II.2.2) La mimésis subversive du Désir

II.2.2) La mimésis subversive du Désir

 

Dans cette création palimpseste du réel, nous pouvons vraisemblablement voir une attitude particulière de notre auteur. Comme le souligne Marie-Claire Bancquart, “Anatole France se range dans le camp de ceux qui prennent le parti de l’imagination et chantent la beauté, la douceur des fantasmes[1].” Ceci paraît effectivement bien être le cas, puisque France est à la recherche d’un ailleurs. Or, si l’univers après lequel il court est comme nous l’avons vu individuel, c’est sans doute parce qu’il est chevillé à la réalité charnelle. L’au-delà part du corps et du je, ce qui est possible puisque chez Anatole France l’homme est au centre du monde.

“Le manque d’argent me privait d’une multitude de choses agréables[2], que n’apprécient pas toujours ceux qui peuvent se les procurer et qui flattaient ma sensualité. Le désir sans doute est importun et cruel. C’est ce que je vis tout de suite. Mais ce dont je m’aperçus après une longue observation, c’est que le désir embellit les objets sur lesquels il pose ses ailes de feu, que sa satisfaction, décevante le plus souvent, est la ruine de l’illusion, seul vrai bien des hommes ; elle tue le désir, qui fait seul le charme de la vie[3].”

Là réside l’ambiguïté trouble et complexe du Désir. Il ne semble être valable qu’en mouvement, qu’en éternel projet, et l’imaginaire francien qui lui permet un assouvissement se doit de rester dans cet horizon imaginaire. C’est une nécessité ontologique, qu’ici Anatole France nomme « illusion. » Il ne faut pas confondre cette illusion douce et issue de la rêverie, avec l’illusion aride de celui qui croit, en fondant ou en adhérant à un dogme, posséder le pouvoir ou le savoir absolu. Nous ne sommes pas sur le même terrain. Au contraire, cette illusion est construite et contrôlée, elle se situe dans l’imaginaire et sa mission n’est pas de devenir réelle. Elle concurrence le réel, s’y oppose, et rend le Désir possible.

Ce Désir est-il un sentiment inédit, ou n’est-il qu’un topos ?

“Tous mes désirs étaient de beauté et je reconnus que cet amour de la beauté, que peu d’hommes ressentent et dont j’étais transporté, est une source jaillissante de plaisir et de joie. Ces découvertes que je fis successivement furent pour moi d’un prix inestimable. Elles me persuadèrent que ma nature et ma condition ne m’interdisaient point d’aspirer au bonheur[4].”

De fait, l’aspiration au bonheur ne peut s’effectuer que dans l’imaginaire, d’où l’idée que la beauté n’est guère elle-même accessible dans le réel[5]. Dès lors, le Désir sera une instance qui, dans nul autre lieu que dans un horizon artificiel, pourra donner libre cours à son projet. Il reste purement anthropologique, il n’existe pas dans la nature. La notion francienne de Désir et celle d’artifice paraissent en effet intimement liées. Autant on ne peut dissimuler la joie ou la douleur, qui sont des états de plaisir ou de souffrance immédiats, autant le Désir est soumis à une volonté, à une quête, à un acte de création ou de réécriture. La recherche du logos ne s’effectue sans doute pas non plus dans le réel. Il reste impossible d’arriver à cette vérité universelle dans le monde. C’est d’ailleurs là le sens des dernières lignes écrites par Anatole France dans une œuvre littéraire :

“Cette vérité que j’aime passionnément[6], lui ai-je été toujours fidèle ? Je m’en flattais tout à l’heure. Après mûre réflexion, je n’en jurerais pas. Il n’y a pas beaucoup d’art dans ces récits[7] ; mais peut-être s’en est-il glissé quelque peu ; et qui dit art dit arrangement, dissimulation, mensonge[8].”

La cause en est la suivante :

“C’est une question de savoir si le langage humain se prête parfaitement à l’expression de la vérité ; il est sorti du cri des animaux et il en garde les caractères ; il exprime les sentiments, les passions, les besoins, la joie et la douleur, la haine et l’amour. Il n’est pas fait pour dire la vérité. Elle n’est pas dans l’âme des bêtes sauvages : elle n’est point dans la nôtre, et les métaphysiciens qui en ont traité sont des lunatiques[9].”

