Conclusion : La philosophie francienne du Désir et le XXe siècle

Conclusion : La philosophie francienne du Désir et le XXe siècle

 

Le 12 octobre 1924, Anatole France décède après une longue agonie. Des obsèques nationales sont célébrées à Paris le 18 octobre, avant son inhumation au cimetière de Neuilly. Une foule immense est amassée devant le catafalque. On parle de 200.000 personnes au moins[1]. Il est vrai que le Cartel des Gauches est alors au pouvoir. Tous les journaux louent le grand écrivain, Prix Nobel de Littérature le 10 novembre 1921, même si certains journaux d’extrême gauche – comme L’Humanité – reprochent à notre auteur de s’être détaché du communisme après la guerre[2].

Cependant, quel contraste frappant avec le souvenir qu’on peut avoir aujourd’hui d’Anatole France… Certes, un grand nombre de rues, de squares, d’écoles et même certaines stations de métro portent le nom de notre écrivain. Mais que reste-t-il vraiment aujourd’hui du Désir francien ?

Le 18 octobre 1924, les surréalistes éditent un pamphlet extrêmement violent contre France, Un Cadavre, et tentent de faire un scandale lors de ses obsèques. Breton[3], Eluard et Aragon y participent. Ce dernier y est sans doute le plus virulent. Marie-Claire Bancquart y voit une sorte d’erreur de jeunesse :

“Quand Anatole France mourut, il était depuis trop longtemps célébré comme un très grand écrivain, voire le plus grand de son temps, pour que beaucoup n’en prennent pas ombrage. Une courte et fulgurante carrière est mieux acceptée. Aussi les attaques ne se firent-elles pas attendre, à commencer par celles des surréalistes, qui voyaient en l’écrivain le représentant même de la civilisation qu’ils voulaient complètement changer. Et puis l’occasion était belle, pour des jeunes gens qui désiraient se faire connaître, que ces funérailles nationales suivies par un concours de peuple qu’on n’a pas revu, depuis, aux funérailles d’un écrivain. France, représentant d’une culture fossilisée ; France, écrivant une langue conservée dans le camphre ; France, également honoré par la bourgeoisie et « Moscou la gâteuse » – ces paroles sont d’Aragon. Tels sont les lieux devenus communs dans une génération de l’intelligentsia ; ils passèrent en quelque sorte en héritage, et si bien, qu’ils firent écran à l’œuvre de France – encore qu’elle ait été reconnue par un Supervielle, un Queneau, un Giraudoux, un Huxley[4].”

Dépassons donc en 2001 les passions de 1924. Que reste-t-il d’Anatole France presque un siècle après la mort de notre auteur ?

Tout d’abord, nous serions tenté de voir combien, finalement, les préoccupations des surréalistes ne sont pas tellement éloignées des préoccupations d’Anatole France, et ceci au moins à deux titres.

Breton, en 1953, écrit :

“C’est seulement en toute humilité que l’homme peut faire servir le peu qu’il sait de lui-même à la reconnaissance de ce qui l’entoure. Pour cela, le grand moyen qu’il [sic] dispose est l’intuition poétique. Celle-ci, enfin débridée dans le surréalisme, se veut non seulement assimilatrice de toutes les formes connues mais hardiment créatrice de nouvelles formes[5] – soit en posture d’embrasser toutes les structures du monde, manifesté ou non. Elle seule nous pourvoit du fil qui remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité suprasensible, « invisiblement visible dans un éternel mystique.»[6]

En d’autres termes, et sans faire d’amalgame trop rapide bien évidemment, la recherche surréaliste et celle d’Anatole France ne paraissent pas au fond aussi éloignées l’une de l’autre. N’est-ce pas Breton qui écrivait également : “ C’est par ses désirs et ses exigences les plus directes que tend à s’exercer chez l’homme la faculté de connaissance.” ? Il écrivait par ailleurs : “Le désir[7], voilà le seul acte de foi[8].” Chez les surréalistes comme chez Nietzsche[9], le désir est une source durable de tourments. La connaissance est orientée par la réalisation – l’assouvissement – du désir, comme on peut le constater notamment dans L’Immaculée Conception[10] : ces poèmes en prose jouent à définir l’homme à travers la simulation des états de démence, de débilité profonde ou de sénilité précoce ; l’amour est au centre du débat et revient le plus souvent. On reconnaît ici l’influence freudienne sur les surréalistes – Breton avait rencontré Freud à Vienne, en 1921 –, mais à l’inverse de Freud qui se ne penche que sur la réalisation du désir, Breton réfléchit, lui, sur sa sublimation. Pour les surréalistes, le désir est donc par essence révolutionnaire[11] : “La vraie révolution, pour les surréalistes, c’est la victoire du désir[12].” L’émergence du surréel viendra par le désir de l’imposer sur la répression de la logique, de la morale et de la société. Le désir surréaliste est cette force révolutionnaire de changer le monde, de le déstructurer, afin d’en saisir un sens inédit et profond se rapprochant du noûs gnostique.

