I.3.2.d) Le problème de l’influence de Schopenhauer sur le Désir francien

I.3.2.d) Le problème de l’influence de Schopenhauer sur le Désir francien

 

Il va de soi qu’une lecture attentive du Désir francien ne saurait exclure la possibilité d’une influence de la pensée de Schopenhauer sur la conception du Désir propre à notre auteur. Aussi serait-il vraisemblablement fort éclairant de tenter de voir si Anatole France s’inspire de la conception du monde du philosophe allemand. Ce dernier impose par ailleurs à la fin du XIXe siècle littéraire français une large influence, surtout chez les naturalistes[1]. Dès lors, Anatole France avait-il connaissance de Schopenhauer, comme semblerait le montrer de prime abord quelques similarités troublantes entre le Désir francien et le concept schopenhauerien de la volonté ? Cette question est complexe, et apporte plusieurs réponses.

Pour l’heure, nous n’avons nulle part vu mentionné explicitement le nom du philosophe dans les écrits franciens au sens large (œuvres littéraire, articles de presse, etc…), sauf dans deux articles de presse, alors que les philosophes qui ont directement influencé Anatole France sont presque toujours nommés abondamment[2]. Est-ce à dire qu’Anatole France ne considère pas Schopenhauer comme une référence importante ?

Lorsqu’Anatole France semble rechercher un équilibre entre ses doctrines sur l’universelle illusion – pour reprendre une terminologie schopenhauerienne – et sa passion pour la science, dans les années 1890 ou un peu après, il tombe dans une amère et métaphysique ironie. Cette ironie, il la met explicitement en œuvre dans Le Jardin d’Epicure :

“Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu’il faut lui donner pour témoins et pour juges l’Ironie et la Pitié, comme les Egyptiens appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse Nephtys. L’Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères ; l’une, en souriant, nous rend la vie aimable ; l’autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L’Ironie que j’invoque n’est point cruelle. Elle ne raille ni l’amour, ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c’est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sots, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr[3].”

Et cette pitié dont nous fait part ici Anatole France est assimilée, par Marie-Claire Bancquart, à la pitié schopenhauerienne, “née du sentiment d’être le frère de souffrance de tous les autres êtres[4].” Notre exégète précise, dans une note :

“Non qu’Anatole France ait sur Schopenhauer des lumières particulières, mais le philosophe allemand exerce sur les milieux intellectuels français, vers 1880, une influence d’autant plus considérable qu’elle est diffuse[5]. Anatole France déclare dans Le Temps du 15 janvier 1877 (« Les Romanciers contemporains – Ivan Tourgenieff ») qu’il est une « nourriture forte », et, le 4 mai 1890 (« Bouddhisme », La Vie littéraire, III) qu’il professe « une doctrine dont on ne conteste plus l’ingénieuse solidité ». France, qui ne lisait pas l’allemand, a pu lire les développements de Schopenhauer sur la pitié dans Les Pensées, maximes et fragments, traduits par J. Bourdeau[6] en 1880[7].”

D’ailleurs, R.-P. Colin, dans Schopenhauer en France, un mythe naturaliste, cite explicitement Anatole France dans un passage du Temps du 31 mai 1889. Lors d’une réflexion sur une nouvelle recherche des idéaux par le positivisme – thème fondamentalement schopenhauerien, qu’on peut trouver dans Monde comme volonté et comme représentation[8] – Anatole France, dans un article intitulé « Pourquoi sommes-nous tristes ? », se demande : “Qui nous apportera une foi, une espérance, une charité nouvelles[9] ?

Ainsi, comme on peut le noter, il semble bien qu’Anatole France ne connaisse du philosophe allemand que ce que l’air du temps retient du philosophe pessimiste, c’est-à-dire une lecture tronquée par la parution fragmentaire, tardive et dans le désordre de traductions plus ou moins réussies des textes originaux.

