II.1) La création du mythe comme morale du refus
II.1) La création du mythe comme morale du refus
II.1.1) La tabula rasa du Désir
“Les hommes ne sont pas faits pour savoir ; les hommes ne sont pas faits pour comprendre ! Ils n’ont pas ce qu’il faut pour cela. Un cerveau d’homme est plus grand et plus riche en circonvolutions qu’un cerveau de gorille, mais il n’y a de l’un à l’autre aucune différence essentielle. Nos plus hautes pensées et nos plus vastes systèmes ne seront jamais que le prolongement magnifique des idées que contient la tête des singes. Ce que nous savons de plus que le chien sur l’univers nous amuse et nous flatte ; c’est peu de chose en soi et nos illusions croissent avec la connaissance.”, Anatole France, Histoire comique, Pléiade, tome III, p.932.
“Si l’homme dépend de la nature, elle dépend de lui. Elle l’a fait ; il la refait. Incessamment il pétrit à nouveau son antique créatrice et lui donne une figure qu’elle n’avait pas avant lui.”, Anatole France, Pierre Nozière, Pléiade, tome III, p.562.
Autant les systèmes philosophiques visant à expliquer la substance et la cause de notre monde sont abondants en cette fin de XIXe siècle littéraire, autant Anatole France aborde ces systèmes avec une méfiance relativisante et distanciée. Nous l’avons vu, au tout début de notre étude[1], refuser les fausses frayeurs ou dogmes revient au même pour notre auteur : ne s’agit-il pas de se méfier de tout ce qui pourrait engendrer un quelconque pouvoir sur autrui[2] ? En philosophie comme en politique, Anatole France le sceptique relativise la portée des pensées qui voudraient détenir la clef du monde ou le logos. Déjà en 1893, il fait dire à Jacques Tournebroche :
“M. l’abbé Coignard[3] ne se représentait point un Eternel si profitable. Mais, considérant qu’il est impossible de concevoir l’univers autrement que sous les catégories de l’intelligence et qu’il faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue de démontrer l’absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu’il nommait Dieu, laissant à ce terme son vague indéfini, et s’en rapportant pour le surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse exactitude de l’inconnaissable[4].”
Est-ce à dire que l’intelligence, c’est-à-dire la volonté humaine de vouloir rendre le monde intelligible, est pour Anatole France une instance qui permettrait de débusquer le logos[5] ? Certainement non.
Nous l’avons vu, l’intelligence n’offre à l’homme qu’une trace historique des pensées purement humaines, comme si l’homme et l’univers étaient deux gouttes toujours en contact mais jamais en fusion, imperméables l’une à l’autre. La théologie, la science de Dieu[6] et donc finalement la science de l’au-delà, reste pour Anatole France une absurdité qui, malgré le fait qu’elle régît le monde, ne fit que se fonder sur des hypothèses abusives. Or, finalement, toute philosophie[7] n’est-elle pas en soi une théologie ?
“Cette réserve [selon laquelle Dieu reste un terme vague], qui marque les limites de son intelligence[8], fut heureuse si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire prendre. A l’aise dans la grande et vieille ratière[9], il trouva plus d’une issue pour découvrir le monde et observer la nature[10].”
L’approche du monde par le Désir ne laisse donc d’être paradoxale. Le Désir, en tant qu’instance personnelle et fondamentalement humaine, refuse et la religion, et la philosophie. Même si, tout comme religion et philosophie, le Désir est en quête du logos, il demeure pourtant bien incompatible avec ce que Anatole France désigne par les vieilles erreurs :
“Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas les nôtres. Or, comme il n’est pas une seule époque, dans le passé, où l’homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise, toute malice et toute férocité. […] Notre ordre des choses nous apparaîtrait ce qu’il est en effet un ordre précaire et misérable, que condamne la justice des choses à défaut de celle des hommes et dont la ruine est commencée[11].”
A l’en croire, Anatole France désigne la ruine de l’homme comme issue du mensonge des religions et des philosophies. Non que Dieu soit mort[12], puisque le monde reste là, dressé devant nous, narguant l’homme en proie à ses éternelles questions. Simplement, si le monde a une cause, et si l’homme est un effet du monde, et s’il existe donc une providence et une destinée humaines, comme paraît le confirmer Darwin, alors l’homme ne peut certes pas entrevoir sa fonction dans l’univers s’il se penche sur la question par la religion ou par la philosophie. La ruine de l’homme est entraînée par l’ignorance[13], ainsi que par une pléiade de préjugés tous plus ou moins odieux. Le scepticisme francien est donc issu de ces constatations et le regard porté par notre auteur sur l’univers semble né de la conscience de la ruine.
