de six péchés capitaux, mais surtout pas de la Paresse :
“Spinello, penses-tu vraiment que je sois paresseux ? Me crois-tu lâche, Spinello ? Estimes-tu que, dans ma révolte, j’ai manqué de courage ? Non. Il était donc juste de me peindre sous les traits d’un audacieux, avec un fier visage. On ne doit faire tort à personne, pas même au diable. Ne vois-tu pas que tu offenses Celui que tu pries, quand tu lui donnes pour adversaire un monstrueux crapaud ?[65].”
Nous dépassons ici une simple optique physiognomonique utilisée par les peintres de la Renaissance, car le diable se désolidarise de la pensée chrétienne, et réclame avant tout une identité propre et distincte du christianisme. Si le diable ne peut être l’allégorie de la Paresse – puisqu’il n’est pas lui-même paresseux en essence, sachant qu’il a entrepris de vaincre Dieu – il n’est pas le créateur de la Paresse. Dès lors, Dieu Lui-même n’est pas pur, puisqu’il reste seul créateur de la Paresse. Dans ce cas, le diable ne peut être laid. La pureté divine est remise tout entière en cause par la seule représentation de Lucifer. Anatole France est ici plus malicieux que jamais, d’autant que notre infortuné peintre meurt quelques jours après, pris d’une fièvre incurable qui est peut-être l’indice de cette prise de conscience ontologique qu’il s’est trompé toute sa vie sur le diable, et donc sur Dieu Lui-même…
Si le diable est largement représenté par la Renaissance en tant que thème biblique et chrétien, il est pourtant également de l’autre côté du tableau, et guide allégoriquement la main du peintre. Dans le contexte précis de la Renaissance, en effet, l’appétit de savoir des hommes est à son comble, et Anatole France met en évidence ce qu’il prend pour être une contradiction : comment cette quête du savoir humaniste qui contraste tellement avec le Moyen Âge peut-elle pourtant être compatible avec la religion chrétienne, qui jamais n’a été aussi puissante ? Le diable francien offre une réponse à ce questionnement, qui mérite que nous nous y arrêtions. Satan, décrit d’un bout à l’autre du Puits de sainte Claire comme noir et beau, se donne pour mission d’éclairer Fra Giovanni, allégorie du frère chrétien à la foi naïve et trop pure[66] :
“Parce que je suis l’Adversaire et parce que je suis l’Autre, je tenterai ces moines, et je leur dirai ce que tait Celui qui est leur ami. Et j’affligerai ces religieux en leur disant la vérité et je les contristerai en prononçant des discours raisonnables. J’enfoncerai la pensée comme une épée dans leurs reins. Et quand ils sauront la vérité, ils seront malheureux. Car il n’y a de joie que dans l’illusion et la paix ne se trouve que dans l’ignorance. Et parce que je suis le maître de ceux qui étudient la nature des plantes et des animaux, la vertu des pierres, les secrets du feu, le cours des astres et l’influence des planètes, les hommes m’ont nommé le Prince des Ténèbres. […] Or, je tenterai ces moines, et je leur ferai connaître que leurs œuvres sont mauvaises et que l’arbre de leur charité porte des fruits amers. Et je les tenterai sans haine ni amour[67].”
