II.2.1) La bibliothèque du Désir, un syncrétisme individuel de tous les imaginaires pour se jouer du temps
“« Le besoin, dit-il, d’oublier la terre, la réalité, leurs déceptions, leurs affronts, si durs aux âmes fières, leurs chocs brutaux, si douloureux aux sensibilités délicates, est un besoin universel. Le rêve, plus que le rire, distingue l’homme des animaux et établit sa supériorité. » […] Il faudrait en revenir aux belles légendes, à la poésie des poètes et des peuples, à tout ce qui donne le frisson du beau.”, Anatole France (citant P. Lescure), Le Livre de mon ami, p.559-560.
“Quand on lit un livre, on le lit comme on veut. Le livre laisse tout à faire à l’imagination. […] Qu’est-ce qu’un livre ? Une suite de petits signes. Rien de plus. C’est au lecteur à tirer lui-même les formes, les couleurs et les sentiments auxquels ces signes correspondent.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.33-35.
Nous pourrions donc évoquer, à la manière de Marie-Claire Bancquart[1], les origines de la méthode d’un Anatole France chroniqueur, qui remontent aux traditions journalistiques du IInd Empire sous lequel la censure se déchaîne avec vigueur[2]. Il est vrai que pour tromper la censure, on avait alors l’habitude de cacher ses idées sous des leurres littéraires : il s’agissait de parodier des textes institutionnellement au-dessus de tout soupçon pour en tronquer la morale, ou de se réfugier dans les légendes gréco-romaines pour en transformer le sens en fonction de l’actualité politique. C’est là l’essence du pastiche ; Anatole France reste un fervent adepte de cette méthode :
“En somme, pour juger de la manière dont Anatole France s’inspire des textes, il serait peu fécond de se contenter de juxtaposer ceux-ci et de s’imaginer un écrivain assemblant patiemment cette mosaïque que nous sommes, nous, obligés de composer. Travail de tâcheron, pour qui se veut un créateur. En réalité, France, nous l’avons vu, hantait depuis son enfance un certain nombre de livres qui faisaient partie de sa substance ; il considérait, en général, le livre comme d’autres écrivains considèrent le paysage, la promenade, le caractère à décrire. Toute citation résulte d’un choix entre mille autres également possibles[3].”
Du reste, Anatole France ne dit pas autre chose :
“Le plagiaire est l’homme qui pille sans goût et sans discernement les demeures idéales. Un tel grimaud est indigne d’écrire et de vivre. Mais quant à l’écrivain qui ne prend chez les autres que ce qui lui est convenable et profitable et qui sait choisir, c’est un honnête homme[4].”
De fait, il serait peut-être par trop présomptueux de se lancer dans une recherche des sources innombrables utilisées par notre auteur dans son œuvre littéraire. Ce que Tel Quel nomme « intertextualité[5] », concept désormais bien ancré dans la critique littéraire, et qui pourrait définir tout texte comme mosaïque de citations et comme absorption et transformation d’autres textes[6], prend chez Anatole France une saveur particulièrement épicée.
Chez notre auteur, le système de réécriture prend effectivement des allures globales. Il s’agit de réécrire par le mythe non seulement l’univers, pour le mettre en adéquation avec le Désir, mais aussi de s’appuyer sur les mythes proposés par tout texte pour arriver à ses fins : on pourrait donc avancer que l’écriture francienne commet un syncrétisme des imaginaires : l’intertextualité mise en mouvement est une forme de sympathie, de fusion entre l’imaginaire d’Anatole France et celui renfermé par les autres textes. Cette fusion, cet englobement, dépassent donc les frontières de l’altérité[7] et dans une certaine mesure transcendent la réalité charnelle pour enfin rejoindre l’ailleurs espéré. L’acte d’écrire d’Anatole France permet donc de se projeter dans les imaginaires d’autrui, ce qui dans la vie réelle est tout simplement impensable puisqu’il ne faut pas oublier que notre corps est une barrière incorruptible qui nous emprisonne de manière imperméable. Marie-Claire Bancquart semble nous appuyer dans cette voie :
“La citation, chez Anatole France, est en outre un choix qui met en jeu une sensibilité, un tempérament. C’est tellement vrai que ses [textes] sont écrits dans un profond ébranlement charnel[8].”
Elle met d’ailleurs en application cette thèse dans sa lecture de Thaïs :
“Paphnuce […] cristallise autour de lui des fragments d’écritures étrangères à France, mais qu’il a fait siennes par un travail de désir[9] qui apparaît remarquablement cohérent. Un univers conduit par la volupté[10], un rêve de dix-huitième siècle : c’est en vain qu’on chercherait ces traits communs dans les ouvrages si nombreux, si divers, utilisés par Anatole France. C’est lui qui les a imprimés dans les pages qui en étaient inspirées[11].”
Ainsi, la recherche utopique d’un ailleurs passe pour Anatole France par une quête syncrétique de tous les imaginaires possibles autant que par celle du logos. La création littéraire de mythes étant une revanche sur l’univers fragmentaire et imperturbablement voilé, Anatole France reconnaît dans le livre un moyen de recomposer l’univers, de le réécrire, de le donner à Autrui, autant que de l’appréhender à travers des textes qui ne sont pas les siens. L’œuvre littéraire humaine acquiert donc un rôle de pilier central[12]. Lire, c’est partager et entrer en sympathie avec le désir d’autrui, se sentir en adéquation avec l’humanité tout entière. Ecrire, c’est réinjecter ce partage, abolir les frontières charnelles, fusionner avec le désir d’autrui pour le faire sien et le proposer à d’autres. On constatera que dans cette acception, écrire est bien un acte ontologique : fusionner avec le lecteur, c’est rejoindre un ailleurs, appréhender le dénominateur commun à tous les hommes, dépasser la fragmentation universelle en rendant à l’homme cet anthropocentrisme salvateur donnant un sens à l’existence humaine. Voilà donc un premier pas vers le logos, en tant qu’acte certes non suffisant, mais bien nécessaire. Par cet aspect d’intertextualité ontologique, Anatole France dépasse le fragmentaire et l’unifie par le Désir : dans cet horizon, il n’est plus question de morale ni de religion, ni même de temps ou de dogme. L’acte francien d’écriture est une tabula rasa de l’univers, il porte en lui le sens même du refus, même si ce refus ne va pas jusqu’à déstructurer l’écriture elle-même qui reste classique dans sa forme.