C’est dire combien la quête du logos est elle-même trouble et ambiguë : bien qu’elle représente la démarche primordiale et fondamentale pour Anatole France, en ce qu’elle donne un sens à l’existence humaine, elle semble tout à fait détachée du réel. Elle ne recherche pas l’essence de l’univers, mais bien l’essence de l’homme. Plus que de refuser l’univers, elle s’affirme donc en quête subversive, dans le monde artificiel de l’imaginaire.

Cette attitude n’est certes pas propre à Anatole France. Quel écrivain ne s’en réclamerait pas ? En cette fin de siècle, les mouvements symboliste et décadent prônent même l’artifice, et donc la subversion, comme principes fondamentaux de leur art. La subversion francienne apparaît donc comme un topos dans l’air du temps. Ce topos rejaillit jusque dans les arts picturaux :

“Ce sont les pauvres niais prétentieux et tendus, pourris d’orgueil imbécile, ruinés dans leurs moelles physiques et intellectuelles, qui confondent la passion terrestre, l’éréthisme, avec la passion artistique, la passion créatrice. Il n’ont jamais soupçonné ce qu’il faut d’effort surhumain, de volonté supérieure chez le créateur d’art pour s’élever au-dessus de cette passion qui est un composé des éléments terrestres les plus vulgaires, d’appétits les plus bas, les sens en un mot, pour s’élever jusqu’à cette région supérieure où même la plus terrible des passions, les violences les plus ardentes, se dégagent des basses sensualités pour prendre ce caractère divin et abstrait qui ennoblit et transfigure l’âme. Ce qu’on appelle art. […] Pas de communion possible cependant entre votre hystérie, votre excitation testiculaire et l’allégresse divine, l’enthousiasme sacré que procurent les choses de l’art et qui le créent. Ou le bordel ou le ciel. Oui, le ciel. Pas d’alliance possible. Ou la fiente ou l’encens, pas de compromis[10].”

Ce topos de la subversion, tout à fait dans l’air du temps, acquiert toutefois une signification centrale chez Anatole France. L’homme n’a pour lui que l’imaginaire à explorer, même si cette exploration est gigantesque : il ne peut explorer que ce qu’il sécrète. Cette constatation donnera naissance à une phénoménologie du Désir[11] inédite et propre à notre auteur. Cette sphère issue du Désir se nourrit d’elle-même, elle est nécessaire et suffisante. La quête du logos représente donc même un sentiment d’échec de la quotidienneté, puisqu’elle se détourne du réel pour s’affirmer. Elle prône donc l’artifice et le mensonge comme concurrents nécessaires du réel : l’homme ne porte ainsi la possibilité de comprendre le sens de son existence que dans cet horizon imaginaire, dans ce doux mensonge. Le topos de la subversion prend dans cette perspective un sens qui va s’avérer particulier à Anatole France.

“Tout ce que je peux dire c’est que j’ai été de bonne foi. Je le répète : j’aime la vérité. Je crois que l’humanité en a besoin ; mais certes elle a bien plus grand besoin encore du mensonge qui la flatte, la console, lui donne des espérances infinies. Sans le mensonge, elle périrait de désespoir et d’ennui[12].”

Dans l’horizon francien, la quête du logos est subversive, elle renferme une noire concurrence avec le réel, une impérieuse mimésis. Ceci dit, on assiste ici à un magistral renversement des valeurs, et de toutes les valeurs : et si ce qui est le plus réel n’était pas l’univers qui nous entoure, mais notre propre intériorité se projetant dans le monde ? Après tout, c’est bien dans notre corps que nous vivons toute notre vie ; or, si le corps nous empêche d’aller au centre des choses et dans le secret du monde, il est vrai également que c’est bien dans cet horizon de rêveries, de désirs, de douleurs et de plaisirs que nous restons enfermés toute notre courte vie. Dans ce cas, pourquoi aller chercher plus loin le sens de l’existence humaine ?

Le logos n’est-il pas non lié à l’univers, mais simplement au corps, au je, au moi, à l’intériorité, le logos n’est-il pas lui-même purement individuel ? Marie-Claire Bancquart fait bien allusion à ce questionnement – même de manière indirecte –, lorsqu’elle conclut sa lecture francienne ainsi : Anatole France

“constate sans emphase, mais avec une ferme sérénité, que l’expérience de sa vie serait amère, s’il n’avait préféré à une vérité toujours problématique l’illusion douce, belle et consolante. Ces derniers mots de son dernier livre expliquent, non seulement le mentir vrai de l’autobiographie d’Anatole France, mais le regard qu’il a presque toujours porté sur le monde : la beauté, cette illusion qui pourtant soutient effectivement notre vie, en demeure la valeur suprême[13].”

