II.3.1.b) L’acception francienne de l’inconscient
“L’histoire tout entière de l’humanité, remplie de supplices, d’extases et de massacres, est une histoire de déments et de furieux.”, Anatole France, Histoire comique, Pléiade, tome III, p.913.
Chez Anatole France, l’inconscient est pressenti comme une force poussant le moi à agir en dehors de toute motivation rationnelle. Cependant, la caractéristique de cet inconscient francien est d’offrir une double lecture. En effet, si les héros littéraires mus par cette instance ne se rendent pas compte de l’irrationalité de leurs gestes, le lecteur, lui, a tout le loisir d’assister à l’émergence de cet inconscient et de se questionner sur l’essence même des agissements humains. Anatole France s’inscrit totalement dans l’air du temps, puisqu’en pressentant l’existence de l’inconscient – avant l’heure freudienne – il trouve là une nouvelle preuve que chez l’homme, aucun agissement ne peut être soumis intégralement à l’intellect : ceci relativise encore ce qui est censé être immuable chez l’homme. Parce qu’il agit pour une grande part sous le joug de son inconscient, l’homme est encore moins déterminé qu’il y paraît. Non seulement il est au cœur d’un univers aux finalités invisibles, mais de plus, si l’existence humaine a bien un but et une fonction, elle n’est même pas motivée par l’agissement humain lui-même. Le comportement humain, n’en déplaise aux béhavioristes[1], est donc selon Anatole France pour une grande part soumis à l’imprévisible[2]. Cette part d’inconnu intrinsèque déloge l’homme de tout destin tracé par avance, de toute divinité fatale et irrémissible. Ainsi, les hommes dogmatiques qui usent de tout leur pouvoir pour proclamer la vérité, et ceux qui, dans leur crédulité ou leur terreur, obéissent à ces faux dogmes, ne peuvent pas triompher du scepticisme[3]. Car qui sait finalement si les dogmes ne sont pas eux-mêmes le fruit de la part imprévisible de certains ? L’existence humaine est bien motivée par cette zone d’ombre, cet inconscient étrange et impérieux, qui n’est cependant évidemment pas encore scientifiquement défini, et qui laisse donc place à toutes les conjectures possibles. Ainsi, Anatole France peut prétendre aborder le monde d’une manière inédite qui permettra peut-être de creuser les apparences au travers d’une appréhension imaginaire et mythique de l’inconscient, et de rechercher le logos dans un questionnement salvateur et fondamental[4]. Nous allons voir en effet que l’instance même de l’inconscient recoupe le Désir francien, dans le sens où elle en offre les fondations. L’inconscient est une condition sine qua non de la partance[5], comme instance relativisante et diffuse, permettant une remise en question des agissements humains, et battant en brèche les dogmes et les vaines certitudes.
Nous avons une bonne appréhension de l’inconscient francien dans « L’Œuf rouge ». Cette nouvelle s’inscrit par ailleurs entièrement dans une tradition littéraire du XIXe siècle : un témoin scientifique et sérieux, spécialiste dans son domaine – et donc objectif – est censé relater un fait des plus réels à son interlocuteur. Pour autant, les allures scientifiques du récit masquent une fable, dont le sens est tout inscrit dans un scepticisme ironique coutumier à la pensée d’Anatole France. L’histoire est simple, de prime abord : un ami d’enfance du docteur N***, malingre et peu aimé de ses camarades, et surtout élevé dans une famille très particulière, devient un grand mathématicien, avant de sombrer dans la folie et le meurtre.
Nous sommes, faut-il le rappeler, dans une époque positiviste où on pense que la folie mentale est tout entière inscrite dans des désordres physiques de la matière cérébrale. Ainsi, lorsqu’un patient ne montre trace d’aucune lésion, un aliéniste est réduit à jouer de son savoir – totalement ignoré du patient – pour instaurer une relation thérapeutique avec lui. Il détient, au regard de la loi, un pouvoir absolu sur la liberté et le destin du patient, et la gageure qu’il doit relever est d’user de ce que Michel Foucault appelle une certaine tactique morale : le praticien devient pour le malade un thaumaturge[6] : dans cette fin de XIXe siècle, le psychiatre, ne pouvant évidemment tenir compte de l’inconscient, n’est absolument pas en mesure de faire la part entre une « vraie » maladie – d’origine physiologique – et une « fausse » maladie – d’origine psychotique ou névrotique. Il doit donc se borner à entraîner chez son patient une fausse guérison pour une fausse maladie.
Anatole France refuse cette optique dans « L’Œuf rouge ». Certes, le docteur N*** est un homme sérieux, voire insensible, par l’objectivité que confère l’habitude et le savoir. Le destin d’Alexandre le Mansel n’est devenu qu’un cas d’école, une anecdote à conter pour briller dans les milieux mondains. Pourtant, les symptômes décrits et les réponses apportées par N*** sont loin d’être satisfaisants, et Anatole France se fait un malin plaisir d’illustrer le ridicule de la science psychiatrique du praticien blasé. En effet, plus qu’un simple cas clinique à relater, Mansel incarne ni plus ni moins, de manière allégorique, une âme promise à l’ombre, guidée par son inconscient, c’est-à-dire finalement sous-tendue par le Désir. D’ailleurs, ce garçon semble prédestiné : “Il paraissait à la fois plus jeune et plus vieux qu’il n’était en réalité. Petit et fluet, il avait peur, à quinze ans, de tout ce dont les petits enfants s’effrayent. L’obscurité lui causait une peur invincible[7].”