La bibliothèque porte donc dans la pensée francienne une valeur mythique qui n’est pas négligeable[13]. Les protagonistes d’Anatole France, dans lesquels il se transpose toujours plus ou moins, sont tous des érudits[14], et nagent tous dans l’atmosphère étrange et solennelle des bibliothèques.
Il est vrai que le thème de la bibliothèque est un topos littéraire. Il parcourt le XIXe siècle, de la bibliothèque décadente de des Esseintes dans A Rebours de Huysmans à la bibliothèque idéale de Proust. Il semble être l’héritage des encyclopédistes du XVIIIe siècle, qui faisaient du livre la clef de l’autonomie populaire, de la libre-pensée et donc de la révolte à l’égard du pouvoir monarchique. Cependant, le livre chez Anatole France requiert une teneur centrale, même si cette thématique n’est pas originale stricto sensu, du fait que depuis l’enfance de notre auteur, la bibliothèque est un refuge. La librairie de Noël France, le père d’Anatole, reste un endroit qui a laissé de profonds stigmates dans la fondation des mythes franciens.
Ainsi, le rapport existant entre Anatole France et le livre est fondamental, puisque le livre renferme bien la notion de l’ailleurs, cet ailleurs si particulier où on partage son imaginaire avec autrui dans un grand acte de fusion. Pour les personnages analphabètes, l’érudition est une absurdité :
“Cet homme aux bouquins parle pour ne rien dire, tandis que notre gouvernante ne prononce jamais que des paroles pleines de sens, pleines de choses, contenant soit l’annonce d’un repas, soit la promesse d’une fessée. On sait ce qu’elle dit. Mais ce vieillard assemble des sons qui ne signifient rien[15].”
Le livre est donc peut-être la frontière entre les heureux ignorants, et les fous [qui] seuls ont des idées fécondes, [puisque] les fous seuls sont capables de changer le sort des hommes, comme le dit M. Bergeret[16]. Dès lors, la rêverie est synonyme de quête de l’ailleurs. Les heureux ignorants en sont bien incapables, autant que les hommes d’affaires, les juges, les théologiens ou tous les représentants des institutions enferrés soit dans la bêtise, soit dans la certitude aride des dogmes :
“Monsieur, quand on n’a pas le temps de rêver éveillée, on n’a pas davantage le temps de rêver endormie, Dieu merci ! mes jours suffisent à ma tâche, et ma tâche suffit à mes jours, et je puis dire chaque soir : « Seigneur, bénissez le repos que je vais prendre ! » Je ne songe ni debout ni couchée, et je ne prends pas mon édredon pour un diable, comme cela arrive à ma cousine. Et si vous voulez mon avis, je dirais que nous avons assez de livres ici. Monsieur en a des mille et des mille qui lui font perdre la tête, et moi j’en ai deux qui me suffisent, mon Paroissien et ma Cuisinière bourgeoise[17].”
La quête d’un ailleurs offerte par la lecture est une sorte de mise entre parenthèses de l’univers et du réel, une sorte d’épochè[18] qui est non pas un acte improductif et oisif, comme le pensent les pragmatiques qui ne rêvent pas, mais bien un acte profond, ontologique, qui abolit les frontières du corps et du temps. Entrer en sympathie avec les mythes offerts par le texte et les réécrire pour les faire siens relève d’un acte d’une portée pour ainsi dire infinie. Le Désir peut donner libre cours à son mouvement, puisque le lecteur se dirige vers l’ailleurs et transgresse les lois sombres du réel.
“Il est remarquable que les enfants montrent, la plupart du temps, une extrême répugnance à lire les livres qui sont faits pour eux. […] Ils sentent, dès les premières pages, que l’auteur s’est efforcé d’entrer dans leur sphère au lieu de les transporter dans la sienne, qu’ils ne trouveront pas, par conséquent, sous sa conduite, cette nouveauté, cet inconnu dont l’âme humaine a soif à tout âge. Ils sont déjà possédés, ces petits, de la curiosité qui fait les savants et les poètes. Ils veulent qu’on leur révèle l’univers, le mystique univers[19].”
C’est cet élan vers l’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, qui est conté de manière allégorique dans La Rôtisserie de la reine Pédauque :
“Un souvenir contribuait à revêtir pour moi la boutique de M. Blaizot[20] d’un charme mystérieux. C’est là qu’un jour, étant très jeune, j’avais vu pour la première fois une femme nue. Je la vois encore. C’était l’Eve d’une Bible en estampes[21]. Elle avait un gros ventre et des jambes un peu courtes, et elle s’entretenait avec le serpent dans un paysage hollandais. Le possesseur de cette estampe m’inspira dès lors une considération qui se soutint par la suite quand je pris, grâce à M. Coignard, le goût des livres[22].”
Le jeune Tournebroche ne fait pas connaissance avec la femme, mais bien avec l’imaginaire mythique de la femme. Or, cette prise de sympathie avec le mythe semble finalement plus douce que sa véritable initiation au sexe opposé : les leçons de choses de Jeannette la vielleuse et la moquerie légère de Catherine la dentellière ne sont pas des chocs ontologiques, pour ainsi dire.
Dès lors, le livre est coextensif du mythe de l’insularité – analogie troublante avec l’utopie. Pour aller dans l’ailleurs, il faut faire abstraction du réel, et la bibliothèque ne saurait être considérée par France que dans un point de vue un peu mystique, comme si la bibliothèque était un sanctuaire. Or, ce sanctuaire, dans toute son insularité, semble fonctionner chez notre auteur au travers d’un renversement du dedans et du dehors. C’est une fois que le lecteur est enfermé au sein du sanctuaire qu’il peut appréhender le monde et aboutir vers l’ailleurs. Comme le lecteur est englobé tout d’abord par le mythe, comme gullivérisé par l’imaginaire proposé par le texte, alors ce lecteur s’en empare et saisit alors, par sympathie, le fond des choses, tandis que le temps et le corps s’effacent. Dans l’acte de lecture, cette extraction de soi compte plus que le contenu même des ouvrages, qui reste relativisé puisque l’imaginaire s’oppose justement à toute forme d’absolu. Ceci pourrait être le sens de la parabole du jeune prince Zémire[23] qui, succédant à son père sur le trône de Perse, émet le désir de connaître l’histoire universelle pour mieux administrer ses sujets et ne pas commettre les erreurs du passé. Au bout de vingt ans, on offre au roi une encyclopédie de six mille tomes. Elle “renferme tout ce qu’il […] a été possible de réunir touchant les mœurs des peuples et les vicissitudes des empires[24].” On reconnaît là encore ce mythe de bibliothèque universelle, renfermant tout l’univers, mais illisible car aussi vaste que l’univers lui-même. C’est d’ailleurs là le principal écueil de l’érudition… Le roi refuse donc de lire une encyclopédie si vaste, par manque de temps, et demande à ses académiciens d’en faire un abrégé. Vingt ans plus tard, on propose quinze cents volumes ; pendant ce temps, le roi a vieilli et ne peut donc prendre le temps de lire l’encyclopédie : il demande encore un abrégé ; dix ans après, les académiciens présentent cinq cents volumes au roi qui, désespéré, redemande un abrégé. Cinq ans plus tard, on lui offre un gros livre porté par un âne ; le roi est mourant.