Cependant, les choses ne sont vraisemblablement pas aussi simples. Nous l’avons dit, le XIXe siècle littéraire français est fort influencé par Schopenhauer, et nous pensons qu’Anatole France n’a donc pas poussé plus avant ses investigations et ses lectures du philosophe allemand. Marie-Claire Bancquart le souligne, il ne semble connaître des textes de Schopenhauer que ce que tout le monde en a retenu à l’époque où le philosophe est plus ou moins sur la sellette ; l’intérêt porté à sa pensée ressemblerait un tant soit peu à une mode ; même si ses textes sont mal connus car traduits de manière fragmentaire, sa pensée peut toutefois séduire, car le pessimisme qu’il dégage s’inscrit dans l’optique profonde d’un spleen baudelairien ou d’une fatalité déterministe et dramatique à la Zola – ceci dit sans doute de manière trop rapide.

Cependant, Anatole France est directement lié à trois auteurs qui sont biens, eux, comme le prouve minutieusement R.-P. Colin, influencés par Schopenhauer. Les deux premiers sont Renan et Taine[10]. Le troisième n’est autre que Brunetière[11], qui fut déterminant, à travers la querelle du Disciple de P. Bourget, dans l’élaboration de la pensée francienne.

Néanmoins, R.-P. Colin remet en cause l’influence profonde de Schopenhauer sur la pensée de Renan. Il en va de même pour celle de Taine. Chez ces deux auteurs, il existe une rencontre, une sympathie pour Schopenhauer, mais pas un bouleversement métaphysique qui aurait ébranlé et réorienté leur recherche. R.-P. Colin n’évoque d’ailleurs que des réminiscences. Ces penseurs semblent surtout s’être croisés sur le chemin d’un pessimisme récurrent, fermement ancré dans l’air du temps. Quant à Brunetière, ce dernier était férocement, vers 1880, opposé à la pensée du philosophe allemand, qu’il qualifie ironiquement de schopenhauerianismus. Brunetière paraît d’ailleurs avouer une connaissance médiocre de Schopenhauer. Cependant, il s’intéressera farouchement au pessimisme du philosophe, dont il affadira, selon R.-P. Colin, le sens profond à des fins politiques, afin de renforcer les bases idéologiques de la droite qu’il défend d’une manière aujourd’hui reconnue comme dogmatique. Anatole France, lors de la querelle du Disciple, en 1889, ne semble jamais s’intéresser à l’interprétation partielle et orientée que conduit Brunetière à l’encontre de Schopenhauer, puisque là ne sont pas ses motifs d’engagement.

Ainsi, pour toutes les raisons que nous avons évoquées, il semble vraisemblablement fort exagéré de croire que l’influence de Schopenhauer sur la pensée francienne soit évidente et surtout directe.

Cependant, il est vrai aussi que des analogies existent entre les concepts de volonté schopenhauerienne et celui de Désir francien.

Il apparaîtrait en fait que les analogies existant entre France et Schopenhauer viennent d’une certaine idée du pessimisme qui flotte dans cette fin de siècle – jusqu’au moins la Grande Guerre. Or, nous n’avons pas encore exploité, il est vrai, ces analogies entre France et Schopenhauer à propos du pessimisme, même si nous n’avons pas jusqu’ici manqué d’analyser la teneur du pessimisme francien.

Dès lors, dans l’hypothèse où l’homme pourrait être sauvé de sa condition, il ne désirerait plus, puisqu’il ne serait plus humain. Pourtant, paradoxalement, son Désir est bien d’être sauvé de sa condition.

Cette sombre dialectique rend au Désir francien sa particularité fondamentale. Le Désir s’avère inscrit dans les gènes de l’homme, et cet effort ontologique pour résister à la souffrance est nécessaire à toute recherche du logos. De la même façon, dialectiquement, cette recherche du logos est nécessaire à toute résistance contre la souffrance. Mais pourtant, la souffrance est bien le fruit du Désir, en même temps qu’elle en est le primat. Nous avons mis cela en évidence dans Thaïs et dans L’Ile des Pingouins, mais nous le verrons aussi notament dans La Révolte des anges.