Anatole France passe évidemment par une description physique approfondie de Mansel, puisqu’elle est issue du docteur N***, dans l’optique que nous avons mentionnée plus haut[8]. Dès lors, parce que Mansel est dépeint comme atteint d’une sorte de débilité physique, cette tare est censée tout naturellement refléter un désordre intérieur. Anatole France n’est guère avare de détails :
“Quant à ses yeux, ils étaient sans regard. Maintes fois, des étrangers le prirent pour un aveugle. Sa bouche donnait seule une physionomie à son visage. Ses lèvres mobiles exprimaient tour à tour une joie enfantine et de mystérieuses souffrances. Le timbre de sa voix était clair et charmant. Quand il récitait ses leçons, il donnait aux vers leur nombre et leur rythme, ce qui nous faisait beaucoup rire[9]. Pendant les récréations, il partageait volontiers nos jeux, et il n’y était pas maladroit, mais il y apportait une ardeur fébrile et des allures de somnambule qui inspiraient à quelques-uns d’entre nous une antipathie insurmontable[10].”
Pourtant, le docteur N***, bien malgré lui, reconnaît qu’il n’est pas aisé de pénétrer dans l’intériorité d’autrui : il finit par se lier d’amitié avec l’étrange garçon lors d’une excursion au Mont-Saint-Michel. En fait, cet épisode est troublant, car cette sympathie naissante n’est guère motivée que par une sorte de jeu curieux qui ne prête guère à conséquence ; Mansel, au milieu des vieilles pierres, est pris d’une sorte de délire mégalomaniaque :
“J’aurais voulu vivre du temps de ces guerres et être un chevalier. J’aurais pris les deux Michelettes[11], j’en aurais pris vingt, j’en aurais pris cent ; j’aurais pris tous les canons des Anglais. J’aurais combattu seul devant la poterne. Et l’archange saint Michel se serait tenu au-dessus de ma tête comme un nuage blanc[12].”
La vision du monde de Mansel est dès lors entièrement guidée par une sorte d’anéantissement de tout sentiment de temporalité. Au milieu des vieilles pierres, Mansel se met à vivre dans une sorte de délire historique. Lorsque les écoliers passent à proximité de la maisonnette de Tiphaine Raguel[13], veuve de Du Gesclin[14], le jeune garçon observe un rite mystérieux : Il
“ouvrit les bras, comme pour embrasser cette bicoque angélique ; puis, s’étant agenouillé, il se mit à baiser les pierres sans entendre les rires de ses camarades qui, dans leur gaieté, commençaient à lui jeter des cailloux[15].”
En brisant la première croûte d’apparence de Mansel, N*** croit mieux connaître son ami ; il lui trouve un orgueil démesuré, mais reconnaît une cohérence à son délire ; l’orgueil de Mansel
“s’étendait sur de lointaines chimères et n’avait point de forme tangible. Cependant il inspirait tous les sentiments de mon ami et il donnait une espèce d’unité à ses idées baroques et incohérentes[16].”
Justement, ici – et Anatole France introduit pertinemment cette contradiction – l’unité du délire de Mansel dépasse toute incohérence, mais reconnaître ceci serait pour le praticien reconnaître l’échec de son savoir : en effet, la cohérence du délire prouve qu’il est construit, organisé, et donc bel et bien d’origine culturelle, et ceci inconsciemment. Autant détruire définitivement l’idée très en vogue selon laquelle la folie psychiatrique n’est que le symptôme d’un désordre somatique et physiologique de la matière cérébrale. Au contraire, Anatole France pense que l’inconscient est aux racines de la folie et que ce désordre a bien des origines culturelles, qui dépassent une appréhension soit béhavioriste, soit positiviste de la psychiatrie. Naturellement, il est hors de question de prétendre qu’Anatole France avait une vision de l’inconscient proche de celle de Freud. Cependant, il pourrait en avoir eu l’intuition, différant catégoriquement de l’inconscient de Hartmann.
La preuve en est que le délire de Mansel prend tout son sens lors de la description – gourmande ! – que brosse Anatole France de la famille du jeune garçon. Les personnages sont certes comiques, mais le sens symbolique de cette description est pour le moins sérieux. Anatole France prouve que le délire de Mansel est impliqué par la manière dont il a été élevé par ses parents, et qu’il s’agit bien là d’un héritage culturel d’une part, et inconscient d’autre part, puisque évidemment, un jeune homme comme Mansel n’a aucun recul par rapport à l’éducation que lui ont infligée ses parents. Sa personnalité est tout inscrite dans le délire parental[17], et le jeune garçon n’en est guère responsable.