“Je mourrai donc sans savoir l’histoire des hommes ! –Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots : « ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent[25]. » C’est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l’histoire universelle[26].”
Grâce à cette parabole malicieuse, on peut voir qu’Anatole France rejette finalement l’idée d’une bibliothèque universelle qui aurait réponse à tous ses questionnements. Ceci serait absurde, puisque dans ce cas la bibliothèque se confondrait avec l’univers lui-même et serait tout aussi indéchiffrable. D’autre part, les livres sont bien écrits de main humaine – ce qui désacralise au passage les livres saints – et nul homme ne peut prétendre connaître à lui seul les clefs du logos. Dans le livre, ce n’est pas cette recherche de la vérité qu’il faut entreprendre, mais bien cette sympathie entre les imaginaires issus de différents textes. La lecture – et la réécriture – contribuent à cette résolution ontologique du Désir qui réclame l’abolition du temps, de la mort et de l’altérité.
Nous pouvons donc nous attarder un instant sur la bibliothèque mythique d’Esparvieu, dans La Révolte des anges. Celle-ci paraît en effet représenter la bibliothèque idéale d’Anatole France, et elle renferme en elle-même ses propres contradictions. La première, et non des moindres, est qu’une bibliothèque idéale ou imaginaire n’a aucune chance de voir le jour, puisqu’elle n’est pas destinée, par force, à exister dans le réel. Ça ne semble tautologique qu’en apparence : une bibliothèque est censée servir deux buts dans les civilisations qui ont dépassé le stade de l’oralité, comme c’est le cas pour la nôtre depuis le XVème siècle : le premier est de collecter et de cumuler le savoir ; le second est parfois de le sacraliser, pour en être le garant ou le gardien. C’est le cas pour les livres sacrés, qui fixent dans la matière inaltérable du papier les fondements des systèmes religieux, mais également pour la Loi qui devient par là même indiscutable, puisque écrite[27]. La civilisation occidentale, comme d’autres, est redevable du support livresque dans son organisation. Dans l’horizon francien, où les lois et les religions sont sans arrêt remises en cause au nom d’un nécessaire scepticisme, il est évident que ces deux fonctions de la bibliothèque sont déplacées.
Certes, la bibliothèque collecte le savoir ; simplement, il n’est guère question, comme dans la parabole de Zémire, de tout savoir en lisant tout. Les bibliothèques pléthoriques issues de l’imaginaire francien ont une autre fonction, rassurante et issue de leur insularité, qui fait songer au refuge qu’y trouvait Anatole France dans son enfance. En effet, il ne s’agit pas ici d’absorber une matière d’érudition aride[28], mais plutôt de s’extraire avec profit de sa réalité charnelle, afin de rejoindre l’ailleurs. La bibliothèque francienne n’est pas une base de données, mais bien un sanctuaire où le moi se transcende dans la quête du logos :
“La bibliothèque d’Esparvieu[29] est encore aujourd’hui, en théologie, en jurisprudence et en histoire, une des plus belles bibliothèques privées[30] d’Europe. Vous pouvez y étudier la physique ou, pour mieux dire, les physiques dans toutes leurs branches[31], et, pour peu qu’il vous en chaille[32], la métaphysique ou les métaphysiques, c’est-à-dire ce qui est joint aux physiques et qui n’a pas d’autre nom, tant il est impossible de désigner par un substantif ce qui n’a point de substance et n’est que rêve et illusion[33]. Vous pouvez y admirer les philosophes procédant à la solution, dissolution et résolution de l’absolu, à la détermination de l’indéterminé et à la définition de l’infini[34]. Tout se rencontre[35], dans cet amas de bibles et de bibliettes sacrées et profanes, tout jusqu’au pragmatisme le plus nouveau et le plus élégant[36].”
C’est dire combien la bibliothèque francienne ne présente pas au lecteur la philosophie du Tout. Bien au contraire, elle offre seulement l’appréhension du Tout. Autant dire que la multitude babélienne des dogmes enfouis dans les textes rejoint la vérité blanche : chaque ouvrage est un potentiel, une partance possible, mais aucun n’est considéré comme détenant une vérité absolue sur quoi que ce soit. D’ailleurs, l’objet n’est pas de la lire entièrement, comme l’exigeait le jeune Zémire.
“On y trouve tout ce qui nous reste de l’Antiquité, tous les Pères de l’Eglise et les apologistes et des décrétalistes[37], tous les humanistes de la Renaissance, tous les encyclopédistes, toute la philosophie, toute la science[38]”.
Au contraire, il s’agit de se constituer un trajet propre, de se fonder un imaginaire original, et à travers des lectures particulières, de réécrire les textes lus conformément à son propre Désir. Nous avons là le sens de la conception de la bibliothèque francienne idéale : il s’agit de tous ces textes qui ont permis à France de s’exprimer, de se projeter vers l’ailleurs. La bibliothèque francienne est de pure sympathie, elle renferme le monde tel que vu et imaginé, tel que conceptualisé et mis en parole, par chaque auteur dont le texte est parvenu aux yeux de l’auteur[39]. Elle semble bien composée de la fraternité humaine dans son entier, de tous ces regards croisés et emplis de questionnement sur l’univers, et qui n’ont su que fonder des mythes, à défaut de trouver des réponses absolues à leur quête[40].