Certes, le désir qui est au centre du débat surréaliste n’est pas similaire au Désir francien, ne serait-ce par la grande influence freudienne qu’ils reconnaissent – l’inverse est plus mitigé, car Freud se défiait des expériences surréalistes concernant par exemple la qualité esthétique de l’écriture automatique. Mais des congruences sont troublantes ; Anatole France ne cherche-t-il pas lui aussi à faire une vaste tabula rasa du réel par la révolte du Désir ? Ne substitue-t-il pas à la morale institutionnelle, fortement teintée de morale judéo-chrétienne, une morale du Désir subversive renversant les valeurs traditionnellement admises, en utilisant habilement la caution de la gnose ? Evidemment, la déstructuration du monde par le Désir ne va pas chez Anatole France jusqu’à la déstructuration de la poétique, ce que les surréalistes ont mené pour ainsi dire jusqu’au bout. Cette quête était, depuis Cendrars et Apollinaire, dans l’air du temps. Cependant, c’est bien, comme nous l’avons vu, le Désir qui informe la poétique francienne, et dans cette perspective, nous pensons qu’Anatole France ne méritait certes pas les notes dont l’affublèrent les surréalistes[13]. En l’occurrence, les préoccupations des uns et des autres n’étaient peut-être pas tellement lointaines, et du moins, Anatole France n’était certainement pas cet écrivain institutionnel emblématique des vieilles valeurs fossilisées dénoncées par Aragon dans Un Cadavre. Ceci nous semble un fâcheux contresens.

Parmi les auteurs les plus virulents de ce pamphlet figurait en effet Louis Aragon[14]. Il est vrai que rapprocher Aragon d’Anatole France pourrait paraître pour le moins surprenant tant ces deux auteurs sont différents. Pourtant, à y bien regarder, le mentir vrai les rapproche inopinément[15]. Aragon reconnaît ainsi les traits mêmes constitutifs de sa personnalité : “A chaque instant je me trahis, je me démens, je me contredis. Je ne suis pas celui en qui je placerais ma confiance[16].” Anatole France, en parlant de lui-même de cette manière tout aussi malicieuse, ne dit pas autre chose : “Pour rendre la vie douce à autrui, il n’est pas nécessaire d’être dur à soi-même. Défiez-vous des bourreaux de soi ; ils vous maltraiteront par mégarde[17].” Notre auteur reconnaît d’ailleurs au génie (à propos de Renan, mais de manière subversive à propos de lui-même) un devoir de contradiction[18] :

“Il ne faut juger le génie à notre mesure : il faut lui laisser plus de liberté que nous n’en pouvons prendre, ni même concevoir. Il s’est parfois contredit ; ne lui en faisons pas un trop lourd grief. C’est le droit des hommes qui, comme lui, sont capables d’examiner les questions sous divers aspects. Ah ! Messieurs, la vérité ne peut être atteinte sans détours. Celui qui ne s’est jamais contredit risque beaucoup de s’être toujours trompé[19].”

Louis Aragon érige le mentir vrai au rang d’un art constitutif de sa poétique : son exigence de sincérité envers le plus grand nombre est toujours troublée par une disposition à la complexité, au déguisement, au masque. Le mentir vrai demeure pour Aragon une manière de montrer au lecteur la complexité et toutes les faces de l’humain. Aragon s’inscrit lui-même dans cette grande mouvance et l’apparent désordre de son évolution littéraire non linéaire a bien souvent valu à ses adversaires de se servir de ses propres textes écrits quelques années auparavant, en totale opposition avec les textes visés sur le moment. De fait, le collage est l’une des principales originalités d’Aragon. Daniel Bougnoux prouve, dans Blanche, ou l’Oubli d’Aragon[20], que c’est son appropriation et ses collages de différentes trouvailles préexistantes – qui vont de l’écriture automatique au romantisme ducassien, de la poésie des troubadours à l’errance nervalienne jusqu’au réalisme socialiste d’un Romain Rolland – qui fondent l’invariant original de son œuvre. Entre Anatole France et Aragon, serions-nous face à deux auteurs aux œuvres palimpsestes ?

Cette originalité d’Aragon, nous la retrouvons bien plus tôt dans l’histoire littéraire chez Anatole France. Notre auteur n’hésitait pas lui non plus à utiliser l’art du collage, nous l’avons souvent vu ; il résume ceci dans une seule parole : “Qu’importe que le rêve mente, s’il est beau ?[21]” Dès lors, le mentir vrai francien, symptôme s’il en est d’un scepticisme créateur et relativisant, n’est autre qu’un bon moyen d’offrir au lecteur la partance, et au héros littéraire la possibilité d’assouvir son Désir dans un univers expérimental aux semblances du réel. Nous l’avons dit, c’est l’une des conditions sine qua non de la transformation d’un imaginaire en philosophie du monde[22] :

“Si on doute, il faut se taire ; car, quelque discours qu’on puisse tenir, parler, c’est affirmer. Et puisque je n’avais pas le courage du silence et du renoncement, j’ai voulu croire, j’ai cru. J’ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes[23].”

Le mentir vrai francien, issu lui-même sans doute de la manière qu’avaient les écrivains du IInd Empire de détourner savamment le regard de la censure, est devenu chez notre auteur un système poétique à part entière, ce qui le rapproche vraisemblablement, du moins sur cet aspect particulier, de Louis Aragon.

Ainsi, Marie-Claire Bancquart voit parmi les héritiers directs d’Anatole France des écrivains aussi divers que Jules Renard, Huxley, Supervielle ou Queneau. Il nous semble en fait que l’influence que put avoir Anatole France sur le XXe siècle est plus diffuse que ceci. Certes, après les virulentes attaques des surréalistes à l’encontre de notre écrivain, la renommée littéraire de ce dernier fut certainement moins importante que de son vivant. Mais n’oublions pas qu’Anatole France faisait encore partie des grands auteurs classiques étudiés non seulement dans les écoles, mais aussi dans les universités, au moins jusque dans les années 50[24]. De fait, les champs d’investigation de France étaient tellement vastes, tout comme ses trouvailles, qu’on ne peut ignorer sa contribution à l’histoire littéraire.