Dès lors, la maison des parents de Mansel est malsaine, car il y règne un silence et une tristesse qui pèsent. La mère est dépeinte dans un portrait – ironique – allant dans le sens des thèses de la physiognomonie lavatérienne, jusqu’à l’excès de la caricature :
“Je vis une femme qui me sembla vieille. Je ne répondrais pas qu’elle le fût alors autant qu’elle me parut. Elle était maigre et jaune ; ses yeux brillaient dans leur orbite noire, sous des paupières rouges. Bien qu’on fût en été, son corps et sa tête disparaissaient sous de sombres vêtements de laine. Mais ce qui la rendait tout à fait étrange, c’est la lame de métal qui cerclait son front comme un diadème. [Ce] n’est point une couronne ; c’est un cercle magnétique pour guérir les maux de tête[18].”
Le père, quant à lui, n’est pas non plus un modèle de normalité :
“Nous trouvâmes un petit homme chauve qui glissait dans les allées comme un fantôme. Il était si mince et si léger qu’on pouvait craindre que le vent l’emportât. Son allure timide, son long coup décharné qu’il tendait en avant, sa tête grosse comme le poing, ses regards de côté, ses pas sautillants, ses bras courts soulevés comme des ailerons, lui donnaient autant que possible et plus que de raison, l’aspect d’une volaille plumée[19].”
Ainsi, le délire de Mansel semble bien trouver – en apparence ! – ses racines dans une sorte de fatalité darwinienne. Issu de parents physiquement tarés, le jeune garçon ne pouvait être que lui aussi bien marqué dans ses gènes. Mais c’est justement là ce que réfute Anatole France. Certes, l’héritage patrimonial compte dans la constitution d’un corps, mais pas dans la formation d’un caractère. Anatole France dissocie tout lien entre maladie physique et maladie mentale[20], du moins dans le cas d’Alexandre.
Le père de Mansel est un homme qui n’est heureux que dans la compagnie des poules de sa basse-cour. La symbolique en est presque évidente : les poules sont les animaux les plus bêtes de la Création, et c’est bien cette idée qu’Anatole France met en œuvre :
“Mon ami Le Mansel me dit que c’était son papa, mais qu’il fallait le laisser aller à la basse-cour, parce qu’il ne vivait que dans la compagnie de ses poules et qu’il avait perdu près d’elles l’habitude de causer avec les hommes. Pendant qu’il parlait, M. Le Mansel père disparut à nos yeux, et nous entendîmes bientôt des gloussements joyeux s’élever dans l’air. Il était dans sa cour[21].”
Ainsi, pour le père d’Alexandre, la poule a une action contaminante, une action identificatrice.
La grand-mère Mansel reste la personne la plus normale de la famille : une vieille dame édentée[22] aux joues rondes. C’est là l’horizon familial dans lequel a pu grandir le jeune homme. Or, la maison est organisée autour d’une sorte de présentoir, de modeste omphalos, un œuf rouge protégé par un globe de cristal.
“Je ne sais pourquoi, ayant une fois remarqué cet œuf, je me mis à le considérer attentivement. Les enfants ont de ces curiosités inexplicables[23]. Je dois dire aussi que cet œuf était d’une couleur extraordinaire et magnifique. Il ne ressemblait en rien à ces œufs de Pâques qui, trempés dans du jus de betterave, y prennent cette teinte vineuse qu’admirent les marmots arrêtés devant l’étalage des fruitiers. Il était teint d’une pourpre royale[24].”
En fait, bien vite, on se rend compte que le monde tourne, dans cette famille, autour de cet œuf, et que c’est l’interprétation que le père fait de cette monstruosité de la nature qui va déterminer la manière dont Alexandre sera élevé. L’œuf n’est donc pas peint, mais est bien naturellement rouge. Il est pondu le jour de la naissance du jeune homme, ce qui évidemment éveille les fallacieux et troubles commentaires de la famille à propos de ce petit miracle. Dès lors, l’œuf sera sacralisé, non pour l’objet qu’il est intrinsèquement, mais pour ce qu’il représente : une sorte de miroir aux alouettes, un garant réflexif des désirs les plus profonds de cette famille pauvre. L’œuf, en tant que tel, réifie un fantasme mégalomaniaque de gloire et d’ambition sociale. Par force, l’interprétation familiale du phénomène s’inscrit dans une grande superstition, aussi ridicule qu’absurde, et seule la grand-mère ne rentre pas dans le jeu. Nous allons y revenir.
Entre-temps, Mansel passe une adolescence difficile, sous le joug d’une sorte de complexe de persécution. Parallèlement, il fait preuve d’extraordinaires aptitudes pour les mathématiques.
“Ces nouvelles n’étaient pas pour me surprendre. Bien des fois, en étudiant les troubles des centres nerveux, j’avais fait un retour sur mon pauvre ami de saint Julien et pronostiqué malgré moi la paralysie générale qui menaçait cet enfant d’une migraineuse et d’un microcéphale rhumatisant[25]. Les apparences ne me donnèrent pas raison d’abord. Alexandre le Mansel, ainsi qu’on me le manda d’Avranches, retrouva à l’âge adulte une santé normale et donna des preuves certaines de la beauté de son intelligence. Il poussa très avant ses études mathématiques ; même il envoya à l’Académie des sciences la solution de plusieurs équations non encore résolues, qui fut trouvée aussi élégante que juste. Absorbé par ses travaux, il ne trouvait que rarement le temps de m’écrire. Ses lettres étaient affectueuses, claires, bien ordonnées ; il ne s’y rencontrait rien qui pût être suspect au neurologiste le plus soupçonneux[26].”