Cette dialectique représente chez Anatole France autant d’Ironie que de Pitié[12] : aussi fondamentale est l’Ironie du désaccord de cette condition humaine en perpétuelle évolution vers elle-même, fermement ancrée dans la désagrégation occasionnée par le temps et la mort, que cette Pitié qui pousse la condition humaine à la transcendance, à l’aspiration vers l’ailleurs, le refuge dans le mythe, le monde idéal où le Désir serait roi et où l’expression de l’homme enfin régnerait. Peut-être est-ce là ce qui différencie fondamentalement France de Schopenhauer.

En effet, Anatole France par en quête de l’être en soi de l’univers – du logos – par la fondation du mythe, par la recréation impérieuse, commandée par l’existence indétrônable du corps – la réalité charnelle – et par la recréation d’un ailleurs transperçant le phénomène du monde par le projet toujours tendu du Désir[13]. Ainsi, l’être humain acquiert une totale plénitude en succombant au Désir dans un horizon imaginaire qui transcende la quotidienneté, et avant tout le temps et la mort, ainsi que toutes les parcelles d’infini (le lointain, Dieu, tout ce qui est inaccessible à la conscience humaine). De même, la condition sine qua non du Désir est la tabula rasa des dogmes et des vérités qui s’érigent en barrières absolues face au projet du Désir. La morale qui en découle est donc fortement originale, en même temps que particulièrement humaine. Le pessimisme francien réside simplement dans cette réalité qui, temporelle et entropique, limitée par le corps, empêche toute aspiration du Désir de se rendre jusqu’au bout de l’idéal, de se faire même que le logos.

Au contraire, Schopenhauer ne recherche en rien cet ailleurs ; sa volonté qui seule peut détrôner l’apparence des choses est fortement ancrée dans la quotidienneté. L’expérience de la volonté est chevillée dans toute la vie affective, empirique, et il n’est là nullement question de sortir de cette condition humaine bridée : au contraire, l’homme est en pleine adéquation avec l’animal, lorsqu’il s’agit de dépasser les apparences, puisque la volonté est la meilleure appréhension que le sujet connaissant peut posséder de la chose en soi, de ce que nous appelons logos dans notre étude. La volonté du raisonnement ne cesse de s’ébaucher, depuis le minéral jusqu’à la volonté humaine, dans cette affirmation irrémissible du vouloir-vivre. Là aussi, nous sommes devant un projet qui ne cesse d’évoluer vers le logos. D’ailleurs, cette volonté, au XIXe siècle, arrivait à un point nommé, dans une optique déterministe. Cependant, elle n’arrive pas aux mêmes conclusions que le Désir francien.

Elle part du fait qu’elle est universelle, tandis que chez Anatole France, c’est le contraire, puisque le Désir est issu de la réalité charnelle d’un seul individu. Schopenhauer exige une dialectique entre volonté et intellect, tandis qu’Anatole France demande simplement la primauté du corps sur l’âme. Pour le philosophe allemand, la Vie est une nécessité, et la vie humaine un simple avatar de cette nécessité[14]. Pour Anatole France, la vie humaine, dans le cours de la Vie, ne prend sens que si elle se place dans l’optique du Désir, optique pleinement assumée et donnant sens à la mort et au temps, avant que des espèces plus évoluées ne remplacent l’homme. Certes, une similitude déterministe existe, mais ne semble pas suffisante pour que les pensées francienne et schopenhauerienne se chevauchent.