Nous constatons que le diable est ici humaniste, puisqu’il offre la vérité aux croyants aveuglés par une foi par trop naïve, mais de plus, son renie l’existence autonome de la Beauté ou de la Laideur, ou encore du Bien et du Mal. Le diable francien implique non seulement que ce que perçoit l’homme est ce que l’homme injecte dans ce qu’il perçoit, mais il décale en plus tout le système des valeurs chrétiennes vers une échelle purement humaine. C’est là, semble-t-il, le sens principal de « L’Humaine Tragédie ». Lorsque l’homme sait regarder le monde, il y perçoit le sens même non d’une pseudo-morale universelle et dogmatique, mais d’une morale humaine, acceptant les faiblesses de l’homme et intégrant les tentations du Désir. La morale francienne reçoit ainsi une définition que le diable donne en pâture aux humains, peut-être bien accompagnée d’une sombre souffrance, en ouvrant simplement leurs âmes et leur regard à l’évidence d’une ontologique solitude dans l’univers. Le monde ne découle donc ni d’un principe divin, extérieur à l’homme, ni même d’une quelconque origine entraînant une fatalité inexpugnable, mais de la liberté des hommes à voir et à construire le monde, de la liberté des hommes à forger leur propre destin. Dans cette optique, Bien et Mal, Beau et Laid, Juste et Injuste sont excessivement relativisés. Le diable, pour apprendre ces vérités douloureuses à Fra Giovanni, se transforme en docteur Subtil[68]. Lorsque, sous les traits du docteur, il regarde le monde, il le représente par une hypotypose, c’est-à-dire un véritable tableau visuel d’un paysage de la Renaissance :
“Holà ! fils de la femme, éveille-toi ! Jà[69] le jour ouvre ses prunelles grises. L’alouette chante, et les vapeurs du matin caressent le flanc des monts. On voit glisser sur les coteaux les nuées souples et blanches aux reflets de rose, qui sont les flancs, les ventres et les fesses des nymphes immortelles, filles divines des eaux et du ciel, ondoyant troupeau des vierges matinales, que le vieillard Océanus mène par les montagnes et qui reçoivent dans leurs bras frais, sur un lit d’hyacinthes et d’anémones, les dieux maîtres du monde, et les bergers aimés des déesses[70].”
Le monde à regarder est lavé de toute connotation morale. Il est pur et de source élégiaque, intentionnellement noyé dans des références païennes gréco-romaines. Or, il n’inspire pas autre chose que le Désir. Anthropomorphiques, les dieux qui y règnent ne font qu’y figurer, et nul dieu ne régente le monde.
“Et moi-même, qui ai beaucoup étudié les curiosités naturelles, voyant tout à l’heure ces nuées se couler voluptueusement au ventre du coteau, j’en concevais des désirs, dont je ne sais rien, sinon qu’ils naissaient vers mes lombes[71] et que, ainsi qu’Hercule enfant, ils montraient leur force dès le berceau. Et ces désirs n’étaient point que de vapeurs rosées et de nuées légères : ils me représentaient précisément une fille nommée Mona Libetta, que j’ai connue en passant à Castro, dans une auberge où elle était servante et tout au bon plaisir des muletiers et des soldats[72].”
Non seulement le monde est lavé de toute valeur morale au sens chrétien du terme, mais que la seule valeur qui persiste est le Désir qui parcourt le monde en essence. Le monde n’est vu qu’à travers le Désir, et il est anthropomorphique simplement parce que le regard qui le perce y voit une femme. Parce que le regard voit cette femme, alors monde et femme fusionnent, de manière syncrétique, au travers de cette force dévoilante qu’est le Désir. C’est pourquoi nous soulignions plus haut que le diable guidait également la main et le regard du peintre de la Renaissance décrite par France dans l’œuvre qui nous préoccupe. Nous pouvons sans faille relire chaque nouvelle du Puits de sainte Claire dans cette perspective : chaque peintre y incarne le monde à travers son Désir, soit utilisant le christianisme comme un prétexte à une représentation ontologique soumise au Désir, soit luttant sans espoir contre une vision chrétienne du monde par trop autoritaire. Le visage hideux d’un diable laid, qui poursuit les peintres Tafi ou Spinello, est un symptôme du Désir qui exigerait que le diable fût Beau, et qu’il donnât au génie de ces peintres la possibilité d’exprimer et de peindre le monde aussi beau que le génie et le regard le pressentissent. Le diable exige que chaque moine au moins combatte, à travers la contradiction ontologique de son Désir avec la religion chrétienne, contre toute entrave l’empêchant de donner libre cours à sa soif impérative d’absolu. Le diable détermine le fait que le plus douloureux des sacrifices, pour un humain, est de ne pas sacrifier à sa nature[73], et de ne pas voir le monde détaché d’une morale autoritaire et injuste, insufflée par un dieu chrétien qui n’est guère plus existant ni palpable qu’un dieu de l’Antiquité. Comme nous l’avons dit plus haut[74], aucun bonheur ne peut venir du dogme, ni même de la pensée. Cependant, peut-être le bonheur est-il accessible par le regard nu et dénudant du Désir.