Plusieurs années plus tard, Alexandre Le Mansel, en proie à un délire de la persécution, rend visite au docteur N*** : “Je suis en butte à des persécutions inouïes. Mais j’ai du courage, je lutterai vaillamment, je triompherai de mes ennemis[27].” Or, ce délire paranoïde est interprété par N*** comme une fatalité génétique : “J’y découvrais un symptôme de l’affection dont mon ami était menacé par les lois fatales de l’hérédité, et qui avait paru enrayée[28].” En effet, quoi de plus agréable pour un praticien comme N*** que d’avoir raison ? Cependant, il laisse Mansel dans sa bibliothèque garnie de plus de six mille volumes[29] et le retrouve dans un état lamentable provoqué par la lecture malheureuse d’un ouvrage, L’Histoire auguste de Lampride[30], qui conte la naissance d’Alexandre Sévère[31] : “Le jour de la naissance d’Alexandre Sévère, une poule appartenant au père du nouveau-né pondit un œuf rouge, présage de la pourpre impériale que l’enfant devait revêtir[32].” Comme bien évidemment, Alexandre Mansel porte le même nom que l’empereur romain, il a vite fait d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
A-t-il pris ce livre au hasard, comme le suppose N*** ? “Pourquoi fallut-il que mon malheureux ami prît justement celui qui pouvait lui faire du mal, et l’ouvrît à la page funeste [33] ?” Il semble bien que non, et c’est ce qu’Anatole France démontre : il prend inconsciemment le livre qui justement résume à lui seul toute la construction de son délire. On le sait : Mansel est un homme d’une grande intelligence, il peut donc très bien avoir abordé depuis longtemps l’histoire d’Alexandre Sévère, sans évidemment avoir fait explicitement le lien avec l’œuf rouge de son père. L’Histoire auguste verbalise et exprime clairement son délire. Mansel devait depuis toujours connaître l’histoire d’Alexandre Sévère, mais sans en être conscient. La lecture du passage de Lampride provoque chez lui une sorte d’anamnèse. C’est donc un miroir de son inconscient. L’allégorie est intéressante, car elle prétend établir les racines de l’inconscient de Mansel dans un livre[34] ; ceci prouve que le délire d’Alexandre est d’origine culturelle et non physiologique, et que c’est bien le rapport de Mansel avec la réalité qui est dérangé, de manière inconsciente et donc imprévisible. D’où l’impuissance des théories psychiatriques positivistes : c’est ici d’une vraie maladie qu’il s’agit, mais sans symptôme physiologique demandant une « vraie » guérison, c’est-à-dire une guérison physiquement quantifiable. Mansel n’a plus la notion du réel[35], il est débordé par son éducation et sa culture, par son inconscient. L’œuf rouge n’est autre qu’une mise en abyme de ce débordement et l’agitation de Mansel est le fruit de ce délire paranoïde : il se prend pour Alexandre Sévère, comme d’autres se prennent pour Napoléon[36]. Ainsi, la mégalomanie de Mansel se double d’un grand délire de la persécution :
“Son exaltation allait jusqu’à la fureur. Il écumait. Il criait : « L’œuf, l’œuf de mon jour natal ! Je suis empereur. Je sais que tu veux me tuer. N’approche pas, misérable ! » Il faisait les cent pas. Puis, revenant vers moi, les bras ouverts : « Mon ami, me disait-il, mon vieux camarade, que veux-tu que je te donne ? Empereur… Empereur… Mon père avait raison[37]… L’œuf pourpre… Empereur, il faut l’être[38]… Scélérat ! pourquoi me cachais-tu ce livre ? Je châtierai ce crime de haute trahison… Empereur ! Empereur ! Je dois l’être. Oui, c’est le devoir. Allons, allons !… »[39].”
Anatole France tourne évidemment cette histoire en ridicule : Mansel tue un factionnaire qui l’empêche d’accéder à l’Elysée, puis il met fin à ses jours – volontairement ou inconsciemment, peu importe – dans un asile[40] en absorbant une éponge – ce qui est fondamentalement tragi-comique. Cependant, plus triste est le constat que la médecine n’a rien pu faire, faute d’avoir pris en compte l’inconscient de Mansel et la genèse de son délire pour pouvoir le soigner. Cependant, N*** est un personnage un peu contradictoire. De sa hauteur de scientifique, il précise que l’histoire de Mansel n’intéressera que les statistiques médicales. Mais il pose aussi une question précise, qui finalement trouve sa réponse dans la reconnaissance de l’existence de l’inconscient : “Qui démêlera jamais l’écheveau des causes et des effets[41] ? Qui peut se flatter de dire en accomplissant un acte quelconque : je sais ce que je fais[42] ?” Simplement, notre praticien est réellement détaché de la réponse à ces questions, il se perd dans la brume et dans l’orgueil de sa condition de praticien : cette histoire “est affreuse, […] mais elle est vraie. Je prendrais bien un petit verre de cognac[43].” Voilà une bien belle boutade de la part d’Anatole France, qui attaque là directement le manque d’imagination et de pugnacité de notre psychiatre positiviste.