Certes, ce ne sont pas les textes produits lors de la période du Parnasse qui ont pu laisser une trace profonde chez Baudelaire ou Mallarmé, même si ce dernier, tout comme Verlaine, a subi les éclairs d’une homérique colère francienne en 1875. Cependant, en 1876, c’est bien Anatole France qui dirige, aux côtés de Coppée et de Banville le troisième numéro de la revue Le Parnasse contemporain. Il est souvent considéré comme l’un des historiens du mouvement, au même titre par exemple que Louis-Xavier Ricard[25], que des Essarts[26] ou que Plessis[27]. C’est ici que France rencontre la baronne de Baye, auteur d’un Thaïs. Evidemment, le plus connu de ces historiens sera Hérédia. Dans cette optique, Anatole France ne peut avoir eu qu’un effet indirect sur tous ceux que le Parnasse a influencés par la suite, dont Rimbaud, jusque vers les années 1920, lorsque les règles de la prosodie classique sont détrônées par les destructurations de Cendrars, d’Apollinaire et des courants pré-surréalistes.

Cependant, la période inaugurée par la querelle du Disciple (commençant vers 1887) est beaucoup plus fondamentale. Anatole France a, historiquement, bel et bien laissé une trace profonde. D’une part, on ne saurait évoquer l’affaire Dreyfus sans se remémorer l’importance du soutien de notre auteur pour la révision du procès. D’autre part, d’un point de vue plus politique, la Séparation de l’Eglise et de l’Etat du 9 décembre 1905 trouvait un grand support idéologique dans l’engagement francien. On ne saurait ainsi parler de l’histoire française de la laïcité[28] sans citer l’apport d’Anatole France[29]. Ses autres contributions historiques sont nombreuses et faciles à retrouver dans la plupart des livres d’histoire[30]. Cependant, bien plus complexes sont les influences de notre auteur sur l’histoire littéraire. Certains verront la contribution d’Anatole France dans le genre du roman historique, avec Les Dieux ont soif (1912), aux côtés de Flaubert, de Balzac, de Mérimée, ou encore de Hugo, de Gautier et de Zola. D’autres considéreront Thaïs (1890) comme l’une des œuvres importantes du courant décadent, aux côtés de Huysmans, de P. Louÿs ou de P. Adam. Certains verront aussi en Anatole France un grand auteur de la littérature d’anticipation avec L’Ile des Pingouins (1908) et surtout Sur la pierre blanche (1905). Ainsi, des auteurs comme H. Mann[31], A. Huxley[32] ou même A. Machado[33] seront directement – et explicitement – influencés par Anatole France.

Toutefois, l’ascendant francien ne nous paraît pas s’arrêter là. L’ironie francienne, elle-même fortement ancrée dans un héritage voltairien et débouchant sur une vision païenne du monde, n’est pas étrangère à un personnage aussi opposé à Anatole France que Charles Maurras. Les influences franciennes sont notamment perceptibles dans Anthinéa, aux fameuses pages anticléricales, ouvrage écrit par Maurras en 1895 à la suite d’un voyage en Grèce. L’ironie de l’histoire retiendra que cet ouvrage, selon son auteur le plus important, fut réédité en 1919, et que Maurras lui retira pour l’occasion les pages les plus antireligieuses – les plus proches de la pensée francienne – pour ne pas déplaire aux partisans d’extrême-droite de l’Action française, fermement catholiques.

Plus proche de nous, Michel Tournier considère encore l’écriture francienne comme une importante influence. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir les multiples sympathies que l’auteur du Roi des aulnes entretient avec la littérature de France. Il nous suffit d’évoquer la démarche scripturale de Tournier qui est lui aussi l’auteur d’un Balthazar[34]. Il utilise un mécanisme mythologique fort contraignant, qui se substitue le plus souvent dans une grande part à la psychologie de ses personnages, et qui détermine leur destinée entière. Dès lors, son style incisif n’a d’autre but que de rendre dans toute sa violence la force et l’audace des thèmes dépeints. Anatole France ne contredirait pas cette manière de concevoir le métier littéraire. Le ton est cynique, mais toujours pour dépeindre du plus général au plus particulier la volupté du monde, d’un point de vue sensuel et incarné. Nous reconnaissons cette conception proche de la manière francienne notamment dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) et dans Le Roi des aulnes (1970).

Cependant, nous ne saurions ici nous borner à établir un catalogue – vain et utopique – des auteurs influencés par Anatole France. Notre propos serait plutôt d’illustrer combien la vaste et originale philosophie du monde d’Anatole France, sécrétée par l’écriture du Désir, s’est trouvée à la croisée de nombreux chemins, et comment elle a pu inaugurer bien des champs d’interrogation repris par tout le XXe siècle littéraire, après 1913[35].

Ces chemins, nous pouvons au moins en voir trois.

Le premier recoupe toutes les interrogations épistémologiques d’Anatole France sur les rapports étroits entre l’homme et la science, d’une part, et aussi entre la science et la religion. Autrement dit, le questionnement francien sur les apports de la science et ses conséquences sur la pensée et la destinée humaines, annonce en substance les interrogations épistémologiques du XXe siècle. Anatole France n’a cessé de démontrer que la science pouvait être un instrument de connaissance extraordinaire et inédit, emmenant l’homme vers un savoir toujours plus précis sur lui-même et sur son univers. Cependant, il a aussi, dans le même temps et de manière intimement liée, envisagé les limites de la science. Il le dit et redit tout au long de Vie littéraire, mais aussi dans de multiples réflexions émaillant Les Opinions de M. Jérôme Coignard, La Vie en fleur ou surtout Histoire contemporaine .