Certes, cette appréhension francienne de la morale implique pour la foi chrétienne une scandaleuse tabula rasa. Les valeurs du Bien et du Mal sont détruites à partir du moment où la nécessité de vivre, c’est-à-dire pour l’homme d’exister, est foncièrement assumée : Fra Giovanni ne peut plus souffrir pour viser la vérité, pour chercher le Bien et le Mal, et il n’aspire ainsi plus qu’à cette existence humaine extraite de toute morale : “Je vous avoue que mon envie du martyre s’en est allée, et que le désir m’est venu de respirer le jour sous les pins de la montagne[75].” Le diable, allégoriquement, semble effectivement proclamer aux hommes que le sens même de l’existence se situe dans le fait de respirer le jour. Il ne dit pas autre chose dans L’Ile des Pingouins :
“Le diable, qui est grand théologien, répondit par cette autre question : « Mon père, est-il louable d’attendre, les bras croisés, que vienne le secours d’en haut, et de tout demander à Celui qui peut tout, au lieu d’agir par prudence humaine et de t’aider toi-même ?[76]. »”
Il signifie très explicitement à l’humain qu’il est seul et unique responsable de chacun de ses actes, et qu’il ne peut en aucun cas échapper à cette responsabilité. Il est à lui-même sa propre mesure, il sécrète lui-même ses propres valeurs. Le diable représente lui aussi, comme nous le voyons, cet anthropocentrisme salvateur[77] cher à Anatole France, qui permet à l’homme de se détacher de la fausseté et de posséder lui-même son propre destin. Le diable francien révèle à l’homme que celui-ci devient son propre principe de causalité – juste le temps de sa propre existence individuelle – et qu’il possède seul les limites de sa finitude.
Dès lors, puisque le Désir est la plus ontologique des expressions de la liberté humaine détachée de tout dogme, de tout dieu, et de toute morale, le diable demeure l’expression émergeante et manifeste d’une profonde et complexe morale du Désir. Par conséquent, dans cette sulfureuse morale du Désir, si l’essence de l’existence humaine est d’être libre, ou du moins libérée de l’emprise de la morale et de Dieu pour donner libre cours au Désir, l’homme peut-il aveuglément dispenser le Bien et le Mal ? Peut-il se détacher de la morale et engendrer une société chaotique et sans repère, farouchement individualiste et, à dire vrai, anarchique ? Nous avons déjà vu que ceci, pour Anatole France, était une absurdité[78]. Il va de soi que l’humanisme d’Anatole France ne pourrait supporter une existence humaine débile, livrée à ses pulsions et à ses Désirs dans une absurde liberté sans prix. Au contraire, le diable francien propose un réajustement des valeurs et des vertus, et non une violente et stérile tabula rasa de la morale. De ce décalage naîtra certes une certaine forme de scandale. Cependant, le scandale francien sera sans honte, ce qui n’est pas le moindre de ses paradoxes. Nous allons voir plus loin que le scandale entraîné par la morale francienne du Désir est salutaire pour l’homme.
C’est la raison pour laquelle Giovanni – après avoir renié la morale chrétienne en succombant au Désir de respirer le jour – avoue dans Le Puits de sainte Claire sa contrition au diable, et même son désespoir, avec une sorte de sourire ontologique qui confine à la souffrance presque enjouée :
“C’est par toi que je souffre, et que j’aime. Je t’aime parce que tu es ma misère et mon orgueil, ma joie et ma douleur, la splendeur et la cruauté des choses, parce que tu m’as rendu semblable à toi. Car ta promesse dans le Jardin, à l’aube des jours, n’était pas vaine et j’ai goûté le fruit de la science, ô Satan ! […] Je sais, je vois, je sens, je veux, je souffre. Et je t’aime pour tout le mal que tu m’as fait. Je t’aime parce que tu m’as perdu[79].”
La chute de Giovanni – c’est-à-dire la chute de ceux qui croyaient naïvement en la transcendance de la justice, de la vérité, du Beau et du Bien et qui prennent conscience soudain que le monde est vide de toute faute – n’est pas une chute dans un enfer au néant trouble où les flammes de la Géhenne grilleront éternellement les incroyants ou les fautifs. La chute de Giovanni est une renaissance, une sortie douloureuse de l’obscurantisme. Le mythe de la faute, du péché des origines, le mythe d’une existence humaine coupable, est rejeté par Anatole France. Le diable l’illustre bien : l’homme peut-il être fautif de son existence, alors que son seul bien est d’exister ?