De là, nous pouvons comprendre pourquoi certains ne trouvaient, aux yeux d’Anatole France, qu’ils soient philosophes ou théologiens, politiciens ou hommes de Lettres, que méfiance ou mépris. Cette bibliothèque apparaît comme une mise en abyme allégorique de l’intertextualité francienne. Ainsi, la croisade entreprise par Anatole France contre l’absolu et les absolus trouve ici une réponse fondamentale : notre auteur semble rejeter tout ce qui l’empêcherait d’accomplir l’acte ontologique de partance, tout ce qui l’entraverait dans sa quête de l’ailleurs, et donc de la réécriture, de la création pure d’un horizon imaginaire où l’expression du Désir serait possible, c’est-à-dire où l’anéantissement des lois universelles rejetant l’homme et sa plénitude serait effectif. Sa bibliothèque idéale en est témoin : elle souligne une attitude fondamentale du Désir, sorte de prédateur en quête de la moindre parcelle de possibilité, de proposition pour transgresser l’univers qui accable la condition humaine. Cette recherche de dépassement est tout entière inscrite dans la bibliothèque : autant il est impossible de lire tous les livres, autant il est possible de s’offrir un trajet au milieu des imaginaires d’autrui, à travers des textes qui sont autant de propositions, pour accéder au logos en abolissant l’univers. “Il n’y a pas d’homme qui ait la tête assez forte pour contenir toute la science amassée sur ces tablettes. Heureusement que ce n’est point nécessaire[41].”
Ainsi, pour Anatole France, c’est à chaque individu de se forger un trajet vers le logos, vers le dévoilement de l’univers, à travers ses lectures, c’est-à-dire au travers de sa sympathie pour tel ou tel mythe issu de tel ou tel texte. A dire vrai, c’est conforme en tout point à un idéal humaniste d’universités populaires : il s’agit bien pour chaque individu de forger son propre trajet ontologique ou même anthropologique par d’une initiation au monde par l’imaginaire et par la lecture, et d’affirmer son existence avec force en rejetant tout absolu contraire à l’existence individuelle. Dès lors, l’acceptation du Désir, l’attitude consistant à accepter de donner un sens à son existence en refusant l’injustice fataliste et endémique du monde pour enfin jouir de notre vie éphémère, est justement une question purement individuelle. Dans une bibliothèque immense, tout un chacun pourra s’extraire du monde d’une façon particulière et unique selon le trajet qu’il aura choisi en sélectionnant les ouvrages à partir desquels il acceptera la partance.
L’appréhension de l’ailleurs est individuelle, inexprimable et insulaire, et pourtant, paradoxalement, elle donne lieu à la réécriture, et donc au texte. Par une étrange dialectique de renversement du dedans et du dehors, cette solitude issue de la lecture donne naissance à la bibliothèque idéale elle-même. Le lecteur et la bibliothèque se nourrissent l’un l’autre. Grâce à la bibliothèque, chacun se retrouve face à un catalogue de mythes, de choix, de destinées, et devant la possibilité de constituer sa propre bibliothèque[42] : il n’existe pas une bibliothèque idéale unique, mais autant de bibliothèques idéales que de lecteurs.
Le mythe du catalogue, dans une bibliothèque imaginaire, est également fondamental :
“J’ouvris un livre que je lus avec intérêt, car c’était un catalogue de manuscrits. Je ne sais pas de lecture plus facile, plus attrayante, plus douce que celle d’un catalogue[43].”
Un catalogue de bibliothèque, c’est-à-dire un index de titres guidant les choix du lecteur et répondant à l’impérieuse obligation de classer des ouvrages pour mieux les retrouver, correspond bien à cette idée de trajet pour se diriger vers le logos ; le catalogue est au moins aussi important que le contenu de la bibliothèque :
“M. Sariette aimait sa bibliothèque. Il l’aimait d’un amour jaloux[44]. Chaque jour il s’y rendait dès 7 heures du matin, et là, sur un grand bureau d’acajou, il cataloguait. […] Le lendemain, M. Sariette reprenait, à 7 heures sonnantes, sa place à la bibliothèque, et cataloguait[45]. Cependant, assis à son bureau, il jetait à tout venant un regard de Méduse, dans la crainte que ce ne fût un emprunteur de livres[46]. […] En emportant le moindre bouquin, on lui écorchait l’âme. Pour refuser des prêts à ceux-là mêmes qui y avaient le plus de droits, M. Sariette inventait mille mensonges ingénieux ou grossiers et ne craignait pas de calomnier son administration, ni de faire douter de sa vigilance en disant égaré ou perdu un volume qu’un instant auparavant il couvait des yeux, il pressait sur son cœur. Et, quand enfin il lui fallait absolument livrer un volume, il le reprenait vingt fois à l’emprunteur avant de lui abandonner[47].”
Le livre est donc charnel, comme constitutif du lecteur. C’est bien le cas, dans une perspective d’intertextualité. Chaque texte est une parcelle de l’imaginaire du lecteur en son entier. Ainsi, la bibliothèque idéale d’Anatole France semble finalement ne renfermer que les textes en sympathie avec son imaginaire, et donc son imaginaire lui-même ; la bibliothèque francienne représente allégoriquement l’imaginaire de ses héros. Elle répond un peu à la question « dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es… »
Cet imaginaire se réduit à deux ouvrages pour la gouvernante de Sylvestre Bonnard (le Paroissial et La Cuisinière bourgeoise), à un seul, le livre de messe imprimé en gros caractères, pour Barbe, la mère de Jacques Tournebroche dans La Rôtisserie de la reine Pédauque ; des papyrus, des manuscrits grecs et autres codex constituent l’imaginaire de Coignard[48]. Celui d’Astarac n’est composé que d’ouvrages alchimiques et gnostiques[49]. Paphnuce, dans sa chambre vide, est trop taraudé par son désir pour Thaïs, pour posséder le moindre manuscrit[50]. L’imaginaire de Bonnard est très riche, sa bibliothèque est très fournie, dans Le Crime de Sylvestre Bonnard. Les bibliothèques de la Renaissance sont emplies d’ouvrages classiques, grecs ou latins, ainsi que de livres ésotériques, ce qui permet à Lucifer de faire son apparition de manière naturelle[51]. Les héros de L’Humaine tragédie[52] sont immergés dans une atmosphère issue de Dante. L’abbé Lantaigne possède des livres de travail[53]. Bergeret possède, comme tous les humanistes franciens, une bibliothèque classique où Virgile tient une grande place[54]. Le père de Jean Servien est relieur. Le Marquis de Tudesco se préoccupe de savoir si Jean Servien est initié à la langue de Tacite[55]. Dans Le Livre de mon ami, la vie de Pierre est influencée par ce grand projet d’enfance qui est d’écrire une Histoire de France en cinquante volumes[56]. Pierre reconnaît une dette importante aux bouquinistes de la rue du Cherche-Midi[57]. Anatole France préconise pour les enfants la lecture de L’Odyssée, de Don Quichotte, de Robinson Crusoé, des Contes de Perrault, du Monde enchanté de Lescure[58]. Dans L’Ile des Pingouins, il est question des Gesta Pinguinorum[59]. Dans « La Chemise », la bibliothèque royale ne donne guère la clef du bonheur au roi qui se meurt d’ennui[60], et pour cause : il ne suffit pas de connaître l’étymologie (fallacieuse) du mot bonheur pour pouvoir s’y immerger. Dans Les Dieux ont soif, Brotteaux est inséparable de son Lucrèce[61].