“Noyés dans l’océan et dans l’espace, nous avons vu que nous n’étions rien, et cela nous a désolés… Nous n’avons plus d’espérances et nous ne croyons plus à ce qui consolait nos pères. Cela surtout nous est pénible… Avec la foi et l’espérance nous avons perdu la charité ; les trois vertus qui, comme trois nefs ayant à la proue l’image d’une vierge céleste, portaient les pauvres âmes sur l’océan du monde, ont sombré dans la même tempête. Qui nous apportera une foi, une espérance, une charité nouvelles ?[36].”

Gréard[37], dans la Réponse au discours d’Anatole France à l’Académie, lui répondra :

“Les encyclopédistes avaient foi dans l’homme, dans le progrès infini des sciences et de la raison. La science a perdu pour vous la sérénité de ses espérances. Vous êtes un encyclopédiste désenchanté[38].”

Cette réflexion est bien entendu inscrite dans les interrogations du temps, face notamment au scientisme, au positivisme et au darwinisme. L’émergence des sciences apporte son lot d’inquiétudes épistémologiques et cette interrogation poussera Jean Rostand à publier les Pensées d’un biologiste en 1939, où nous retrouvons de manière symptomatique le questionnement anxieux de France posé sous la plume du fameux biologiste philosophe. Toutefois, force est de constater que le XXe siècle a donné raison au trouble d’Anatole France. Autant la science a tenté de guérir les hommes, parfois avec d’extraordinaires succès, autant elle a pu connaître d’immondes travers, les pires étant vraisemblablement les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, et l’eugénisme hitlérien[39]. Dès lors, les actuels soucis de la bioéthique tombent bel et bien sous le coup d’une pensée francienne fort contemporaine, en l’occurrence. Même en 2001, “il y a dans l’étude des sciences un fond d’orgueil et d’audace amère[40].”, fond d’orgueil qui devrait vraisemblablement parfois nuancer l’enthousiasme des exaltantes découvertes scientifiques.

Anatole France demeure ainsi, en cette période à cheval entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, écartelé entre deux directions opposées : l’exaltation de l’érudition et de la connaissance pouvant servir au bien de tous, sous-tendue par le Désir de comprendre notre existence et notre univers, reste une nécessité dont la tradition humaniste remonte, au moins, à la philosophie présocratique. Anatole France pourrait faire sienne la réflexion de Lucrèce que nous citions pour inaugurer notre développement – mais qu’Anatole France aurait relativisée :

“Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sur le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier un Grec, un homme, osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser[41].”

Mais le pessimisme francien, issu d’une attitude sceptique imposant un doute sans faille, fait de l’homme un être trop irresponsable pour gérer ses connaissances de manière humaniste et désintéressée : “Le fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux, cruel, féroce[42].” Rousseau est coupable d’avoir fait croire au contraire. Ses idées sont “les plus fausses et les plus funestes que jamais l’homme ait eues sur la nature et sur la société[43].” Cette appréhension du monde par le doute est certainement l’un des ferments de la pensée contemporaine, elle-même héritière du XVIIIe siècle français qui a mené jusqu’à la Révolution[44]. Anatole France applique donc à l’homme une vision bien paradoxale, qui caractérise son humanisme sceptique nulle part démenti : d’un côté, l’homme est capable des plus beaux rêves et des plus grandes découvertes, ses aspirations rejoignent les plus exaltantes utopies ; mais d’autre part, il est aussi capable des plus vastes destructions, des plus graves irrespects envers son semblable. Et finalement, dans la réalité, c’est le pôle sombre de l’homme qui l’emporte, alors que c’est l’homme lui-même qui souffre de sa violence et de son manque d’humanité – ou d’humanisme. Ce paradoxe tenaille Anatole France tout au long de la fondation de sa philosophie du monde. Toutefois, notre auteur préfére les beaux rêves – même s’ils entraînent des doutes – aux grands cauchemars du réel.

L’idéalisme humaniste francien est donc paradoxal, et la notion d’absurde francien naît de ce paradoxe : comment les hommes peuvent-ils être tellement contradictoires, pourquoi n’unissent-ils pas leurs efforts pour lutter contre l’aridité universelle dans la fraternité au lieu de s’entre-dévorer ? Comment ne peuvent-ils pas rechercher, alors qu’il en ont les moyens, le meilleur des mondes, c’est-à-dire le plus grand bien accessible à tous, d’un point de vue sociologique autant qu’individuel ? Ce questionnement caractéristique d’un socialisme humaniste du XIXe siècle, mais repris dans une philosophie du monde originale, est sans doute le deuxième chemin fondamental qui est sinon inauguré, du moins mis en exergue par la pensée francienne.

L’écriture du Désir fonde en effet une morale, une herméneutique et une heuristique[45] qui ont pour but d’offrir à l’homme la possibilité de se défaire des chaînes de tous les esclavages[46] afin de regagner l’honneur d’être libre[47], d’être un homme moins malheureux, c’est-à-dire pacifié. Cependant, force est de constater que cette liberté, dans le réel, est inapplicable car utopique. C’est justement cette absurdité qui pousse Anatole France à réclamer cette liberté de manière révoltée. C’est parce que cette liberté est utopique qu’il faut la défendre, parce qu’elle est pure, pour ainsi dire absolue. Pourtant, dans le même temps, la conscience de cette utopie exalte aussi la conscience de l’absurdité du monde. Avec d’infinies précautions, nous ne pouvons que penser ici à une autre philosophie, celle d’Albert Camus[48], qui tire ses racines de questionnements similaires :

“La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière. Elle est métaphysique parce qu’elle conteste les fins de l’homme et de la création. L’esclave proteste contre la condition qui lui est faite à l’intérieur de son état ; le révolté métaphysique contre la condition qui lui est faite en tant qu’homme[49].”