Le diable francien est donc bien un double subversif de notre auteur. Il est détaché de la figure chrétienne de Satan, et recréé par notre auteur dans le but récriminateur d’accomplir chez le lecteur cette prise de conscience douloureuse et nécessaire, clef fondamentale de l’achèvement de l’anthropocentrisme salvateur : le diable francien est un apôtre de la liberté humaine. Nous allons voir dès lors que la morale du Désir entraîne une conception francienne du Bien et du Mal inédite. Si elle reste toujours inscrite dans un certain dualisme, elle dépassera pourtant un simpliste renversement des valeurs chrétiennes où le Bien deviendrait le Mal et le Mal deviendrait le Bien. Le diable francien nous l’a prouvé : les notions de faute et d’interdits seront désormais issues de l’existence même de l’homme. Ceci suffit à rejeter tout anarchisme chaotique et bêlant. Désormais, la norme des valeurs morales, dans l’imaginaire francien, sera essentiellement issue du Désir et comme telle, cohérente et hiérarchisée. Cependant, elle sera catégoriquement différente de la morale judéo-chrétienne, qui reste au centre de l’organisation sociale du monde réel en cette fin de XIXe siècle.
[1] Nous choisirons de noter ces deux valeurs fondamentales avec des majuscules, pour bien mettre en relief une problématique éthique : nous cherchons désormais à définir ces deux valeurs dans un système littéraire cohérent, à la lumière du Désir.
[2] Voir supra, II.1.2.b, p.243.
[3] Nous allons étudier ici une partie des liens subversifs – et souvent scandaleux – qui opposent morale francienne et morale judéo-chrétienne, celle-là même qui fonde dans ses grandes lignes la morale ayant cours en France au début du XXe siècle. Il ne sera bien entendu pas de notre objet ici de nous lancer dans des spéculations philosophiques sur la morale, ce qui n’est en rien notre objet. Cependant, si nous devions définir ce terme, nous retiendrions, pour les besoins de notre étude, la définition du terme « morale » d’Eric Weil, qui nous apprend qu’étymologiquement, « morale » vient du latin moralis, traduction par Cicéron du grec ta èthica. Selon E. Weil, les deux termes désignent “ce qui a trait aux mœurs, au caractère, aux attitudes humaines en général et, en particulier, aux règles de conduite et à leur justification. On réserve parfois, mais sans qu’il y ait accord sur ce point, le terme latin à l’analyse des phénomènes moraux concrets, celui d’origine grecque au problème du fondement de toute morale et à l’étude des concepts fondamentaux, tels que bien et mal, obligation, devoir, etc.” Sur ce sujet, voir E. Weil, Philosophie morale, Vrin, 1969, 4ème éd., 1987. Dans cette optique, nous définirons ici par la négative, de manière différentielle, les valeurs du Bien et du Mal dans la pensée francienne, par rapport aux valeurs socialement et habituellement admises.
[4] Chantal Delsol, dans son ouvrage Le Souci contemporain, Editions complexes, Paris, 1996, ne procède d’ailleurs pas autrement lorsqu’elle tente de situer les valeurs du Bien et du Vrai dans notre monde contemporain. Elle intitule ce chapitre essentiel “Les Révélations du diable”.
[5] Pour s’en convaincre, il n’est qu’à se reporter à M. Milner, Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire, Paris, Corti, Paris, 1960. Voir aussi M. Milner, Entretiens sur l’homme et le diable, actes du colloque de Cerisy, Mouton, Paris-La Haye, 1965.
[6] Il est déjà présent dans les premiers écrits de notre auteur. Voir « La Fille de Caïn » in Les Poèmes dorés, ibid., p.66-70. Cependant, cette figure d’un diable que Marie-Claire Bancquart qualifie de byronien (voir Pléiade, tome II, p.1271) se rapproche effectivement d’un beau ténébreux romantique, et n’a pas encore la prétention de représenter une éthique. En l’occurrence, il est plutôt un thème esthétique fortement influencé par le Parnasse.