Ainsi, Anatole France ne définit certes pas l’instance de l’inconscient. Ce n’est d’ailleurs pas son objet. Mais la question est bien dans l’air du temps et s’il n’en propose pas de définition, France reconnaît l’existence de cette zone d’ombre proprement humaine. D’ailleurs, sa description clinique de Mansel est assez approfondie pour qu’un psychiatre contemporain puisse y trouver les symptômes exacts de la paranoïa. Ainsi, l’imagination n’est pour Anatole France ni vraie ni fausse, mais elle pose la problématique de son statut par rapport au principe de réalité, et c’est bien en une certaine manière l’inconscient qui semble influencer la prépondérance ou non de « la folle du logis ».
Dès lors, il l’inconscient est bien l’un des primats du Désir. Issu de la réalité charnelle, par opposition à toute forme d’intellect rationnel complètement intentionnel, ce pôle pulsionnel n’est donc en rien maîtrisable par le héros francien et pourtant il dicte pour une part non négligeable ses actes en décidant même parfois de sa destinée tout entière.
[1] Nous employons ce mot à dessein, puisque cette branche de la psychologie, pour ainsi dire opposée aux trouvailles de Freud sur l’inconscient, sévira vers 1913, sous la plume de John Watson dans Psychological Review. Cependant, c’est dès 1907 qu’un certain Henri Piéron introduit le terme de béhaviorisme en français, en traduisant l’allemand verhalten et l’américain behavior pour désigner “les manières d’être des animaux et des hommes, les manifestations objectives de leurs activités globales.” D’après les béhavioristes, tout stimulus suscite une réponse. Dans cette optique, le comportement humain est explicable objectivement, sans aucune part prenante de l’inconscient. Cette théorie de source positive naît parallèlement à la psychanalyse, et s’il est bien schématique d’opposer les deux, cela renforce l’idée selon laquelle le concept d’inconscient n’est guère encore cerné dans les années 1890. Voir H. Piéron, « La Psychologie comme science du comportement et le béhaviorisme », in Journal de Psychologie, vol. I, 1928. Voir surtout J.-F . Le Ny, Le Conditionnement et l’apprentissage, P.U.F., Paris, 6ème édition, 1980.
[2] “Il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.65.
[3] “La nature, telle du moins que nous pouvons la connaître et dans les milieux appropriés à la vie, ne nous présente rien de simple.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.82.
[4] “Une chose surtout donne de l’attrait à la pensée des hommes : c’est l’inquiétude. Un esprit qui n’est point anxieux m’irrite ou m’ennuie.”, Anatole France, ibid., p.89.
[5] “Le charme qui touche le plus les âmes est le charme du mystère. Il n’y a pas de beauté sans voiles, et ce que nous préférons, c’est encore l’inconnu. L’existence serait intolérable si on ne rêvait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c’est l’idée qu’elle nous donne ce je ne sais quoi qui n’est point en elle.”, Anatole France, ibid., p.112.
[6] Voir M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961, rééd. Histoire de la folie à l’âge classique, coll. Tel, Gallimard, Paris, 1976.
[7] Anatole France, « L’Œuf rouge », Balthasar, Pléiade, tome I, p.639. Allégoriquement, la valeur précise de cette obscurité laisse songeur : tout enfant, Mansel est déjà soumis à la force perturbatrice de son inconscient ; ses névroses – faute d’un terme plus approprié – font partie de lui, le constituent déjà en profondeur.
[8] Il semble s’agir ni plus ni moins d’un héritage de la physiognomonie, cette « science » datant d’Aristote (les Physiognomonica) qui prétendait dresser un portrait psychologique exhaustif de chacun, d’après ses caractères physiques. On croyait pouvoir, à travers des traits du visage, analyser les mœurs et les dispositions naturelles des individus. De fait, au XIXe siècle, cette « science » est remise à l’honneur grâce aux travaux de Lavater (Physiognomische Fragmente, Leipzig, 1775-1778 et Essai sur la physiognomonie, La Haye, 1781-1803) qui intriguèrent nombre d’écrivains, d’abord allemands (dont Goethe, Novalis et Schopenhauer), puis français (Mme de Staël, Eugène Sue, Chateaubriand, Balzac ou Baudelaire). Voir F. Baldensperger, « Les Théories de Lavater et la littérature française », in Etudes d’histoire littéraire, 2ème série, p.51-91, Paris, 1910. Sur l’histoire de la physiognomonie, voir aussi F. Azouli, « Remarques sur quelques traités de physiognomonie », in Etudes philosophiques, p.431-448, oct.-déc. 1978.
[9] Peut-être faut-il voir ici une critique acerbe – et avant l’heure – d’Anatole France à l’encontre de ce que Sartre appelle la vérité du nombre (voir J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1946). Dans “L’œuf rouge”, tout le monde conspue le jeune garçon à l’apparence différente et étrange, et tout le monde est dans le faux : c’est bien Mansel qui respecte et qui goûte ainsi les poèmes qu’il récite. C’est dire combien juger autrui sur son apparence est une absurdité, une absurdité décuplée d’ailleurs par la reconnaissance de la part d’inconscient qui existe dans chacun de nous, et qui nous rend donc encore plus imprévisibles et insaisissables que nous ne le semblons. Juger quelqu’un sur ses manières et son apparence est donc une grande fausseté, combattue par Anatole France. Reconnaître l’existence de l’inconscient, c’est relativiser son appréhension d’autrui, et donc une condition sine qua non pour appréhender le logos.