Nous voyons qu’Anatole France avait déjà une grande conscience de l’absurdité du monde, et que le darwinisme ne suffisait pas à l’expliquer, même s’il la rationalisait. La rationalisation de la souffrance rend la souffrance encore plus absurde, puisqu’on souffre. Cette conscience francienne de l’absurde – absurde personnifié chez Anatole France par la réclusion et l’inertie[50] – pousse notre auteur à se révolter par le Désir pour acquérir enfin la liberté. Ecrire le Désir, c’est dans une certaine mesure dire l’absurde, et c’est le repousser de nous dans le même temps ; c’est l’habiter de sens. L’écriture du Désir annonce ainsi un vaste mouvement littéraire qui ira de Camus à Ionesco, en passant par Beckett et Kafka. Anatole France rejoint la pensée de Nietzsche – sans la connaître, comme nous l’avons dit[51] –, lorsque ce dernier annonce qu’“aucun artiste ne tolère le réel[52].” De fait, la reconstruction du réel par le mythe menée par Anatole France pour détruire l’incompréhensible est symptomatique d’une pensée nietzschéenne qui engendrera elle-même la plupart des grands courants de l’absurde que connaîtra le XXe siècle littéraire. Selon nous, Anatole France pourrait être l’un des initiateurs de ces courants.

Le troisième chemin qu’inaugure Anatole France réside dans la conscience de l’emprise possible de l’imaginaire sur le monde réel. Certes, ceci n’est pas une trouvaille strictement francienne, elle est dans l’air du temps, peut-être issue pour une grande part des différents courants romantiques et symbolistes[53]. Cependant, Anatole France fait sienne cette constatation rejoignant d’ailleurs le mentir vrai qui se retrouvera avec force chez Aragon. Plus précisément, Anatole France est sans doute en avance sur son temps sur deux points précis, issus de la constatation que l’imaginaire peut se substituer avec profit – parfois même par nécessité – au réel.

D’une part, Anatole France pressent l’inconscient psychanalytique qui révolutionnera l’histoire de la pensée, de Jung à Freud[54]. Il le prouve de façon explicite dans « L’œuf rouge » et dans Thaïs, mais aussi dans Histoire comique et même dans Les Désirs de Jean Servien (dès 1882, donc). Ce fait, à partir de 1890 (date de la parution de Thaïs), devient manifeste dans toute son œuvre. C’est d’ailleurs connexe à l’émergence du Désir dans l’œuvre francienne, et correspond peu ou prou à la querelle du Disciple.

Par cet aspect, notre auteur paraît bien en avance sur son temps. Par exemple, les romans psychologiques de son époque, d’un Paul Bourget ou d’un Zola, semblent fonder leur étude psychologique davantage sur les mœurs ou sur l’influence du milieu social engendrant la déperdition de l’individu, que sur la part incontrôlable de l’intériorité elle-même de cet individu. Anatole France reconnaît de manière explicite que l’homme n’est pas destiné à maîtriser ses agissements par son intelligence, et que son Désir se substitue bien souvent à sa volonté. Si l’origine sociale et éducationnelle y sont partie intégrante, comme on le voit dans Les Désirs de Jean Servien ou dans « L’œuf rouge », la part inconsciente de l’individu détermine son destin de manière encore plus profonde. Ceci nous conforte dans l’idée que le scepticisme est lui-même une sécrétion du Désir, puisque le doute est une sorte de censure luttant contre le Désir de l’inconscient. Puisque ceci est reconnu par Anatole France, toutes les normes ayant cours dans le réel sont donc déplacées : la justice ne peut s’appliquer à des humains qui ne sont pas entièrement responsables de leurs actes[55] ; notre vision du monde ne peut être soumise au bon vouloir d’un Dieu qui a tout prévu[56] ; notre société ne peut être fondée sur des dogmes remettant en cause notre Désir et son assouvissement, puisque seule cette instance motive notre existence tout entière[57]. Ainsi, l’inconscient francien, conséquence directe de la structure du Désir, pourrait être une des importantes contributions de la philosophie francienne dans l’histoire littéraire. Par les rapports engendrés entre Désir et frustration, Anatole France fonde une sorte de « psychanalyse » – avant la lettre – illustrant avec précision les tensions internes de notre je en prise avec le monde social et ses préjugés coercitifs, en prise également avec l’univers voilé aux lois incompréhensibles, mais aussi avec sa propre individualité, selon son histoire et son éducation. Dans cette optique, nous sommes ici face à une tragédie du Désir, ni plus ni moins, qui reste d’une grande modernité. La description francienne de la liberté de l’homme est donc, par cet aspect fondamental, très contemporaine.