Si nous passons brièvement en revue les œuvres franciennes, nous remarquons donc que rares sont celles qui ne font aucune allusion au livre : la nécessité de la partance, symbolisée par le livre, est impérieuse. Il est amusant d’observer combien les lectures des héros influencent leur manière de penser, mais plus loin, leur manière d’être. Nous pouvons bel et bien dire que le livre est un élément constitutif, charnel, des protagonistes franciens, une sorte de miroir de l’intériorité, et que la bibliothèque d’Esparvieu en est la quintessence, le plus haut accomplissement. Nous sommes là encore face à une dialectique de renversement du dedans et du dehors.
Ces innombrables ouvrages référencés explicitement dans l’œuvre francienne paraissent bien être autant de parties constitutives du tout, comme ayant contribué à l’élaboration même de l’univers francien[62]. De la même façon, cette bibliothèque idéale recèle paradoxalement, malgré son aspect individuel, une dimension universelle. Certes, dans le réel, toute bibliothèque est fondée sur le but de communiquer le savoir à autrui. Ici, ce n’est pas de cela dont il s’agit, et l’érudition pure n’est qu’un épiphénomène induit par une culture de notre auteur extrêmement étendue.
Au contraire, la bibliothèque francienne, dans toutes ses contradictions, livre un imaginaire à autrui, et est donc un palimpseste du monde. Elle ne prétend pas retracer dans une absolue fidélité la manière dont l’univers est conformé, mais au contraire bousculer cet univers pour mettre l’imaginaire humain au centre des choses, ramener l’homme aux racines de la partance. Elle est donc bien l’expression pure du Désir, puisqu’elle est l’arme rêvée – imaginaire – pour déstructurer l’univers et le remettre en cause, pour le nier, et pour affirmer à sa face l’existence humaine. La bibliothèque francienne est l’expression d’une révolte, ce en quoi elle est utopique. Ce Désir de dépassement de la condition humaine, ce Désir de se perpétuer dans l’éternel par le moyen d’un incorruptible papier charnellement saisissable, ce Désir d’exalter et de faire partager à Autrui la matière éthérée et toujours en mouvement de l’imaginaire, se trouve tout inscrite dans le livre.
On le comprendra fort bien : le plus impérieux des Désirs franciens reste la perpétuation dans le temps de tout ce qui demeure soumis à l’oubli, incommunicable et pourtant nécessaire à la fondation de l’humanité tout entière[63] : la perpétuation de quelques moments de génie ténus et individuels devenus partageables à d’autres par l’intermédiaire du papier. La bibliothèque francienne transgresse la notion de progrès et tend à sceller dans l’immortalité une simple vie humaine, dans toute son entropie, une vie éphémère, mais communicable à tous les hommes pour toujours désormais. Elle dresse l’homme comme fixé à jamais dans le passage du temps, comme centre du monde, elle oblige Autrui à avoir la preuve indubitable d’un imaginaire qui est mort avec son auteur mais qui existera pourtant jusqu’à la fin des temps. Le texte, dans son acception francienne, est autant la preuve et l’affirmation d’un imaginaire rendu intemporel qu’une projection au-delà de la mort et de l’oubli ; le Désir francien est relativement assouvi par la création du texte et l’acte d’écriture, et reste en sympathie par là même avec l’acte de lecture.
Nous le voyons, l’intertextualité francienne est au centre du Désir : elle synthétise le multiple, aborde l’assouvissement, dépasse la frustration, exalte le dénominateur commun à tous les textes, l’imaginaire, tout en se révoltant contre le réel. Dans ce contexte, le Désir dépasse la mort et le temps, s’exalte dans la possibilité de l’immortalité, de la communication éternelle à d’autres. Nous avons dit un peu plus haut que ceci allait à l’encontre de la notion de progrès. Effectivement :
“Regardons les plus anciens peuples qui aient laissé des monuments de leur génie et comparons-les à nous[64]. Bâtissons-nous mieux que les Egyptiens ? En quoi sommes-nous supérieurs aux Grecs ? Je ne tais point leurs vices et leurs défauts. Ils furent souvent injustes et cruels. Ils s’épuisèrent dans des guerres fratricides. Mais nous ?… Nos philosophes furent-ils plus sages que ne furent les leurs, et voit-on en France ou en Allemagne un penseur plus profond qu’Héraclite d’Ephèse ? Faisons-nous de plus belles statues et des temples plus sereins qu’ils n’en firent ? Qui oserait prétendre qu’il a paru dans les temps modernes un poème plus beau que L’Iliade ? Nous sommes avides de spectacles : les nôtres égalent-ils en beauté une trilogie de Sophocle représentée sur le théâtre d’Athènes ? Parlerons-nous des idées morales ? Il faut remonter aux mystères d’Eleusis pour rencontrer les plus hautes conceptions que notre race ait eues de la mort[65].”
Le progrès est une notion encore relativisée car le Désir, comme fermement lié à la condition humaine, à cette réalité charnelle, ne peut être dépassé par le temps et reste toujours l’éternel dénominateur commun à tous les hommes. La bibliothèque immortalise, comme les pierres redécouvertes par les archéologues[66], les civilisations ou les individus à l’imaginaire triomphant du temps et perdurant au travers de l’histoire. Rencontrer ces invariants anthropologiques par des textes, c’est toujours revenir au centre de soi-même, à la dimension intemporelle de la destinée humaine, c’est toujours entrer en sympathie avec le perpétuel questionnement de l’existence pour tenter de le dépasser, c’est toujours réfuter tout absolu confinant à la fausseté. C’est enfin exprimer de façon éternelle – tant qu’il y aura des lecteurs – l’ironie et la pitié, comme le dit Anatole France dans Le Jardin d’Epicure, c’est-à-dire la manifestation impérieuse du Désir vainquant les contingences de l’univers qui excluent purement et simplement l’homme de ses desseins. La bibliothèque francienne, fondée par le Désir d’immortalité et le refus du temps, devient du même coup preuve d’existence et moteur à détruire temps et altérité, elle devient syncrétisme monumental de l’universelle humanité à saisir et à fusionner en soi.