[10] Anatole France, ibid., p.639.
[11] Il s’agit de canons symbolisant la retraite des Anglais en 1427. Voir Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.1312, note de la page 640.
[12] Anatole France, ibid., p.640. Jeanne d’Arc est ici transposée de manière ironique, lorsqu’elle voit durant la guerre de Cent Ans, vers 1420, l’archange apparaître. A la suite de cela, dès 1424, Charles VIIaura pour symbole un étendard rouge semé de soleils d’or, avec saint Michel terrassant le dragon. On constate que Mansel est donc bien frappé ici de folie des grandeurs.
[13] Raguel est le nom de l’un des sept archanges (Michel, Raphaël, Gabriel, Uriel, Raguel, Saraqael et Remiel) au sommet de la hiérarchie céleste, selon la tradition angéologique juive précédant de deux siècles l’ère chrétienne ; on constate ainsi que le champ lexical de l’ange reste présent dans le délire de Mansel : il est comme inspiré. Nous voyons ici un certain cynisme de la part de notre auteur.
[14] Du Guesclin et Jeanne d’Arc sont deux personnages historiquement liés, car ils représentent les deux figures fondamentales de la guerre de Cent Ans comme les figures légendaires de la lutte contre l’envahisseur anglais, et incarnent le sentiment nationaliste. Le délire historique de Mansel est donc extraordinairement cohérent, et cette construction prouve qu’il n’est guère hasardeux, ou même issu de tares physiques. Au contraire, il s’agit bien d’un délire culturel, ou du moins psychologiquement organisé.
[15] Anatole France, ibid., p.640. En fait, cet épisode est lourd de symboles. On assiste à une sorte de rituel d’adoubement de Mansel, investi ici d’un “droit” angélique ou divin. Cette fierté sauvage qui est la sienne est donc motivée par autre chose que par un ego démesuré : elle fait partie de la construction de son délire. Quant à la lapidation, elle donne à Mansel une allure christique en prise avec les larrons.
[16] Anatole France, ibid., p.641.
[17] Sur le thème de l’éducation chez Anatole France, voir supra, I.1.1, p.29 et sqq.
[18] Anatole France, ibid., p.641-642. On a là l’illustration parfaite de la fausse guérison d’une fausse maladie. Le positivisme et ses excès sont ici combattus par la caricature ridiculisante.
[19] Anatole France, ibid., p.642. Voilà l’exemple même d’une description ridiculisant la physiognomonie ; en effet, le XIXe siècle littéraire abonde de descriptions de personnes aux physionomies animales – ce n’est pas nouveau, on trouve déjà un cénobite-pourceau et un ministre-autruche chez Diderot, dans Le Neveu de Rameau. Cependant, cette manie poussée à son comble a pu exaspérer Anatole France, comme d’ailleurs Gustave Flaubert dans Bouvard et Pécuchet ou dans son Dictionnaire des idées reçues. Ainsi, notre auteur joue le jeu de la physiognomonie jusqu’à son comble, puisqu’un homme obsédé par ses poulets se retrouve ici figuré comme un poulet. Anatole France combat cette idée selon laquelle des stéréotypes physiques ordonnent des caractères moraux. Cette manière de voir les choses est pourtant très en vogue, par exemple chez Balzac, où chaque détail physique donne une idée des mœurs du personnage dépeint. Les naturalistes, dont Zola, usent eux aussi énormément de ce procédé. Or, ce système est compris dans une sphère de détermination et de fatalité qui va à l’encontre de la notion même d’inconscient. En effet, si les êtres étaient si lisibles, alors tous leurs actes seraient explicables. Or, pour Anatole France, il n’en est rien, car autrui reste toujours un mystère. C’est logique, puisque si l’homme est tendu vers le Désir, il est toujours en partance, en mouvement vers cet intangible projet qui dépasse de loin toute perception quantifiable de l’homme : l’homme ne peut, selon Anatole France, être calibré, et son apparence physique est donc loin de pouvoir représenter son intériorité. Ainsi, Paphnuce se trompe fondamentalement lorsqu’il juge Thaïs comme impure, elle qui appelle pourtant le Désir. Et le saint Paphnuce finit en monstre défiguré. L’intériorité ne se porte à la physionomie que de manière trompeuse. Ainsi, par exemple, Coignard fait partie de ces caractères franciens joviaux et rebondis, aimant la bonne chère. Cependant, Coignard est un sage, alors qu’il est le contraire même de l’ascète stéréotypé. Les héros de L’Ile des Pingouins n’ont bien souvent pas d’apparence physique, sauf le diable, qui revêt souvent celle la plus trompeuse possible : il joue de ces stéréotypes pour se grimer et tromper son monde. L’un des seuls caractères physiques qui ne soit jamais trompeur est celui qui inspire le Désir, chez les héros féminins. C’est ce que nous verrons bientôt infra, II.3.2, p.320 et sqq. Car finalement, chez Anatole France, c’est bien l’inconscient qui se porte sur les traits physiques des personnages. Cette conception littéraire francienne paraît bien en avance sur son temps.