Cependant, le Désir est toujours le plus puissant, et il serait hors de question de s’abandonner à un pessimisme glacial qui confinerait l’auteur dans un attentisme désespéré. Il est vrai que si l’univers et l’homme paraissent incompatibles, nul ne peut changer le monde pour le forger à l’image des désirs humains. Nul ne serait en mesure de pouvoir contrer la nature du cosmos, de l’organisation universelle, d’autant que cette nature intime reste voilée, et que le logos reste toujours en-deçà des apparences. L’homme en proie aux fragmentations n’a pour toute certitude que sa réalité charnelle et ce Désir d’ailleurs et de partance[14].
Dès lors, la méthode francienne de dévoilement du logos apparaît bien négative, au travers de ce que notre auteur appelle un « scepticisme charitable » : il s’agira non pas de composer avec l’univers, mais bien de combattre l’univers par le mythe, afin de recréer un ailleurs conforme à l’homme, et même de rendre le centre de l’univers à l’homme par un anthropocentrisme salvateur[15]. Ce « scepticisme charitable » est issu du refus :
“Les propos de l’abbé Coignard nous font paraître un dédain prophétique de ces grands principes de la Révolution et de ces droits de la démocratie sur lesquels nous avons établi pendant cent ans, avec toutes les violences et toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernements insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections[16]. Si nous commencions par sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et furent parfois sanglantes ; si nous nous apercevions que les préjugés modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux ; si nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable[17], les querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M. l’abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel[18].”
C’est bien en effet le refus de la ruine qui tourmente Anatole France. Ainsi, le désir et le refus restent intimement liés. Le désir d’un ailleurs est issu d’un refus du réel. Le désir recherche le logos en niant la primauté de l’univers sur l’homme. C’est paradoxal lorsqu’on sait que le désir est lui-même issu de la réalité charnelle, c’est-à-dire de la plus grande immédiateté possible, du corps au plus profond de ses entrailles, lui tellement périssable, tellement à la merci du temps et des lois universelles.
Ainsi, l’instance pressante et irrémissible du Désir paraît réclamer, dans sa quête du logos, une complète tabula rasa de l’univers. Pourtant, elle n’entraînera pas de révolution dans le sang et la terreur. La reconstitution subversive du monde par l’écriture est la plus efficace des tabulae rasae admises. Seule la recherche du bonheur compte :
“La vie des hommes est tout entière douloureuse, et il n’est pas de trêves à leurs souffrances. Mais s’il est quelque chose de plus précieux que cette vie, une nuée obscure l’enveloppe et la cache à nos yeux, et nous nous sommes follement épris de cette vie qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. […] Mais moi qui ne crains pas les Enfers et qui ne me laisse pas abuser par les fables, je doute s’il ne me reste pas quelque attachement pour cette vie qui brille sur la terre, et où je n’ai pas goûté, en plus de trois quarts de siècle, un seul jour de bonheur. […] Je ne voudrais pas recommencer un seul jour de ma vie. […] Pourtant, la vie a du bon, puisque, ne connaissant qu’elle, c’est d’elle que nous vient l’idée du bien comme l’idée du mal. Mais l’aptitude au bonheur n’est pas égale pour tous les hommes. Elle est plus forte, autant qu’il me semble, chez les médiocres que chez les hommes supérieurs et les imbéciles. Il faut souhaiter aux êtres qu’on aime la médiocrité de l’esprit et du cœur, la médiocrité de la condition, toutes les médiocrités[19].”
En effet, face à ce constat manifestement pessimiste d’une vie humaine souvent sans bonheur, où la souffrance règne, il semble bien que, pour Anatole France, ni la science, ni la religion, ni la philosophie ne sachent proposer de solution satisfaisante :
“Les sciences se constituent par l’apport des générations. Il fallut plus de génie pour les constituer, comme ont fait les Grecs[20], que pour les mener au degré d’étonnante perfection où nous les avons poussées. Mais l’histoire montre que cet apport des générations n’est pas continu. On sait des époques où toute culture a péri dans de vastes contrées. Et alors même qu’en des périodes heureuses les générations ont ajouté successivement leur part à l’achèvement des sciences, il ne paraît pas que l’avancement des connaissances et la multiplicité des inventions aient beaucoup amélioré les mœurs. […] Vantez le progrès, messieurs, enorgueillissez-vous de votre aptitude croissante à la perfection, glorifiez-vous, marchez en chantant vos louanges, jusqu’à ce que vous fassiez la culbute[21].”