Certes, en tant que telle, la bibliothèque francienne est un topos rejoignant le thème littéraire de la bibliothèque chez bon nombre d’autres auteurs du XIXe siècle ou même du XXe. Cependant, c’est chez Anatole France un thème central qui paraît cristalliser le Désir, ce qui le rend assez original pour que nous le décrivions. La bibliothèque francienne reste l’un des personnages les plus importants de notre auteur.
[1] Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.XXIIet sqq.
[2] “La censure, violation insolente de nos droits, assujettissement de la partie éclairée de la nation à sa partie vile et stupide, gouvernement des muets au profit des vizirs […] est une source de plus d’agitations, de défiance, de mécontentements et d’irritation que la licence même de la presse n’en saurait créer.” Dixit Benjamin Constant, en 1828, in B. Contant, Benjamin Constant publiciste, 1825-1830, (recueil de textes), éd. critique E. Harpaz, Champion-Slatkine, Genève, 1987. La censure, ardente sous l’Empire, ne cesse véritablement qu’en 1890. A cette époque paraît en effet un ouvrage de Lucien Descaves, Les Sous-Off, qui critique âprement le régime militaire. Les boulangistes explosent, suivis par le ministre de la Guerre de l’époque, Freycinet. Lucien Descaves est traité comme un malfaiteur et paraît aux Assises de la Seine le 15 mars 1890. Entre temps, cinquante-quatre écrivains et journalistes font paraître une vigoureuse protestation dans Le Figaro du 24 décembre 1889. Deux avocats de la Défense, Tézenas et Millerand, plaident habilement, prouvant que le droit d’expression est sacré et que la censure relève des régimes totalitaires. Le jury acquitte Descaves, sensible au vif mécontentement de l’opinion publique. C’est à ce moment que la censure n’est plus approuvée par la loi – et donc se calme catégoriquement – durant les temps de paix, jusqu’à la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Voir supra, I.2.2.a, p.151.
[3] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.XXII-XXIII.
[4] Anatole France, cité par Marie-Claire Bancquart in Anatole France, Les Pensées, Calmann-Lévy, Paris, p.76.
[5] Voir Théorie d’ensemble, coll. Tel Quel, Seuil, Paris, 1968 (on y trouvera la définition suivante de l’intertextualité : “Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur.”) et Julia Kristeva, Sèméiôtikè, ibid., 1969 (Ici, l’intertextualité est “une interaction textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte.”) Voir G. Genette, Palimpsestes, Seuil, 1982.
[6] On trouvera par exemple ce système critique chez M. Bakhtine, Poétique de Dostoievski, Moscou, 1963, trad. I. Kolitcheff, Seuil, 1970.
[7] Voir glossaire.
[8] Marie-Claire Bancquart, ibid., p.XXXIII.
[9] Nous dirions ici un travail de Désir.
[10] C’est nous qui soulignons.
[11] Marie-Claire Bancquart, idem, p.XXXIII.
[12] Nous rejoignons ici le mythe de la vérité blanche exposée dans Le Puits de sainte Claire (voir supra, I.2.1.b, p.139.) Les mythes qu’on trouve dans les livres ne sont pas des valeurs absolues, ils ne donnent pas une nette appréhension du logos. Mais chacun d’entre eux est une possibilité, porte en lui un potentiel qui permet de tendre vers le dévoilement du logos. La réécriture de ces mythes, par son aspect syncrétique, dépasse la fragmentation et rend possible l’accession au logos, en partageant et en faisant sien le Désir d’autrui. On le voit, l’acte d’écriture chez Anatole France est vital et ontologique.
[13] “Le goût des livres est vraiment un goût louable. On a raillé les bibliophiles, et peut-être, après tout, prêtent-ils à la raillerie ; c’est le cas de tous les amoureux. Mais il faudrait plutôt les envier puisqu’ils ont orné leur vie d’une longue et paisible volupté.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.96.
[14] Au hasard, nous pouvons citer Coignard dans La Rôtisserie de la reine Pédauque ou Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Bonnard dans Le Crime de Sylvestre Bonnard, ou encore Bergeret qui traverse un grand nombre d’œuvres. C’est aussi le cas d’Esparvieu, dont la bibliothèque est extraordinaire.
[15] Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Pléiade, tome I, p.152.
[16] Voir Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, ibid., p.483.
[17] Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, ibid., p.154.
[18] Sur une phénoménologie du Désir, voir infra, III.1, p.379.
[19] Anatole France, Le Livre de mon ami, Pléiade, tome I, p.556-557.
[20] C’est un libraire.
[21] Il est fait allusion à cette bible dans Le Livre de mon ami, ibid., p.452.
[22] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.19.
[23] Voir Les Opinions de M. Jérôme Coignard, ibid., p.301-302.
[24] Anatole France, idem., p.301.
[25] Voir la note de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.1177 : cette légende est tirée de « La Bibliothèque du Roi des Indes », premier des Apologues des rois orientaux de l’abbé Blanchet.
[26] Anatole France, idem., p.302.
[27] Voir A. Masson et D. Pallier, Les Bibliothèques, P.U.F., Paris, 6ème édition, 1986.
[28] Le narrateur historien de L’Ile des Pingouins est proche de se noyer sous les textes lors de l’incipit introductif de ce roman.