De la même manière, l’attitude phénoménologique des héros franciens, qui injectent leur intériorité dans le monde par l’intermédiaire de leur regard, est également remarquable. Anatole France n’invente pas ce procédé qui existe déjà par exemple chez Balzac[58]. Toutefois, ce procédé faisant partie intégrante de la poétique francienne et directement issu du Désir, est chez notre auteur expérimenté dans des limites extrêmes, d’autant que cette caractéristique est représentatif d’une structure poétique finement systématisée. Ce système subversif replace l’homme au centre de l’univers. C’est là son aspect métaphysique – quoique Anatole France refuse toute métaphysique : le monde n’existe que parce que l’homme le regarde, il lui est soumis par le pouvoir de l’œil. Dans ce cas, les illusions qui nous entourent disparaissent, parce qu’elles deviennent habitées et donc déchiffrables. Certes, c’est la plus forte expression du mentir vrai francien, puisqu’il suffit à l’homme de regarder le monde pour s’injecter en lui, et pour s’y substituer : le monde devient donc à jamais voilé, et ce voile anthropologique, issu directement des profondeurs de l’homme qui regarde le monde, nous éloigne d’autant plus de la vérité. Mais cette conséquence est justement le point de départ de la philosophie francienne du monde. C’est ici que nous voyons combien l’imaginaire faiseur de mythes prend le pas sur la réalité chez Anatole France. Le mythe concurrence le réel, le remplace et finalement institue un principe d’équivalence entre les choses – principe fortement ancré dans le scepticisme francien issu du Désir et non l’inverse : peu importe dans quoi nous sommes puisque nous y sommes, peu importe ce que nous voyons puisque nous le voyons. Dès lors, regarder le monde revient à regarder l’homme, et dépeindre le monde revient à dépeindre en profondeur l’homme lui-même. La vérité n’existe plus, seul le cœur des choses s’y substitue, déchiffrable et à portée de regard. Eriger l’imaginaire humain en principe d’une philosophie du monde revient à rendre le cœur des choses palpable, après une quête qui n’est plus absurde[59]. Nous ne pouvons certes atteindre le logos que dans le mythe, mais puisque l’univers entier est un mythe à partir du moment où il est regardé, cette quête herméneutique prend tout son sens, simplement parce que l’imaginaire humain est replacé au centre de l’équation et que c’est lui qui crée le monde où il évolue lui-même. Ce huis-clos anthropologique dans lequel nous nous trouvons naturellement – notre réalité charnelle – n’est plus à combattre, il trouve ici toute sa justification et devient même une nécessité réclamée : c’est par lui que nous pouvons trouver le sens de notre existence ; la réclusion est devenue une instance faisant partie intégrante de notre liberté. Elle n’est pas seulement coextensive de la révolte du Désir : elle est le premier principe de connaissance de soi et du monde, à partir du moment où nous avons conscience d’elle, ce qui implique une conception phénoménologique de notre intériorité comme perpétuel projet vers les choses. L’imaginaire, chez Anatole France, a donc une fonction nécessaire et subversive : c’est lui qui replace l’homme au cœur du monde. La plus grande fonction humaine, pour Anatole France, est sans doute celle d’imaginer. Or, cette fonction humaine est celle que Darwin n’avait pas prévue…

Nous voyons que l’écriture francienne du Désir – ainsi que la philosophie qu’elle sécrète – n’est pas, pour ainsi dire, une source d’influences facile à cerner précisément dans l’histoire littéraire du XXe siècle. Elle est le témoin d’un temps précis, qui analyserait le monde sous le jour de la quotidienneté, immergée dans les inquiétudes du présent, et démontre dans cette perspective un certain classicisme ainsi qu’une certaine sympathie pour les topoï. Mais elle est aussi, dans le même temps, une littérature de combat, de refus, de révolte, sous-tendue toutefois par un humanisme qui se projette dans l’intemporel. Elle est le fruit de différents paradoxes : héritière des philosophies grecques épicuriennes ou plus largement, présocratiques[60], mais aussi des mouvements humanistes du XVIe siècle, de la poésie scientifique d’un Maurice Scève[61] à l’érudition d’un Erasme[62], d’un humanisme voltairien et d’une philosophie illuminée d’un XVIIIe siècle[63], elle est pourtant fondamentalement ancrée dans la modernité du XXe siècle. Elle annonce les prémisses de la pensée de Freud et de Husserl. Elle est également profondément enracinée dans l’absurdité du monde, tandis qu’elle recherche par la révolte le sens profond de l’existence humaine, en usant d’une poétique humaniste autant que tendrement ironique. Elle ne se leurre pas et son utopie est fondée avant tout sur les travers de l’homme, preuve justement d’un humanisme sans faille. Autant l’écriture du Désir replace l’homme au centre de l’univers, autant elle lui reconnaît tous ses défauts. Cependant, débordante d’une espérance solide et consciente, elle est en quête perpétuelle d’un sens du monde et elle fonde une philosophie individuelle mais non départie d’universalité, débarrassée pourtant de tout dogme, laissant le lecteur libre de l’accepter ou de la refuser. Cette somme de paradoxes qu’elle contient en son sein reste extrêmement significative des paradoxes même qui seront ceux du XXe siècle tout entier. L’écriture du Désir annonce notamment les horreurs qui auront lieu bien après la mort de notre auteur. Mais elle espère aussi que l’homme pourra y faire face s’il respecte le sens profond de son Désir pour vaincre l’absurdité du monde. Là se situerait peut-être son invariant.

L’écriture du Désir est donc en demi-teinte. Elle n’est pas tout à fait optimiste, mais pas non plus entièrement pessimiste. Et surtout, elle croit en l’homme au centre de son destin, proclamant la liberté de chacun à disposer de lui-même au-delà de tout esclavage et de tout chaos. C’est avant tout une philosophie du monde qui permet d’affirmer le moi le plus intime comme centre de l’immensité universelle, le temps d’une existence, avec toutes les responsabilités et toutes les souffrances que ceci comporte, avec cependant une confiance souriante. L’écriture du Désir est une philosophie du monde annonçant et réclamant, au bout du compte, une paix et une sérénité sans mesure afin que nous jouissions d’une existence au bonheur assumé et à l’imaginaire triomphant, dont la force déplace les montagnes…

 


[1] C’est quatre fois plus qu’aux obsèques de Jean Paul Sartre…

[2] Voir L’Humanité du 13 et du 16 octobre 1924.