De la même façon, une dichotomie profonde entre Schopenhauer et France existe quant à la nature du langage. Pour Anatole France, le langage est un fondement paradoxal du Désir. En effet, il est inefficace pour verbaliser l’absolu du logos et il constitue en essence les dogmes et les mauvaises lois, les mensonges et les craintes[15]. Mais de manière contradictoire, le langage est aussi le seul moyen de créer les mythes salvateurs en exprimant le Désir et certaines parcelles dévoilées du logos. Le Désir, même s’il est en essence inexprimable, est pourtant paradoxalement, chez France, avant tout langage, et l’ailleurs proposé est avant tout un ailleurs d’écriture. Une notion babelienne du langage n’est pas absente, comme nous l’avons déjà montré, de la pensée francienne.

Chez Schopenhauer, le langage est la possibilité pour l’homme de se détacher de sa quotidienneté, et de sa souffrance hic et nunc. Le langage permet l’expression du passé et du futur, et donc est une pure expression de la volonté, c’est-à-dire de cette puissante force de vouloir-vivre, de perpétuation. Mais la recherche francienne d’un ailleurs est formellement étrangère à Schopenhauer. Pour ce dernier, le langage pose la question de l’existence, qu’elle soit minérale, végétale ou animale, car il ne fait qu’être une expression de l’inaliénable vecteur de la vie. Le langage crée donc la religion, et l’homme devient un animal métaphysique. Chez France, l’homme s’il est un animal n’est en rien métaphysique. Il désire être ailleurs mais se retrouve, à cette étape de vouloir, au centre de l’univers – c’est ce que nous avons nommé l’anthropocentrisme salvateur, issu de la reconnaissance de la réalité charnelle et de l’assomption de l’entropie du temps. L’homme qui aura un sens est, chez France, ici et maintenant, et certainement pas dans l’optique d’un au-delà chrétien ou même soumis à la métempsycose bouddhiste – qui se rapproche d’une acception schopenhauerienne du vouloir-vivre. Il semble bien en effet que l’épicurisme francien soit formellement incompatible avec le kantisme schopenhauerien.

Une apparente similarité existe entre la pensée francienne et la pensée schopenhauerienne : dans cette dernière, l’amour est une pure expression, qu’elle soit triviale ou sublime, du vouloir-vivre, de cet élan fantastique vers le « génie de l’espèce ». Plus encore, la sexualité signifie au moi une expression de sa propre mort , tout en offrant la conscience de la perpétuation. Ainsi, il est illusoire de rechercher un principe quelconque d’immortalité dans l’existence de sa propre individualité : le vouloir-vivre est certes indestructible, mais il ne peut être appelé à s’appliquer à un individu. Chez Anatole France, à la rigueur, il pourrait sembler en aller de même. Mais ceci risquerait d’être réducteur.

Le Désir ne prend en effet l’amour que pour un avatar de ce vouloir-vivre schopenhauerien, et non comme une fin. En effet, l’assomption de l’effritement occasionné par le temps ne recoupe pas, chez Anatole France, ce génie de l’espèce. Au contraire, elle est une distanciation vis-à-vis de l’absurdité du monde. Il ne suffit pas d’avoir conscience d’être pour se perpétuer ; une simple grenouille, pour reprendre un exemple de Jean Rostand, pourrait en avoir conscience. Chez Anatole France, ce vouloir-être passe par une conscience assumée de la mort, et donc par une sympathie avec le logos. D’une façon épicuriste, il faut pouvoir enfin regarder la mort en face pour pouvoir jouir d’une vie sensée. L’individu, lorsqu’il prend conscience du Désir, sauve en même temps la condition humaine tout entière, car il rend à l’homme l’honneur de mourir pour quelque chose et d’être là pour avoir un sens. C’est la valeur de la vie de Paphnuce, par exemple, qui dans Thaïs devient un monstre pour n’avoir pas reconnu l’existence périssable et inassouvie de son corps, tandis que Thaïs devient une sainte pour avoir consumé ses sens. En bref, dès lors, chez Schopenhauer, la comédie de la vie à la mort, dans un monde sans dieu, est assumée automatiquement, par un vouloir-vivre rendant, par la volonté, le monde intelligible. Chez Anatole France, au contraire, cette comédie humaine est assumée dans la quintessence d’une vie soumise à la mort mais refusant cette même mort par le Désir ; la vie se nourrit d’immédiateté mais se projette dans la durée, comme si l’adéquation au logos devait soudain irrémédiablement être vécue profondément avant d’être lavée avec certitude par l’oubli. La conscience francienne de la durée est fortement individuelle, comme d’ailleurs est l’expression du Désir : le Désir ne peut donc devenir un dogme, puisqu’il est individuel et certainement pas universalisable. Si chez Schopenhauer il n’y a aucune place pour une existence propre à l’homme et distincte de la nature, chez Anatole France, au contraire, l’homme par le Désir se distingue de la nature pour s’affirmer en tant qu’individu, par l’arme du mythe.