[7] Edith Tendron esquisse, dans Anatole France inconnu, « Histoire et critique littéraire »,1, CEFAL, 1995, Liège, une classification « classique » du diable chez Anatole France (p.85-119). Nous nous écarterons de cette classification pour tenter de montrer les traits spécifiques au diable francien.
[8] Pour en être certain, rien ne vaut quelques statistiques bibliques : les démons sont nommés 188 fois ne serait-ce que dans le Nouveau Testament. Voir René Laurentin, “Le Démon, mythe ou réalité”, Paris, Fayard, 1995.
[9] Voir Pléiade, tome II, p.LVIII-LX.
[10] Outre la grande analyse de Max Milner, la plupart des études produites à ce jour sur le mythe du diable – et sa valeur coextensive du Mal – s’attachent longuement à montrer que le XIXe siècle est une période fondamentale dans l’histoire de ce mythe ; voir notamment R. Villeneuve (l’auteur du fameux Dictionnaire du diable), La Beauté du diable, Paris, Berger-Levrault, Denoël, 1983. Voir également Dominique Cerbelaud, Le Diable, Paris, Les Editions de l’Atelier, 1997. On évoquera encore Bernard Sichère, Histoires du Mal, Paris, Grasset, 1995 (p.181-235) et Rüdiger Safranski, Le Mal ou le Théâtre de la liberté (trad. V. Sabathier), Paris, Grasset, 1999 (chapitres XI-XII).
[11] Marie-Claire Bancquart fait ici référence au manichéisme. Voir plus bas.
[12] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.LIX. NB : « La Fille de Lilith » ne figure pas dans L’Etui de nacre, mais dans Balthasar.
[13] Sur l’importance du thème de Satan dans le XIXe siècle, se reporter à la thèse fondamentale de M. Milner, Le Diable dans la littérature française, ibid., mais aussi à M. Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature française du XIXe siècle. Le romantisme noir, trad., Denoël, Paris, 1977.
[14] Voir J.-K. Huysmans, Là-bas, 1891, et Barbey d’Aurévilly, Les Diaboliques, 1874.
[15] Voir Lucrèce, De La Nature, livre III: “C’est une erreur de prétendre que l’âme, tout en demeurant immortelle, se modifie en changeant de corps. Tout ce qui change se décompose : donc, [l’homme] périt. […] La mort n’est donc rien pour nous et ne nous touche en rien, puisque la substance de l’âme apparaît comme mortelle.”, p.129-133.
[16] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.36.
[17] Anatole France, ibid., p.52.
[18] Chez eux, on dirait que l’existence humaine même est une faute, ce qui implique le règne du démon pour dépasser l’ennui, le spleen d’exister. “Si le diable ne nous dispense jamais […] de quoi chasser définitivement l’ennui de notre vie, il nous engage sans cesse, ne serait-ce qu’en nous lançant dans l’inépuisable poursuite du plaisir, à porter témoignage de cette insatisfaction radicale dans laquelle se résume la noblesse de l’homme. Ce témoignage, qu’est-ce d’autre que l’art, dans son acception spirituelle et profonde ?”, M. Milner, ibid., vol. II, p.478.
[19] Anatole France, ibid., p.67. Cela signifie donc que Dieu et diable n’y sont rien. De cette conscience de la multiplicité, nous arrivons encore au mythe de la vérité blanche du Puits de sainte Claire où, comme le disque de Newton constitué de toutes les couleurs du spectre qui ne montre que du blanc lorsqu’il tourne, le logos n’est divulgué que dans son immense multiplicité en une seule et même appréhension, qui est simplement celle du corps en train d’exister.
[20] Celle-ci n’est connue qu’indirectement, surtout au travers de Saint Augustin, mais aussi grâce à des ouvrages découverts sur le tard par des archéologues au XIXe siècle – peut-être est-ce là l’une des causes de l’intérêt que porta ce siècle aux gnoses dualistes. On citera par exemple des sources syriaques (Saint Ephrem et Théodore Bar Konaï), arabo-persiques (Ibn Al Nadim et Al Biruni) et arméniennes (Eznik de Kolb). On a aussi retrouvé les textes de Tourfan (Turkestan chinois) et les Homélies d’Assiout (Haute-Egypte). Voir H.-C. Puech, « Manichéisme » in M. Gorce et R. Mortier dir., Histoire générale des religions, T.III, Quillet, Paris, 1946. Du même auteur, voir Le Manichéisme. Son fondateur et sa doctrine, publications du musée Guimet, Paris, 1949.