[3] Breton sera pris à son propre piège lorsque les exclus du mouvement surréaliste rédigeront à son encontre un autre pamphlet intitulé lui aussi Un Cadavre, en janvier 1930.

[4] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p.LXIII.

[5] C’est surtout sur ce point semble-t-il que le surréalisme diverge de la poétique francienne.

[6] André Breton, Du Surréalisme en ses œuvres vives, 1953, Société nouvelle des Editions Pauvert, Paris, 1979, p.360-361.

[7] Evidemment, la différence fondamentale entre Désir francien et désir surréaliste provient des travaux de Freud qui avaient toute la sympathie des surréalistes.

[8] In André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, René Henriquez, Bruxelles, 1934.

[9] A propos d’Anatole France et de Nietzsche, Voir supra, note 43 p.412.

[10] Voir A. Breton et P. Eluard, Editions surréalistes, Paris, 1930.

[11] En 1932, les surréalistes yougoslaves éditent « L’Enquête sur le Désir ».

[12] Maurice Nadeau, cité par Pierre Dubrunquez in « Surréalisme », Encyclopaedia Universalis, 21-893 c.

[13] Nous parlons ici du 18ème numéro de la Revue surréaliste, où des classements sont établis non pour classer, mais pour déclasser les écrivains. En premiers viennent Breton et Soupault, tandis qu’en dernier viennent Henri de Régnier, Foch et… Anatole France.

[14] Son article s’intitule d’ailleurs : “Avez-vous déjà gifflé un mort ?”

[15] Nous nous fondons ici sur l’article de D. Bougnoux écrit dans « Aragon », n° spécial, Silex, Grenoble, 1978.

[16] In « Révélations sensationnelles », revue Littérature, 13.

[17] Anatole France, Génie latin, p.49.

[18] Cela va tout à fait dans le sens de la critique impressionniste préconisée par notre auteur.

[19] Anatole France, fragment du discours pour le centenaire de Renan, publié par Claude Aveline dans la Grande Revue, octobre 1925, p.544.

[20] D. Bougnoux, Blanche, ou l’Oubli d’Aragon, La Découverte, Paris, 1974.

[21] Anatole France, Le Temps, Vie à Paris, 4 avril 1886 (article non recueilli en volume.)

[22] Voir supra, III.3.2, p.483.

[23] Anatole France, Vie littéraire, III., préf., p.XI.

[24] M. Yves Battistini, ami de René Char et d’Albert Camus, nous a affirmé que ce dernier avait bien étudié Le Livre de mon ami durant ses études classiques. Cela prouve qu’Albert camus avait parlé au moins une fois d’Anatole France à Yves Battistini, même si son nom n’est nulle part cité dans l’œuvre camusienne (source : correspondance personnelle de janvier 2000). D’autre part, nous savons que les textes d’Anatole France donnaient lieu au moins jusqu’en 1974 à des dictées d’examen d’entrée en 6ème.(Il suffit pour cela de feuilleter les recueils d’examens d’entrée en 6ème qui paraissaient chaque année aux éditions Mirande, Saverdun, à l’adresse des instituteurs; de même, chaque année, aux examens du Certificat d’étude, au moins un département proposait aux élèves une dictée extraite des textes franciens, aux côtés de Pagnol, de Bosco ou de Troyat.) Nous y voyons là encore l’héritage de la laïcité prônée par Anatole France, reconnue en quelque sorte par l’école publique toutes ces années après.

[25] Aristocrate d’extrême gauche (1843-1911).

[26] 1839-1909, auteur des Poèmes de la Révolution.

[27] F. Plessis est l’auteur de La Lampe d’argile, qui dépeint la vie de Septime Sévère, qui a influencé Anatole France dans l’écriture de « L’œuf rouge ».

[28] Voir notamment supra, note 13 p.168.

[29] Nous retrouvons encore aujourd’hui cette influence en lisant Le Canard enchaîné, journal satirique dont le premier numéro date du 10 septembre 1915 (fondateurs : Maurice et Jeanne Maréchal), mais dont la parution régulière date du 5 juillet 1916. Anatole France y écrit aux côtés de Tristan Bernard et de Jean Cocteau.

[30] Nous retiendrons ici comme les plus emblématiques les positions de France pendant l’affaire de Panamà (dès 1889), et lors des prétentions coloniales sur le Maroc de la France et de l’Allemagne (dès 1890), et surtout durant de la première guerre mondiale, où Anatole France réclame presque contre l’avis de tous – on part à la guerre la fleur au fusil – un accord pacifique avec l’Allemagne. Ces prises de position sont narrées dans le détail, pour la période courant de 1896 à 1901, sous la parole de Bergeret dans Histoire Contemporaine. Nous n’omettons pas de mentionner le soutien de France à Jaurès, son amitié avec Blum, ainsi que sa lutte pour les universités populaires. Nous ne saurions oublier la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme au lendemain de l’affaire Dreyfus.

[31] Henrich Mann (1871-1950) est le frère aîné de Thomas Mann et l’auteur du roman historique Henri IV; le roman Les Dieux ont soif fut l’une des influences majeures de cet auteur.