[29] Elle compte 360.000 ouvrages. Nous n’avons pas l’intention d’entrer dans des considérations psychanalytiques par trop simplistes, et donc fausses, mais il est une hypothèse que nous pourrions avancer, selon laquelle Anatole France regretterait, sur le tard (La Révolte des anges date de 1914) le temps du refuge qu’il retrouvait étant enfant dans la librairie de son père ; celle-ci ne possédait certes pas un nombre d’ouvrages aussi incalculable que dans la bibliothèque d’Esparvieu, et les sujets abordés en étaient surtout l’histoire de la Révolution française et de la monarchie, et aussi l’ésotérisme dans toutes ses formes que sont l’alchimie, la kabbale ou la gnose. Cependant, notre auteur a pu savourer son travail de bibliothécaire au Sénat avant d’en démissionner en toute amertume, le 1er février 1890. Il a pu goûter à ces gigantesques livres jamais ouverts et pourrissant lentement dans une odeur suave, tandis que le fascinaient ces murs remplis d’ouvrages et de silence comme au temps de son enfance. La bibliothèque idéale francienne se voudrait-elle amniotique ? Après tout, les évocations ayant trait à la bibliothèque d’Esparvieu ont lieu en plein trouble politique et social, et la guerre est imminente. Goûter à ce sanctuaire de paix et d’extraction du réel semble être un regret non assumé de l’enfance lointaine et définitivement ensevelie, figuré ici dans un mythe littéraire exprimant plus que jamais le refus de la quotidienneté. Cependant, nous laisserons aux psychanalystes accomplis le soin d’en juger.
[30] Là encore, il y a contradiction : comment un homme qui pouvait être un fervent partisan des universités populaires pourrait-il décrire une bibliothèque idéale qui soit privée, c’est-à-dire à l’accès restreint ? La réponse est logique : la bibliothèque privée accentue cette idée d’insularité, d’épochè, de sanctuaire, et donc de refuge ontologique dans l’ailleurs. Il s’agit d’une perception mystique de l’érudition. Le paradoxe est tranchant, qui appelle la plus grande solitude et le plus profond des oublis pour accéder à la sympathie avec l’imaginaire d’Autrui. On est bien dans le cadre d’une quête, et non dans la recherche absurde de dogmes érudits indiscutables. Avant de partager le logos, il faut pouvoir le cueillir.
[31] L’étude première est l’étude des phénomènes, c’est-à-dire de ce qui est vu et ressenti à travers le filtre de la réalité charnelle définie chez Anatole France.
[32] Voici un verbe inusité, même en 1914 ( ! ) : il s’agit du verbe chaloir (du latin calere, être chaud, synonyme d’importer dans le sens d’avoir de l’importance), au subjonctif présent dans le texte, ce qui est admis par Littré. Cette tournure rare, voire précieuse et à l’allure désuète, montre que la bibliothèque a un pouvoir immense : qui la fréquente se fige dans l’intemporel et rencontre les hauteurs, un peu d’une manière néoplatonicienne. La phrase tirée de ce passage se veut érudite, au travers de sa structure syntaxique et lexicale amphigourique. Elle illustre par le style la contamination du lecteur par le livre au-delà de sa volonté – cela est malicieux, puisque Anatole France est célèbre pour la clarté de son style. Notre auteur décrit donc l’impérieuse nécessité du texte pour l’humain qui cherche sinon à contempler le logos, du moins à élever son âme.
[33] Nous voyons de manière explicite que c’est bien la partance qui importe dans la matière du livre, et non précisément le contenu offert, qui reste sous le joug d’une suspicion relativisante et sceptique nécessaire à la partance. La bibliothèque monumentale vaut mieux par toutes les possibilités offertes – il y a autant de possibilités d’ailleurs que de textes – que par les dogmes qu’elle renferme, innombrables et vraisemblablement tous aussi faux les uns que les autres. Après tout, un dogme qui ment offre une possibilité de réfuter le mensonge, et donc d’approcher la vérité blanche, le logos. N’oublions pas que le refus de l’absolu est la condition sine qua non de la partance (voir supra, I.1.1, p.29.) C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre, avec une pointe d’ironie, la notion de métaphysique.
[34] Cette ironie francienne raille une fois encore l’assurance appliquée des philosophes malgré leur lourde incapacité à dévoiler le logos. Cela prouve que dans la bibliothèque francienne idéale, les travers humains persistent et signent. Cependant, la rêverie, c’est-à-dire la partance et le dépassement de la réalité charnelle par le Désir, reste possible. Au contraire, serions-nous tenté d’ajouter compte tenu du nombre impressionnant de textes et de philosophies mis en doute de manière fructueuse et productive par Anatole France.
[35] C’est nous qui soulignons. Tout se rencontre est peut-être à prendre au pied de la lettre : dans la bibliothèque francienne, le Tout se rencontre, bannissant la fragmentation et permettant l’assouvissement du Désir.
[36] Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.650. Ici aussi, le pragmatisme acquiert un sens francien particulier : il faudrait peut-être, par pragmatisme, entendre ce qui est issu des vérités premières, et donc de ce qui est immédiatement ressenti par la sympathie envers des mythes proposés par des textes (qu’ils le veuillent ou non, que ce soit la volonté de l’auteur ou pas). Cela dépasse un pragmatisme issu au contraire d’un dogme épousé comme absolument vrai, qui serait plus proche de la définition traditionnelle du pragmatisme : “Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet.”, C.S. Pierce, « Comment rendre nos idées claires », Revue philosophique de 1879.
[37] Les décrétales sont les livres pontificaux décrétant le droit canonique. Elles représentent chez France la quintessence des affirmations péremptoires et dogmatiques. Voir supra, I.2.3.a, p.165.
[38] Anatole France, idem. Voilà une admirable définition du contenu de la bibliothèque francienne, définition qui retrace peu ou prou les situations littéraires que France met en mouvement précisément pour créer ses œuvres. Notamment : l’Antiquité est le milieu choisi pour Thaïs ou pour les réflexions de Sur la pierre blanche, ainsi que pour d’innombrables nouvelles. Les Pères de l’Eglise et les gnostiques fournissent les principaux arguments de La Rôtisserie de la reine Pédauque ou de Thaïs, ou encore de La Révolte des anges. La Renaissance (italienne, surtout) donne naissance au Puits de sainte Claire ou à des passages fameux du Crime de Sylvestre Bonnard ; toutes ces périodes émaillent les réflexions de Histoire contemporaine. Quant à l’héritage de Darwin sur la pensée francienne, il est immense, comme nous le montrons tout au long de notre étude. Les philosophes – sans être ici nommés précisément – offrent souvent à France une grande matière à réflexion, qu’ils soient antiques ou contemporains, de Platon à Marx, de Virgile à Lucrèce.
[39] Sur la valeur du regard et de l’œil chez Anatole France, voir infra, III.2.1, p.434.