La pensée schopenhauerienne exige ainsi le renoncement et l’ascèse, pour ne pas transmettre la vie et la tromperie du bonheur. Pour Anatole France, au contraire, il s’agit d’assouvir le Désir, afin non pas de perpétuer l’espèce, mais d’assouvir à soi-même sa propre condition. Le Désir francien est ultrapersonnel (pour reprendre la terminologie de Teilhard de Chardin), il est une manière de dépasser la condition humaine par la condition humaine, de se diviniser tout en renforçant paradoxalement son être ontologique, sa réalité charnelle. Il est à l’inverse de tout ascétisme : un instant furtif d’humanité assumée vaut mieux qu’un plus grand bien promis par une métaphysique ou une religion aux fondements fatalement hasardeux. L’homme ne peut embrasser le logos que dans la conscience triomphante de sa mort vaincue, de son corps pantelant érodé par le temps, et de sa naissance qui paraissait inutile avant d’en jouir. L’existence humaine, consciente et tendue par le Désir, prend un sens inédit et inaliénable. La Pitié francienne est le gouffre tristement souriant où s’abîment tous ces humains interdisant au Désir, au nom des dogmes moraux, sociaux ou religieux, la moindre expression. Le pessimisme francien est l’expression d’un Désir refusé pour d’institutionnelles et fallacieuses raisons.

L’universelle souffrance reconnue par la Pitié de Schopenhauer, montre en quelque sorte une incapacité humaine à atteindre le logos, c’est-à-dire le cœur des choses. Le vouloir-vivre précipite l’homme dans une redite des mêmes passions humaines, toujours répétées, toujours dans les mêmes erreurs. L’homme est donc dans une optique pessimiste condamné à se ressourcer aux mêmes insuffisances. Chez Anatole France, l’histoire sans fin n’est pas une éternelle redite, car le cycle permet des acmés, fondamentales dans la sauvegarde des générations futures. Schopenhauer croit donc dans les redites des cruautés, et dans les révolutions sans cesse accentuant l’injustice et les erreurs. Anatole France, au contraire[16], pense que si l’histoire ne peut être infléchie par l’homme, les cycles vont vers une amélioration due à l’évolution – dans un optique darwinienne – qui est inaliénable et qui va, par inertie[17], vers un mieux de la condition humaine : la science et la recherche de la fausseté sont dans un optique historique le dernier honneur de l’homme. Le Désir de l’ailleurs oblige l’homme non pas à trahir le cycle historique en changeant le cours des choses par des révolutions brutales et allant contre la nature évolutionniste du monde, mais oblige l’homme à recréer par le mythe un ailleurs conforme au Désir, et donc un monde meilleur allant à l’encontre des frustrations. Le domaine social entre de plain-pied dans cette optique. Cette application par le mythe d’un monde meilleur – plus adapté à la réalisation du Désir (divulgation élargie du savoir par l’université populaire, lois régies par le sens égalitaire des Droits de l’Homme, pacifisme, etc…) est l’expression d’une utopie[18], conforme à l’idéalisme de gauche d’Anatole France. Chez Anatole France, c’est l’imaginaire qui semble avoir de sérieuses retombées sur le réel, et non l’inverse. Ce en quoi le Désir francien engendre bien et une herméneutique, et une heuristique[19].