[20] Certes, c’est peut-être excessif, puisque évidemment certaines maladies mentales peuvent être liées à des lésions physiologiques. Cependant, en cette fin de XIXe siècle, on ne fait aucune différence entre les deux, et c’est ce que réfute Anatole France ici.
[21] Anatole France, ibid., p.642. Ici, le symbolisme de la poule n’est sans doute pas à rechercher dans les arcanes de l’alchimie – science connue d’Anatole France, comme l’illustre La Rôtisserie de la reine Pédauque –, où cette volaille représente au contraire les trois phases d’évolution de l’œuvre, par sa crête rouge, ses plumes blanches et ses pattes noires. “C’est la matière de l’œuvre qui commence à devenir noir par la putréfaction ; puis blanche à mesure que la rosée philosophique ou ozoth la purifie ; enfin rouge quand elle est parfaitement fixée. […] Le vase des philosophes est appelé l’habitacle du poulet. C’est la racine et le principe de tout l’enseignement, c’est l’eau et le réceptacle de toutes les teintures.[en langage hermétique, l’ensemble des connaissances cachées]”, dom Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués, Médicis, Paris, 1758, p.397-398. Pourtant, se pourrait-il qu’Anatole France joue avec cette ambiguïté ? Après tout, il est possible de se poser la question, puisque nous allons le voir, la symbolique de l’œuf rouge pose problème dans ce contexte.
[22] Cela était fréquent à la fin du XIXe siècle chez les petites gens d’un certain âge.
[23] Cela prouve bien que le docteur N*** est lui-même présidé par une part d’inconscient.
[24] Anatole France, ibid., p.643. La pourpre est effectivement la couleur symbolisant l’ascendance royale, portée par les rois, les nobles, les prêtres et les magistrats. De même, cette couleur proche de celle du sang symbolise la vie et est signe de puissance temporelle et spirituelle. Or, cette couleur pourrait être mise en parallèle avec le symbolisme alchimique du poulet, figurant le fruit de l’œuvre au rouge, c’est-à-dire la connaissance de l’univers. Peut-être Anatole France joue-t-il de ce registre ici, pour décrire le fait que l’inconscient – dont l’œuf rouge est sinon le symbole, du moins le catalyseur – est à la racine des actes humains, et qu’il faut le prendre en considération si on veut espérer percer leur secret. Nous n’irons pas plus avant dans cette perception d’un symbolisme alchimique à propos de l’œuf rouge, mais nous soumettons la question au lecteur. Anatole France démystifie cela dans Les Opinions de M. Jérôme Coignard : “Les œufs de Pâques sont, au contraire, d’origine païenne et rappellent, au moment de l’équinoxe de printemps, l’éclosion mystérieuse de la vie. C’est un vieux symbole qui s’est conservé dans la religion chrétienne. On peut soutenir tout aussi raisonnablement, dit mon bon maître, que c’est un symbole de la résurrection du Christ. Pour moi, qui n’ai nul goût à charger la religion de subtilités symboliques, je croirais volontiers que la joie de manger des œufs, dont on a été privé durant le carême, est la seule cause qui les fait paraître en ce jour sur la table avec honneur et vêtus de la pourpre royale. », Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard, Pléiade, tome II, p.248.
[25] Là encore, N*** ne fait aucune distinction entre désordre somatique et désordre psychologique. Anatole France met explicitement en relief que le praticien est dans l’erreur. Son assurance confinant à l’orgueil professionnel est d’ailleurs le meilleur symptôme de cette erreur : au contraire, parce que l’inconscient est reconnu, le patient ne peut en aucun cas être cadastré, et cette pseudo-paralysie qui est censée attendre Mansel n’est qu’une absurdité médicale. De plus, elle est le prétexte à une analyse sommaire, qui ne semble pouvoir être remise en cause. Le docteur N*** n’est nullement surpris par les aptitudes mathématiques d’Alexandre, et pourtant elles mettent en évidence que son intelligence est au moins normale, voire supérieure à la moyenne, et qu’il s’agit donc bien de troubles comportementaux qui assaillent son ami, et non de troubles issus d’une quelconque hérédité fatale. Au contraire, d’ailleurs : si l’enfant avait hérité des caractères de sa famille, il serait resté à l’état de crétin congénital. Or, c’est le contraire qui se produit. La maladie mentale de Mansel est donc d’une autre origine que somatique ou physiologique.
[26] Anatole France, ibid., p.644.
[27] Anatole France, ibid., p.645.
[28] Anatole France, idem.
[29] Sur la bibliothèque francienne, voir supra, II.2.1, p.267.