[21] Anatole France, ibid., p.69.
[22] Dans cette dernière, issue surtout – mais pas exclusivement – du Nouveau Testament, le diable est un subordonné. Selon Georges Minois, il est l’ange déchu, par l’orgueil et la luxure, “devenu à la fois ennemi de Dieu et de l’homme, cherchant à pousser ce dernier contre le Créateur, et répandant partout le mal. ”, in Georges Minois, Le Diable, PUF, Paris, 1998, p.22.
[23] La manière dont le diable est considéré par la religion chrétienne est issue directement du Nouveau Testament (dans l’Ancien Testament, il n’est fait allusion à un exorcisme que dans Tobie, 6,8, selon des rites magiques primitifs). L’un des pouvoirs de Jésus est d’extraire le démon du corps des possédés, de manière routinière, comme on le voit dans Luc ou dans Marc. Dans ces passages, le diable est décrit avec une volonté “significative de charger Satan de tout le mal du monde, de concentrer en lui tous les péchés, et d’opposer ainsi les intérêts de « ce monde » à ceux du royaume de Dieu”, Georges Minois, ibid., p.26. Chez Anatole France, nous allons le voir, ce n’est pas du tout le but du diable.
[24] Anatole France, ibid., p.71.
[25] Nous utilisons ici cette métaphore à dessein, comme le désert dans lequel Paphnuce évolue.
[26] C’est-à-dire les adorateurs de la secte gnostique d’Aryus.
[27] Anatole France, Thaïs, Pléiade, tome I, p.842.
[28] Effectivement, comme nous allons le voir, à l’exception de La Révolte des anges, le diable n’apparaît qu’aux personnages naïvement et aveuglément croyants, et donc, selon Anatole France, soumis à la fausseté de la superstition. Peut-être ces personnages sécrètent-ils eux-mêmes le diable et celui-ci représente-t-il donc une sorte de Salut, c’est-à-dire, au sens francien, une réfutation de toute superstition, ce qui serait pour le moins paradoxal…
[29] Il fait allusion à Constance II(317-361), empereur de 337 à 361. Cet empereur est un adepte du christianisme et persécute les païens. Il se trouve au centre de la querelle des chrétiens de stricte orthodoxie partisans du Concile de Nicée, et des Aryens qu’il soutient. Cela provoquera une importante division entre l’Orient et l’Occident. Cette querelle entraînera, à la mort de Constance II, une grande révolte du paganisme sous le règne de l’empereur Julien. Le diable ne fait que demander à Paphnuce d’aller convertir Constance au christianisme, pour réduire les hérétiques au néant.
[30] Sous entendu : l’église de la secte d’Arius sera détruite, conformément aux dogmes de Nicée. Or, comme les disciples d’Arius sont très nombreux en Orient, cela ne peut qu’entraîner une longue guerre de religion.
[31] Cela signifie que Paphnuce sera au sommet de la tétrarchie, à l’égal d’un César.
[32] Athanase d’Alexandrie (295-373) est l’évêque d’Alexandrie de 328 à 373. Il est partie prenante dans le grand conflit contre l’Eglise arienne. Il est l’auteur d’une Vie de saint Antoine, et d’un Contre les Aryens.
[33] Anatole France, Thaïs, ibid., p.842.
[34] Nous avons rencontré la problématique du suicide face à la morale judéo-chrétienne dans notre analyse d’Histoire comique. Voir supra, II.3.1.c, p.305.
[35] Le diable fait allusion à la fin tragique de Paphnuce qui, défiguré, finit par rompre tout lien avec l’humanité et avec Dieu. La raison en est qu’il a succombé trop tard au Désir pour Thaïs, alors que cette dernière est sanctifiée. C’est dire combien le diable se confond avec une appréhension omnisciente du récit, et donc avec le narrateur qui joue de la fatalité exerçant toute sa puissance sur le destin de Paphnuce. C’est dire également combien le diable dépeint par Anatole France est cynique et combien Anatole France lui-même est ici malicieux.