La recherche du logos se fait donc dans le mentir vrai[14], dans l’inaliénable artifice, dans la fuite et le refus d’un réel qui ne veut rien ou qui n’a rien à dire.

Nous voyons, dans la fin étrange et inopinée de La Révolte des anges, une mise en abyme allégorique de ce mentir vrai, de cette quête intérieure d’un logos individuel. Rappelons ici brièvement que Dieu, Ialdabaoth, Le Fils des Ténèbres comme le nomment les gnostiques valentiniens, est attaqué en rêve par le beau Satan. Dans ce songe satanique, les anges rebelles investissent la cité céleste et luttent avec force contre les anges du Seigneur pendant quatre jours. Une guerre sans merci a lieu – malice d’Anatole France qui transpose la bêtise des hommes dans le Saint des saints – et finalement, l’armée de Dieu dirigée par l’archange Michel est vaincue. Tous les anges font acte de fidélité à Satan, qui les nomme nouveaux garants des lois et de la paix. Satan se fait couronner Dieu dans une grande fête, tandis que le Seigneur est précipité dans les bas-fonds de l’Enfer. Or, étrangement, malgré cette immense révolte, finalement il ne se passe rien sur la terre. Satan délègue ses pouvoirs sur la terre au saint qui gouverne l’Eglise :

“Je te confie mon épouse[15]. Garde-la fidèlement. Je te confirme le droit et le pouvoir de décider de la doctrine, de régler l’usage des sacrements, de faire des lois pour maintenir la pureté des mœurs. Et tout fidèle est dans l’obligation de s’y conformer. Mon église est éternelle et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Tu es infaillible. Rien n’est changé[16].”

Evidemment, Satan devient lui-même orgueilleux et jaloux, semblable à Ialdabaoth qu’il haïssait. Dieu, semblable à Satan, descend sur la terre pour divulguer l’art et la beauté aux hommes, afin de les consoler :

“Ialdabaoth dans les ténèbres éternelles gardait sa fierté. Noirci, brisé, terrible, sublime, il leva vers le palais du roi des cieux un regard de dédain, puis détourna la tête. Et le nouveau dieu, observant l’adversaire, vit, sur ce visage douloureux, passer l’intelligence et la bonté. Maintenant Ialdabaoth contemplait la terre et, la voyant plongée dans le mal et la souffrance, nourrissait dans son cœur une pensée bienveillante. Soudain il se leva et, battant l’éther de ses bras immenses comme d’une double rame, il s’élança pour instruire et consoler les hommes[17].”

Devant cet état de fait où rien n’est changé mais où le diable prend conscience qu’il est devenu tel que Celui qu’il hait, Satan éveillé en sursaut renonce à son projet de détrôner Dieu. Il préfère rester le gardien des arts et des sciences[18].

L’attitude d’Anatole France semble bien comparable à la noire démarche de son Satan de La Révolte des anges. En effet, l’aspiration du Désir est de changer l’ordre du monde pour pouvoir régner dans l’assouvissement, ou du moins dans une sorte de triomphe débridé. Dans cette utopie, le monde serait transformé dans un immense basculement, l’univers et ses lois injustes renversés et les dogmes déjoués. Mais qui aurait jamais le pouvoir de faire basculer le monde pour ériger l’homme en son centre, qui serait assez savant ou puissant pour inverser l’ordre du monde afin de transgresser les lois de l’évolution et les insuffisances du corps humain ? Qui pourrait se targuer d’avoir rendu l’homme immortel, comme seule fin universelle – ne périrait-il pas d’ennui ? – et d’avoir instauré le Désir humain comme roi du monde ? Qui pourrait se gausser d’avoir rendu l’univers entier lisible et soumis à l’existence humaine (et donc en entière conformité au Désir) ? On le voit bien, ces questions ne peuvent se poser que dans l’imaginaire, à moins d’être issues de l’esprit dérangé de quelque mégalomane, ce qui est loin d’être le cas d’Anatole France. A l’instar du Satan de La Révolte des anges, notre auteur paraît bien appeler une révolution intérieure et non une négation pure et simple du réel. Dans cette perspective, la subversion francienne dépasse le stade d’un simple topos. Elle devient constitutive d’une philosophie du monde dans son entier.