[32] Aldous Huxley (1894-1963) est l’un des plus fameux auteurs britanniques de romans utopistes et d’anticipation. C’est l’auteur du célèbre Meilleur des mondes (Brave New World, 1932), et il reconnaît explicitement l’héritage d’Anatole France sur sa philosophie utopique après avoir été influencé par Gide dans Contrepoint (Point Counter Point, 1928.)

[33] Antonio Machado (1875-1939) est un auteur espagnol. Dans Soledades (1902), il s’évade du spleen quotidien en utilisant le mythe, l’illusion et la rêverie à la manière d’Anatole France. Plus précisément, Machado est influencé par Anatole France lorsqu’il expérimente un vaste dédoublement de son moi qui atteint la plénitude de son existence par le truchement de l’Autre, de la même manière que les problématiques franciennes du moi et de l’Autre exposées dans Les Désirs de Jean Servien (1882), dans Le Lys rouge (1894), et dans Histoire comique (1903). Nous reconnaissons surtout ce système dans Campos de Castilla, et dans Juan de Mairena (in Poesìas completas y prosas completas, O. Mactì dir., éd. Espasa-Calpe-Fundacìon Antonio Machado, Madrid, 1989). Il faut noter que Machado rencontra Anatole France ainsi qu’Oscar Wilde lors d’un voyage à Paris en 1899.

[34] Il s’agit de Gaspard, Melchior et Balthazar, roman publié en 1980.

[35] 1913 est la date de parution d’Alcools d’Apollinaire, qu’on cite traditionnellement comme œuvre inaugurant le XXe siècle littéraire.

[36] Anatole France, Vie littéraire, III, Pourquoi sommes-nous tristes ?, p.7-9.

[37] Octave Gréard, académicien, est un grand pédagogue du XIXe siècle, auteur notamment de L’Esprit de discipline dans l’éducation (1883).

[38] Source Bibliothèque Nationale.

[39] En filigrane, nous devinons toutes ces terreurs dans L’Ile des Pingouins et dans Sur la pierre blanche. Voir supra, I.2.4.b, p.192, et II.1.2.b, p.243.

[40] Anatole France, Vie littéraire, I, p.23.

[41] Lucrèce, De la nature, traduction d’A. Ernout, Paris, Belles Lettres, coll. « Guillaume Budé », 1947, p.5-6.

[42] Anatole France, idem, IV, p.48.

[43] Anatole France, idem, I, p.88.

[44] Voir notamment supra, II.3.3.b, p.353.

[45] Voir supra, III.3, p.479.

[46] Certes des esclavages sociaux ou historiques, issus de préjugés, de croyances ou de dogmes. Mais aussi de l’esclavage issu de la condition même d’être un humain en prise avec le temps et la mort.

[47] Voir supra, III.3.3, p.488.

[48] Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, montre que ce qui est absurde, c’est la confrontation de l’irrationnel du monde et “de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.” (cité par P. Brunel, « Absurde », Encyclopaedia universalis, 1-68c.) Le mouvement littéraire de l’absurde émerge après l’horreur de la deuxième guerre mondiale, pour se poursuivre jusque dans les années soixante, avec le théâtre de Beckett et d’Ionesco.

[49] Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951, p.41.

[50] Voir supra, III.2, p.430.

[51] L’appréhension de l’absurde chez Anatole France ne pouvait être issue que des nihilistes russes, puisque Nietzsche n’a été traduit en intégralité en Français que dans les années 40, par G. Bianquis. Auparavant, on n’avait de Nietzsche qu’une vision parcellaire, correspondant un peu à la mode nihiliste de la fin du siècle ; nulle part Anatole France ne mentionne la pensée nietzschéenne, alors qu’il s’appuie ouvertement sur Tourguéniev dans La Révolte des anges pour fonder les personnages de Zita et d’Arcade. Voir supra, note 13 p.412. Dès lors, il me semble que si France a une certaine appréhension de l’absurde, ce ne peut être au travers de Nietzsche. Ainsi, si la pensée francienne semble annoncer, ou plutôt pressentir l’absurde camusien, c’est plutôt par le truchement du nihilisme russe. Peut-être est-il donc péremptoire de rechercher un héritage de la pensée de Nietzsche chez Anatole France.

[52] Cité par Albert Camus in L’Homme révolté, idem, p.317.

[53] Nous ne pouvons certes pas ici entrer dans ce débat. Pour plus de détails, voir H. Peyre, Qu’est-ce que le romantisme ?, P.U.F., Paris, 1971.

[54] Nous pensons que l’acception de l’inconscient de France dépasse de loin, en modernité, celle de Hartmann issue de Schopenhauer. Voir supra, II.3.1.a, p.289, et I.3.2.d, p.226.

[55] Cela sera une thématique qui intéressera particulièrement Marcel Jouhandeau, par exemple dans Astaroth (1960) ou dans Trois Crimes rituels (1962).

[56] Cette problématique que nous trouvons surtout dans L’Ile des Pingouins et dans La Révolte des anges, nous la voyons également chez P.-J. Jouve chez lequel le désir se substitue à toute prédestination, pour donner naissance à l’homme excrémentiel.

[57] Le Désir francien est similaire à celui que met en récit Julien Green dans Le Voyageur sur la terre, 1925, et dans Moïra, 1950.

[58] Voir J.-P. Richard, “Corps et décors balzaciens”, Etudes sur le romantisme, Seuil, Paris, 1970.

[59] Voir supra, III.2.2. p.467 et sqq.

[60] Voir supra, 1.2.1.a, p.130.

[61] Voir supra, I.1.2.d., p.63.

[62] Voir supra, note 107 p.47.

[63] Voir supra, note 93 p.46.

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