[30] L’Histoire auguste est l’un des plus grands canulars littéraires de l’histoire. Elle est constituée d’une série de biographies d’empereurs romains, d’Hadrien (-117 av. J.-C.) à Numérien (284 ap. J.-C.) Six auteurs se partagent les biographies, dont Aelius Lampride est le quatrième (il signe quatre monographies, dont celle d’Alexandre Sévère). En fait, on a découvert que ces six auteurs n’étaient qu’un seul, un instituteur anonyme qui s’est mis au service d’un noble romain. De même, la date d’écriture, censée se placer aux environs de 316, est plutôt proche du tout début du Ve siècle. Ce document a été, au XIXe siècle entièrement discrédité du fait de la non-fiabilité des sources utilisées par l’auteur (on est un peu revenu sur ce discrédit depuis, quant à certaines sources). Ce n’est donc pas un hasard si Anatole France choisit cet ouvrage plutôt qu’un autre pour rendre à Mansel toute sa part d’inconscient.
[31] Cet empereur romain est intéressant à plus d’un titre. C’est lui qui, par exemple, constitue un monopole sur le marché de la pourpre (couleur de l’œuf), en fondant les Officinae purpurariae qui distribuent dans les campagnes la riche et noble matière jusqu’à la production des ultimes pourpres byzantines tirées principalement du murex (color principalis). En 234-235, Alexandre Sévère réunit à Mayence une grande armée et combat les barbares ayant franchi le limes (complexe de fortifications et de mise en valeur des terres conquises). Il est une sorte de pendant romain des Jeanne d’Arc et autres Du Guesclin. Alexandre Sévère est assassiné par ses propres soldats sous l’instigation de Maximin, qui commandait la cavalerie, car il est soupçonné à tort de pactiser avec l’ennemi. On peut en déduire la paranoïa d’Alexandre Mansel…
[32] Anatole France, idem.
[33] Anatole France, idem.
[34] Voir supra, II.2.1, p.267 et sqq.
[35] En psychiatrie contemporaine, on parle après Freud de principe de réalité. Voir S. Freud, L’Esquisse d’une psychologie scientifique (posthume, 1911, rédigé en 1895), in Naissance de la psychanalyse, P.U.F., Paris, 1956.
[36] Un psychiatre contemporain noterait vraisemblablement un trouble hystérique entraînant un délire paranoïaque : “ On désigne sous le nom de paranoïa – folie systématique – un état psychopathique fonctionnel, caractérisé par une déviation particulière des fonctions intellectuelles les plus élevées, n’impliquant ni une décadence profonde ni un désordre général, s’accompagnant presque toujours d’idées délirantes systématisées et permanentes. Ce délire […] se présente comme une sorte de perception inexacte de l’humanité, échappant à la loi du consensus universel, comme une interprétation particulière du monde extérieur dans ses relations avec la personnalité du malade qui rapporte tout à lui, soit en mal, soit en bien (« caractère égocentrique » des auteurs allemands) ; et il s’accompagne toujours d’un manque de critique, de contrôle, d’une foi absolue, bien que la lucidité reste complète en dehors du délire. Les hallucinations, lorsqu’il en existe, sont créées à l’appui de ce délire, le personnifient en quelque sorte, et, par suite, ont le même caractère égocentrique.”, J. Seglas, Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses, Asselinet et Housseau, Paris, 1895, p.131. L’étude de la paranoïa ne prend son essor en France qu’à partir des travaux de Seglas, en 1895. Précédemment, la paranoïa est une notion introduite en 1852 par C. Lasègue dans un sens différent (il parle de monomanie mélancolique). Mais c’est Lacan qui en 1932 décrit la paranoïa de manière efficace dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, 1932, rééd. Seuil, Paris, 1975. On savait tout de même, à l’époque où Anatole France écrivit « L’Œuf rouge » (1887) et à la suite des travaux de Lasègue (voir C. Lasègue, Ecrits psychiatriques, 1852, rééd. J. Corraze éd., 1971), que la paranoïa évoluait en trois phases, qu’Anatole France respecte visiblement à la lettre : le sujet passe par une sévère dépression, puis par un délire de la persécution, avant d’être atteint de mégalomanie.
[37] Voilà la preuve que le délire de Mansel est bien d’origine culturelle. Finalement, le père – un grand névrosé dont l’obsession est constituée de gallinacés – devait connaître l’histoire de l’œuf rouge d’Alexandre Sévère : la preuve en est qu’il a baptisé son fils ainsi. De la même façon, la grand-mère avait vu juste : c’est lui-même qui a dû introduire l’œuf rouge sous une poule pondeuse. En fait, il a pu projeter ses propres frustrations sur son fils, en voulant en faire un empereur. Or, Anatole France sous-entend cet héritage de l’entourage familial, et il décrit ainsi la primauté de l’inconscient dans le délire très cohérent de Mansel : il a été élevé dans le sens de son délire, il est ce qu’un psychiatre contemporain appellerait un paranoïaque sociogénétique.
[38] On remarquera cette forme impérative.
[39] Anatole France, ibid., p.645-646.
[40] Y a-t-il là une petite pique réservée à Boulanger qui finit, comme Mansel, par se suicider ?…
[41] Pourtant, la solution du délire de Mansel n’était pas loin, puisqu’il suffisait de se pencher sur le cas de son père.
[42] Anatole France, ibid., p.646. Voilà une reconnaissance implicite de l’inconscient.
[43] Anatole France, idem.