[36] Anatole France, Thaïs, ibid., p.843.
[37] Nous reprenons ici la terminologie de G. Genette dans Figures III, Seuil, 1972. La diégèse (terme emprunté à Etienne Souriau) qualifie l’univers spatio-temporel désigné par le récit. Une narration hétérodiégétique signifie que le narrateur est absent du récit. Une narration homodiégétique signifie au contraire que le narrateur est présent dans le récit par l’intermédiaire ou sous la forme d’un personnage.
[38] Nous reprenons là encore les termes de G. Genette dans Figures III.
[39] Voir infra, II.3.3, p.335.
[40] Cela ne peut que faire penser au statut de Judas chez les gnostiques caïnites, pour lesquels Jésus n’est sanctifié que grâce à la nécessaire trahison de l’Iscariote envers le Christ. Cette trahison nécessaire entraîne la Résurrection et le Salut du monde. Selon les Caïnites, qui croient en les Evangiles de Judas, sans Judas, le Christ n’aurait pu devenir le Rédempteur.
[41] Voir Thaïs, ibid., p.844-845.
[42] Anatole France, Thaïs, ibid., p.845.
[43] Anatole France, Thaïs, ibid., p.845.
[44] Anatole France, Thaïs, ibid., p.846.
[45] “Enfin, pourquoi trembler ainsi dans les dangers et les alarmes ? Quel est ce misérable amour de la vie qui nous y contraint avec tant de force ? La fin de la vie est là tout proche, et fixée pour les mortels ; et personne ne peut éviter de paraître devant la mort. En outre, toujours nous tournons dans le même cercle sans pouvoir en sortir, et la prolongation de la vie ne saurait nous procurer de plaisir nouveau. Seulement, tant que demeure éloigné l’objet de nos désirs, il nous semble supérieur à tout le reste ; est-il à nous que nous désirons autre chose, et la même soif de la vie nous tient toujours en haleine.”, Lucrèce, De la nature, ibid., p.143-144.
[46] Il s’agit d’une possible allusion à l’Exode et à l’Apocalypse.
[47] Allusion à la Genèse. Cette conception du serpent comme père des sciences et des arts est une vision partagée par les gnostiques ophites ou Naasènes. C’est dire combien elle est hérétique dans le récit de Thaïs, qui se situe juste après le concile de Nicée.
[48] Là encore, nous sommes face à une absorption du diable par Anatole France, dans un contexte homodiégétique.
[49] L’allusion à la chute originelle d’Eve par le serpent est explicite. (Voir Genèse, 5, 1-6, 8). (Ce thème est développé par saint Augustin vers 397, et est donc censé être dans l’air du temps du récit. Voir E. H. Pagels, Adam, Eve et le serpent, trad. De l’angl., Flammarion, Paris, 1989.)
[50] Anatole France, Thaïs, ibid., p.847.
[51] Anatole France est fortement attiré par cette période historique, pour plusieurs raisons qu’il ne nous appartient pas d’approfondir. Nous pouvons tout de même évoquer son voyage en Italie d’avril 1893.
[52] Il n’est pas de notre objet d’approfondir les conceptions historiques et les problématiques posées par la transition ou la continuité entre Moyen Âge et Renaissance. Sur ce sujet, voir A. Chastel et R. Klein, L’Âge de l’humanisme. L’Europe de la Renaissance, éd. des Deux-Mondes, Paris, 1963.
[53] Nectaire ne dit pas autre chose dans La Révolte des anges.
[54] Voir E. Battisti, La Renaissance à son apogée et le premier maniérisme (Hochrenaissance und Manierismus, 1970), Albin Michel, Paris, 1977.