Ainsi, toute idée de perfection humaine n’est que pur mensonge. Les progrès humains seraient, pour Anatole France, ancrés dans le Désir, dans cette force pouvant dépasser la mort et l’ignorance. Non dans quelque philosophie que ce soit. Donner le champ libre au Désir, ceci revient à refuser, par un scepticisme relativisant d’une part, mais surtout de manière ontologique, la fatalité universelle du quotidien. Or, comme nul ne peut refaire le monde, par la Révolution comme par les actes les plus quotidiens, le monde sera refait dans l’ailleurs, dans l’imaginaire, dans le mythe, seuls lieux où enfin peut-être le Désir pourra s’épuiser.
Pourtant, nous allons remarquer, tout au long de notre IIe partie, que la tabula rasa francienne n’est pas en mesure d’éviter les topoï, c’est-à-dire les lieux communs. Nous allons mettre en évidence une propension d’Anatole France à réutiliser de nombreux thèmes qui sont pour la plupart ancrés dans l’air du temps, et qu’Anatole France s’approprie. Cependant, ces thèmes prendront une signification particulière dans l’écriture du Désir, même s’ils engendreront du même coup un certain classicisme dans la forme littéraire : la tabula rasa francienne semble avant tout concerner une pensée, et non une écriture.
[1] Voir supra, I.1, p.29.
[2] Voir glossaire.
[3] Comme nous l’avons vu, Coignard est une sorte de double littéraire d’Anatole France.
[4] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.212.
[5] Voir glossaire.
[6] Alain définit la théologie comme une philosophie sans recul, dans le sens où elle manque d’indépendance critique, qu’elle est liée à un système de croyance, à un dogme, qu’elle accepte une orthodoxie, une autorité et une censure : c’est selon Alain une vérité d’appareil, et non une vérité rationnelle. Anatole France n’est pas loin de penser la même chose. Voir H. Duméry, Le Problème de Dieu en philosophie de la religion, Desclée de Brouwer, 1971.
[7] Voir infra partie III, p.379, et notamment III.3.2, p.483.
[8] Ces « limites » sont d’ailleurs non pas un terminus ad quem, mais plutôt un terminus a quo. Car aux limites de l’intelligence naît le Désir au travers d’une certitude ontologique issue de la réalité charnelle forcément limitée. La conscience des limites est pour Anatole France le début de la sagesse.
[9] Ce piège à rat représente le dédale obscur des philosophies humaines. C’est dire combien, pour Anatole France, l’homme ne semble de prime abord guère compatible avec le monde, ni avec les certitudes.
[10] Anatole France, ibid., p.213.
[11] Anatole France, ibid., p.221.
[12] Voir supra, I.2., p.127.
[13] Voir supra, I.1., p.23.
[14] Voir supra, I.2.3.b., p.174.
[15] Voir supra, idem.
[16] Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces propos : Anatole France ne prend pas le visage surprenant d’un auteur réactionnaire regrettant l’Ancien Régime. Ces aspirations qui auraient pu être les siennes dans sa jeunesse – parnassienne, notamment – sont en 1893 bien oubliées. Simplement, nous devons nous remettre à l’esprit le contexte très difficile dans lequel se trouve la France en cette fin de siècle : la crise morale et économique est à son comble, et l’institution politique suit évidemment ce mouvement de destructuration des référents traditionnels. Anatole France prétend simplement que les grands idéaux révolutionnaires établis notamment par les Droits de l’Homme – et qui furent acquis par le sang, ô cynisme absolu de l’Histoire qui laissera toujours un fond d’amertume dans l’esprit de notre auteur, comme on le voit dans Les Dieux ont soif – sont bien mis à mal par la IIIe République. Là, Anatole France ne constate que corruption et enrichissements personnels (dans l’affaire du canal de Panama, par exemple) et il regrette que les grands idéaux démocratiques soient prétextes, pour quelques-uns, à justifier un pouvoir autocratique au détriment du plus grand nombre aveuglé par les apparences. Ce sera l’un des thèmes centraux des réflexions de Bergeret, dans L’Histoire contemporaine. En ces années 1890, Anatole France doute non de la République – tout retour à la monarchie est forcément exclu, comme il le prouve dans son combat pour Dreyfus – mais bien de la forme que prend la République. Cette dernière est d’ailleurs excessivement instable en cette fin de siècle, ce qui pour Anatole France est bien la preuve de son inaccomplissement.
[17] C’est nous qui soulignons.
[18] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, préface d’Anatole France, Pléiade, tome II, p.222.
[19] Anatole France, La Vie en fleur, XXVIII, Pléiade, tome IV, p.1160-1161.
[20] On constate une fois de plus que lorsque Anatole France est admiratif, il reste souvent dans la sphère du mythe. Par exemple, la civilisation gréco-latine est devenue chez lui un véritable mythe, qui s’il est fondé par une solide érudition classique, n’en est pas moins conforme à la manière d’appréhender l’Histoire dans et par le mythe.
[21] Anatole France, ibid., p.1159.