 


[1] Dans Encyclopaedia Universalis, à l’article « Naturalisme » (16-33c), Patrick Feyler insiste sur une influence certaine qu’aurait eu Schopenhauer à propos d’une poésie noire – ce sont ses mots – ourlée de pessimisme, qui risquerait de remettre en question ce sacro-saint déterminisme dont la voie naturaliste, mise en évidence pour Zola par Claude Bernard et inaugurée par Charles Darwin, semble promettre un bonheur inaliénable mis à portée de main par la science. Cependant, Patrick Feyler pense aussi que nos naturalistes n’approfondissent guère la réflexion schopenhauerienne. Ce n’est pas étonnant : ils ne possèdent encore que des traductions de textes qui passent sous silence les fondements de la pensée du philosophe allemand. Ils ne peuvent donc prendre en considération, semble-t-il, le système global de la pensée schopenhauerienne.

[2] Pour ne donner qu’un exemple, c’est bien le cas pour Renan. C’est aussi le cas pour Platon ou Virgile, pour Epicure ou Lucrèce.

[3] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.94-95.

[4] Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.LXXXI.

[5] Cela nous ramène d’une façon tout aussi considérable à René-Pierre Colin, Schopenhauer en France, un mythe naturaliste, Presses Universitaires de Lyon, 1978.

[6] Aux éditions Germer-Baillière. R.-P. Colin explique que l’ordre de parution des traductions en français tronque singulièrement la possibilité, pour les lecteurs exclusivement francophones, de comprendre en profondeur la pensée de Schopenhauer. On peut croire, à ce propos, qu’Anatole France lit surtout de Schopenhauer des réflexions sur les rapports entretenus entre christianisme et bouddhisme, cette lecture semblant dans l’air du temps. (Flaubert disait, dans une lettre à Mme Roger des Genettes datée du 13 juin 1879 : “Connaissez-vous Schopenhauer ? J’en lis deux livres. Idéaliste et pessimiste, ou plutôt bouddhiste. Ça me va. ») Il est vrai que cette thématique exotisante abonde dans la littérature naturaliste, voire décadente de cette fin de siècle.

[7] Voir Marie-Claire Bancquart, idem, note 1.

[8] Voir Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau-Roos, P.U.F., 1966.

[9] Cité par R.-P. Colin, ibid., p.144.

[10] Nous avons montré supra, au I.1, p.23, l’importance fondamentale de ces deux auteurs sur la pensée francienne. Sur les liens existant entre Taine, Renan et Schopenhauer, voir R.-P. Colin, ibid., p. 107-117.

[11] Voir R.-P. Colin, ibid., p.126-130.

[12] Nous apposons des majuscules à l’Ironie et à la Pitié comme Anatole France le fait lui-même dans Le Jardin d’Epicure.

[13] Pour une étude phénoménologique du Désir francien, voir infra, III.1, p.379.

[14] Le déterminisme darwinien est fondamentalement justifié d’un point de vue philosophique, et les naturalistes ne pouvaient que souscrire à cette vision des choses.

[15] Voir supra, I.1.4.b, p.109. Voir infra, notre étude sur la bibliothèque francienne idéale, II.2.1, p.267 ; voir aussi infra, III.2.1, p.434 et sqq.

[16] Dans L’Ile des Pingouins, Sur la pierre blanche et même dans Les Dieux ont soif. Anatole France croit dans une certaine mesure en l’utopie. Nous saurons le prouver II.1.2, en comparant la pensée francienne à celle de différents auteurs utopiques, dont Thomas More. Dans l’optique de Schopenhauer, l’utopie est impossible à concevoir, dans un système souvent considéré comme réactionnaire.

[17] Voir infra, III.2.1.c, p.459.

[18] Voir infra, II.1.2.b, p.243.

[19] Voir infra, III.3, p.479.

Précédent – I.3.2.d  – Suivant >

image_pdfimage_print