Elle rejaillit également sur la forme scripturale francienne, en érigeant le scandale du mensonge et du plagiat au rang d’un art nécessaire, ce qui n’est pas en soi une originalité.

“Considérez, monsieur, que la vérité a sur le mensonge des caractères d’infériorité qui la condamnent à disparaître. […] Le mensonge étant multiple, elle a contre elle le nombre. Ce n’est pas son seul défaut. Elle est inerte. Elle n’est pas susceptible de modification ; elle ne se prête pas aux combinaisons qui pourraient la faire entrer aisément dans l’intelligence ou dans les passions des hommes. Le mensonge, au contraire, a des ressources merveilleuses. Il est ductile[19], il est plastique. Et, de plus (ne craignons point de le dire), il est naturel et moral. Il est naturel comme le produit ordinaire du mécanisme des sens, source et réservoir d’illusions ; il est moral en ce qu’il s’accorde avec les habitudes des hommes qui, vivant en commun, ont fondé leur idée du bien et du mal, leurs lois divines et humaines, sur les interprétations les plus anciennes, les plus saintes, les plus absurdes, les plus augustes, les plus barbares et les plus fausses des phénomènes naturels. Le mensonge est le principe de toute vertu et de toute beauté chez les hommes[20].”

Dès lors, si la recréation d’une mythologie pour lutter contre les insuffisances du réel est un lieu commun propre à la mission même de chaque écrivain, elle va plus loin chez Anatole France en proclamant la nécessité d’échafauder un ailleurs où l’univers, modelé subversivement par l’imaginaire de l’homme, serait démiurgiquement expurgé de toute son absurdité. La réécriture du monde, chez France, ne peut donc s’entendre que dans la perspective d’une révolte et d’un refus du réel rejoignant la tabula rasa du Désir. Cette révolte subversive paraît ainsi dépasser, dans son essence même, le topos consistant à prôner l’artifice dans le but de défendre une simple esthétique littéraire. Pour Anatole France, la recréation du monde par l’écriture du Désir est ontologique. Notre auteur n’est sans doute pas le seul chez qui ce soit le cas, mais cette subversion reste aux fondements mêmes d’une phénoménologie du Désir inédite qui engendrera une philosophie du monde dépassant de très loin les lieux communs inscrits dans l’air du temps.

 


[1] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.XXII.

[2] Le point de départ du Désir est donc la frustration.

[3] Anatole France, La Vie en fleur, ibid., p.1123.

[4] Anatole France, idem.

[5] Peut-être faut-il apercevoir ici un goût de l’artifice qui était au centre du mouvement littéraire des Décadents – il suffit de relire le fameux A Rebours de Huysmans (1884) pour s’en convaincre.

[6] Ici, il faut prendre le terme vérité dans le sens de la vérité blanche du Puits de sainte Claire, synonyme de logos, et certes pas de vérité au sens où les philosophes l’entendent habituellement.

[7] Anatole France évoque ici ses récits à tendance autobiographique que sont Le Livre de mon ami, Le Petit Pierre, et La Vie en fleur.

[8] Anatole France, La Vie en fleur, ibid., p.1174.

[9] Anatole France, idem.

[10] G. Moreau, L’Assembleur de rêves. Ecrits complets de Gustave Moreau, Fata Morgana, Fontfroide, 1984, p.142-143.

[11] Voir infra, III.1, p.379 et III.2, p.430.

[12] Anatole France, idem.

[13] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, p.1567.

[14] Voir infra, conclusion, p.499, sur les rapports liant Anatole France et Louis Aragon.

[15] L’Epouse de Satan est le pendant inversé de la Vierge Marie des Chrétiens.

[16] Anatole France, La Révolte des anges, Pléiade, tome IV, p.836.

[17] Anatole France, La Révolte des anges, ibid., p.837-838.

[18] Voir infra, II.3.2, p.320.

[19] La ductilité, faut-il le rappeler, est la propriété qu’ont certains métaux à pouvoir être étirés sans se scinder. L’or est le métal le plus ductile.

[20] Anatole France, L’Anneau d’améthyste, Pléiade, tome III, p.81.

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