[55] En l’occurrence, les Italiens sont très influencés par un néoplatonisme exigeant que l’homme recherche la vérité sans s’inscrire dans aucune certitude, selon une maïeutique mettant en exergue une vaste interrogation sur le savoir. Cette interrogation éthique tend à aboutir à une grande soif de découverte des autres et de soi-même et implique donc l’exaltation des sciences et du dynamisme créateur de l’homme. Nous ne pouvons évidemment pas approfondir ici l’influence de la pensée gréco-latine sur la pensée de la Renaissance. Voir M. de Gandillac, « La Philosophie de la Renaissance », in B. Parain dir., Histoire de la philosophie, t.II, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1973. Pour plus de précision sur les influences platonicienne et aristotélicienne sur le Quattrocento, voir M. de Gandillac et J.-C. Margolin dir., « Platon et Aristote à la Renaissance », in C.R. XVIe colloque international de Tours, Paris, 1975.
[56] Voir J.-C. Margolin dir., L’Avènement des temps modernes, coll. Peuples et civilisations, P.U.F., 1977.
[57] Anatole France ne dit pas autre chose, dans « Saint Satyre », Le Puits de sainte Claire, Pléiade, tome II., p.587 : “Voici l’apocalypse de frère Mino, le pauvre de Jésus-Christ. J’ai vu l’auréole des saints sur le front cornu du Satyre, en signe que Jésus-Christ a tiré des limbes les sages et les poètes de l’antiquité.”
[58] Voir Anatole France, « Lucifer », ibid., p.601-605.
[59] Anatole France, « Lucifer », ibid., p.602. On retrouve ici, mise en abyme dans le tableau, la thématique principale de Thaïs.
[60] Cette histoire est tirée des Vies des peintres, sculpteurs et architectes de Vasari, trad. Paul Leclenché, Teissier, Paris, 1839, dix tomes, T.I, p.446-468.
[61] Anatole France joue sur le contresens de Spinello, car Lucifer, Lux ferro en latin, est celui qui porte la lumière. Ce hiatus étymologique est intéressant, puisqu’il appelle justement un Lucifer byronien, c’est-à-dire un beau ténébreux séduisant à l’inverse d’une chimère utilitariste à la laideur effrayante.
[62] Anatole France, « Lucifer », ibid., p.603.
[63] Cette cosmogonie est issue directement de la religion romaine. C’est dire combien le diable francien est lui aussi syncrétique.
[64] Anatole France, « Lucifer », ibid., p.604.
[65] Anatole France, « Lucifer », ibid., p.605. Voir aussi « Le Joyeux Buffamalco », ibid., p.615.
[66] Nous avons déjà cité ce passage.Voir supra, I.1.4.b, p.109.
[67] Anatole France, « L’Humaine Tragédie », ibid., p.645. Voir aussi supra, I.1.4.b, p.109.
[68] C’est ainsi qu’on nommait le franciscain Dun Scot (dates de vie et de mort incertaines, entre Avicenne (980-1037) et Averroès (1126-1198).) Ce franciscain fonde sa philosophie sur le refus catégorique d’un monde découlant d’un principe. Dieu fonde le monde sans être soumis au principe du Bien, ni à une quelconque nécessité. La philosophie scotienne semble paraît n’avoir, dans ses détails, qu’un lointain rapport avec la thèse du docteur Subtil francien. Notre auteur semble en effet ne retenir de Scot que cette séparation originelle entre Dieu et la liberté des hommes, séparation impliquant un système moral non imposé aux hommes par Dieu, mais seulement par eux-mêmes. Le docteur Subtil francien est surtout un démon catégoriquement cartésien, comme nous allons le voir. Pour en savoir plus sur Duns Scot, voir P. Vignaux, Philosophie au Moyen Âge, suiVIde Lire Duns Scot aujourd’hui, Vrin, Paris, 1987.
[69] Déjà.
[70] Anatole France, ibid., p.682.
[71] C’est-à-dire vers les reins.
[72] Anatole France, idem, p.682.
[73] Cette homologie est thomasienne : le diable lui non plus ne peut sacrifier à sa nature d’ange, même s’il est l’Ennemi, ce qui entraîne une fin des temps heureuse, par l’apocatastase, c’est-à-dire par le pardon divin envers un démon qui est de la même essence que les autres anges.
[74] Voir supra, I.1.4.b, p.109.
[75] Anatole France, ibid., p.683.
[76] Anatole France, L’Ile des Pingouins, Pléiade, tome IV, p.19.
[77] Voir supra, II.1.1, p.236.
[78] Voir supra, II.1.2.b, p.243.
[79] Anatole France, ibid., p.686.