[40] Nous pourrions ébaucher une piste de réflexion, qui tenterait de définir les liens qui paraissent exister entre la bibliothèque francienne idéale et l’inconscient collectif tel que présenté par Jung. Allégoriquement en effet, se plonger au cœur de ce sanctuaire semble permettre d’embrasser ce qui est le plus profond dénominateur commun de l’Humanité. Cependant, nous n’irons pas plus avant dans cette voie.
[41] Anatole France, idem., p. 650-651.
[42] La bibliothèque idéale francienne, malgré son immensité, n’est pas celle qui conserve le savoir absolu. Au contraire, elle garantit la plénitude individuelle de chacun, elle est l’inverse de l’absolu.
[43] Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, ibid., p.152.
[44] Il n’est pas trop difficile de voir une allégorie, dans ce simple protecteur de la bibliothèque, d’un gardien qui conserve un Savoir interdit et qui fera tout pour ne pas en offrir l’accès à tous ; nous sommes bien dans un système initiatique. La bibliothèque francienne est empreinte d’un certain orgueil, puisqu’elle est privée, et donc dédiée à son créateur. Anatole France semble bien renforcer l’idée selon laquelle la quête du logos est strictement personnelle. Cela n’empêche pas qu’elle soit divulguée, mais sa genèse doit se faire dans la solitude du sanctuaire.
[45] Le gardien se contente de cadastrer, c’est-à-dire de rendre un choix possible. Mais il n’entre en rien en sympathie avec le contenu des œuvres trop nombreuses et sûrement trop complexes. Le catalogue francien est donc un appel à la subjectivité, c’est-à-dire à la liberté de choix du texte par le lecteur, et donc du trajet vers la quête du logos. La quête du logos est individuelle et ne se confond certainement pas avec une recherche universelle et donc absolue.
[46] Là aussi, Anatole France est ambivalent en apparence : devant la grandiose masse de savoir proposée par la bibliothèque, qui semblerait pouvoir sauver l’humanité entière de l’ignorance, le savoir serait jalousement et injustement gardé. Cependant, comme nous l’avons dit, Anatole France est le seul qui puisse avoir accès à cette bibliothèque idéale. C’est à chacun de s’en créer une. Le savoir acquiert une richesse bien particulière et le regard méduséen de Sariette reste le garant d’une quête individuelle réussie.
[47] Anatole France, La Révolte des anges, ibid. p.653.
[48] Voir Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.55.
[49] “La bibliothèque du roi [nous sommes au XVIIIe siècle] n’est qu’une bouquinerie auprès de la mienne. […] Les ouvrages que j’y ai rassemblés composent un tout qui me procurera sans faute la Connaissance. Elle est gnostique, œcuménique et spirituelle.”, La Rôtisserie de la reine Pédauque, ibid., p.46.
[50] Nous allons voir que justement le Désir peut se substituer à l’imaginaire des textes.
[51] Voir Le Puits de sainte Claire, Pléiade, tome II, par exemple « Messer Guido Cavalcanti », p.590-600.
[52] Dans Le Puits de sainte Claire.
[53] “Toute la Patrologie de Migne, les éditions économiques de saint Thomas d’Aquin, de Baronius, de Bossuet.” Voir L’Orme du Mail, Pléiade, tome II, p.724.
[54] Voir Le Mannequin d’osier, Pléiade, tome II, pp-867-868.
[55] Voir Les Désirs de Jean Servien, Pléiade, tome I, p.341-342.
[56] “Que de fois, hélas ! j’ai recommencé dans ma vie cette aventure du livre et du géant ! Que de fois, sur le point de commencer une grande œuvre ou de conduire une vaste entreprise, je fus arrêté net par un Teutobochus nommé vulgairement sort, hasard, nécessité !”, in Le Livre de mon ami, Pléiade, tome I, p.495-496.
[57] “Ô vieux juifs sordides de la rue de Cherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance ! Autant et mieux que mes professeurs de l’Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle. Braves gens, vous avez étalé devant les yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toutes sortes de monuments précieux de la pensée humaine. […] Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j’ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l’écoulement des choses et du néant de tout. J’ai deviné que les êtres n’étaient que des images changeantes dans l’universelle illusion, et j’ai été dès lors enclin à la tristesse, à la douceur et à la pitié.”, idem, p.510.
[58] Voir Le Livre de mon ami, p.558-560.
[59] Voir L’Ile des Pingouins, ibid., p.83 : il s’agit là d’un pastiche des douze tomes de Complete Works of Venerable Bede, qu’on considère comme le premier historien d’Angleterre.
[60] Voir Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue, « La Chemise », Pléiade, tome IV, p.395-399.
[61] Voir Les Dieux ont soif, Pléiade, tome IV, par exemple p.481 et sqq.
[62] Il serait intéressant de référencer méthodiquement les lectures préférées des nombreux protagonistes de l’œuvre francienne, et d’analyser la conformation intellectuelle et praxéologique de ces héros par rapport à ces textes. Au travers des discours et des révoltes des personnages, peut-être serait-il possible d’accéder très précisément, par une voie inédite, à Anatole France lui-même. Nous y verrions vraisemblablement une relecture troublante, mêlant des prises de conscience, des crises, des incompréhensions désespérantes et des espoirs forcenés face à l’univers qui semble pourtant toujours rester indéchiffrable. Nous pourrions voir la manière dont les textes s’injectent dans des visions du monde, pour donner naissance à une appréhension originale de l’univers et donc à de nouveaux textes. Cela pourrait permettre d’aborder différemment la question de l’évolution intellectuelle d’Anatole France. On pourrait mettre les résultats de cette étude en parallèle avec les travaux de J. Levaillant, Les Aventures du scepticisme. Essai sur l’évolution intellectuelle d’Anatole France, Armand Colin, Paris, 1966.
[63] Le vécu individuel prend une valeur fondamentale. C’est ainsi que l’histoire elle-même ne saurait devenir une science. L’histoire est, comme nous l’avons dit, la somme de toutes les histoires individuelles, c’est l’histoire des histoires.
[64] A n’en pas douter, le texte francien se voudrait un monument. Il voudrait transgresser le temps et l’oubli et rester présent dans le patrimoine de tous les hommes. Dans cet extrait de La Vie en fleur, le monument semble être l’un des buts à atteindre, comme si Anatole France voulait être englobé dans ce système monumental.
[65] Anatole France, La Vie en fleur, Pléiade, tome IV, p.1158.
[66] Nous retrouvons ici autant Lyell que les protagonistes de Sur la pierre blanche.