I.2.3.b) Le nouvel anthropocentrisme francien et la primauté des sens

I.2.3.b) Le nouvel anthropocentrisme francien et la primauté des sens

 

Quel être ne se croit pas la fin de l’univers et n’agit pas comme s’il l’était ? C’est la condition même de la vie. Chacun de nous pense que le monde aboutit à lui. Quand je parle de nous, je n’oublie pas les bêtes. Il n’est pas un animal qui ne se sente la fin suprême où tendait la nature.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.80.

En imaginant un univers mythique libéré de tous les dogmes, quels qu’ils soient, que reste-t-il à l’homme et à sa destinée ? Cette proposition est-elle même possible à assumer, est-elle simplement imaginable ? En d’autres termes, le fait de passer sous silence la tyrannie des dogmes après s’en être débarrassé en mettant en exergue leur caractère infondé est-il une condition sine qua non pour que l’homme accède au bonheur sur la terre ?

Anatole France médite sur cette problématique dans un conte relativement inconnu intitulé « La Chemise[1] », conte tiré de l’article Chemise[2] du Grand Dictionnaire Universel Larousse. L’argument, comme souvent chez notre auteur, peut avoir une apparence naïve, anodine et ludique : un grand roi, Christophe V[3], se meurt d’ennui ; un médecin reconnu lui ordonne d’endosser la chemise d’un homme réellement heureux pour qu’il guérisse et connaisse le bonheur lui-même. Or, la quête s’annonçant facile en apparence finit par devenir excessivement ardue, tandis que la santé du roi empire de jour en jour. Enfin est débusqué après des années de recherche infructueuse un sujet du royaume, une sorte d’homme des bois, se satisfaisant de menus riens. Il paraît tout à fait heureux dans sa solitude sauvage. Mais comble de malheur, il ne possède pas de chemise…

Durant toute la quête initiatique à la recherche du bonheur[4], les deux protagonistes du conte, un certain Quatrefeuilles[5] et un non moins certain Saint-Sylvain[6], traversent le royaume au service du roi pour sonder le bonheur des sujets. Or, de façon allégorique, ce royaume mythique n’est autre qu’un microcosme représentant notre propre société au début du XXe siècle. La condition sine qua non et initiale de cette quête du bonheur réside dans le fait que le roi malheureux meurt d’un ennui chronique et désespéré. Or, dans son ennui profond, il est dessaisi de toute aspiration métaphysique. Il luit d’une médiocrité globale qui ne le fait prétendre à aucune vérité, il ne subit ni ne régit aucun dogme. C’est ce en quoi « La Chemise » nous intéresse ici tout particulièrement. Le roi est une sorte d’intouchable inscrit dans une incommensurable moyenne, évoluant dans un équilibre plat et sans relief. Il n’est ni très aimé ni très estimé de son peuple, et dès lors il plaît à tout le monde sans non plus décevoir puisque nul n’attend rien de lui. Cet homme se contente d’un règne minimal. Comme dans le réel, les lois qui régissent le monde sont imparfaites, et c’est en ceci que ce monde mythique reste proche du nôtre :

“La bassesse et la servilité de sa magistrature lui inspiraient un insurmontable dégoût. Il ne concevait pas que ses sujets pussent supporter une si injuste justice[7] ; […] Christophe V avait remarqué que ses actes ou ne produisaient pas d’effet appréciable ou produisaient des effets contraires à ceux qu’il attendait. Aussi agissait-il peu[8].”

On le conçoit ici, le roi voit en le monde un long fleuve inspirant un méprisant dégoût, dont il ne peut rien changer : dans ce cas, pourquoi même se donner la peine d’agir, si ce n’est que pour maintenir l’état social dans cet équilibre sans à-coups ? De même, les aventures sexuelles de Christophe V sont dénuées de tout intérêt. La reine est “laide, acariâtre, avare et stupide[9]”, et donc délaissée par le roi[10] mais aimée par le peuple. Sa maîtresse l’ennuie prodigieusement, et il l’habille de toutes sortes de costumes ridicules pour tenter de se distraire, sans résultat. Finalement, Christophe V finit même par délaisser son occupation favorite :

“La chasse, fonction héréditaire des rois et des princes qui leur vient des premiers hommes, antique nécessité devenue un divertissement, fatigue dont les grands font un plaisir. Il n’est plaisir que de fatigue. Christophe V chassait six fois par semaine[11].”

Une maladie imaginaire vient frapper le roi, la neurasthénie, dont Anatole France décrit les symptômes avec une gourmandise non feinte. Cette maladie était considérée bien souvent comme étant la cause de tous les maux[12], et Anatole France en profite pour critiquer amèrement la médecine de son temps[13]. Le remède à l’ennui proposé par Rodrigue[14], porter la chemise d’un homme heureux, est intéressant non pas dans ce qu’il vaut – nous sommes là dans le conte, dans une solution fabuleuse – mais dans le raisonnement qui le conduit. Dans ce passage[15], Anatole France, par la bouche de Rodrigue dans un discours intradiégétique, expose sa vision du monde – et ce serait là le seul système exposé dans « La Chemise ». Cette vision est tout entière inscrite dans l’atomisme[16], héritière de Démocrite, et bien dans l’ère du temps scientiste. Cependant, elle est tout à fait représentative de la fusion qu’Anatole France fait subir aux systèmes métaphysiques et aux dogmes. Il commence par exposer ce système sérieusement, ou du moins avec une certaine fidélité rationnelle respectant le système exposé à la lettre, puis il le fait glisser vers l’imaginaire et le mythe en le fusionnant avec une théorie issue d’un univers de fable, dont la chemise, Graal de la quête, est l’allégorie tout en symbolisant l’imaginaire et l’aspiration vers l’idéal.

Ainsi, notre Rodrigue s’appuie sur l’atomisme pour prouver que les docteurs Machellier et Saumon sont dans le faux, avec leur optique médicale au naturalisme grossier et inopérant. Selon lui, la nature

“ne connaît ni la main ni l’outil[17] ; elle est subtile, elle est spirituelle ;elle emploie à ses plus puissantes constructions les particules infiniment ténues de la matière, l’atome, le protyle. D’un impalpable brouillard elle fait des rochers, des métaux, des plantes, des animaux, des hommes. Comment ? par attraction, gravitation, transpiration, pénétration, imbibition, endosmose, capillarité, affinité, sympathie. Elle ne forme pas un grain de sable autrement qu’elle n’a formé la voie lactée : l’harmonie des sphères règne dans l’un comme dans l’autre ; ils ne subsistent tous deux que par le mouvement des parcelles qui les composent et qui est leur âme musicale, amoureuse et toujours agitée[18].”

On remarquera que cette idée d’univers emboîtés les uns dans les autres, du plus ténu et simple au plus immense et complexe, est fondamentale chez Anatole France. Elle implique la monotonie universelle[19], mais pas seulement. Elle engendre aussi l’idée poétique que si les univers sont emboîtés, les milliards de milliards d’étoiles ne forment peut-être qu’un atome d’un univers de degré supérieur.

“Il se peut aussi que ces millions de soleils, joints à des milliards que nous ne voyons pas, ne forment tous ensembles qu’un globule de sang ou de lymphe dans le corps d’un animal, d’un insecte imperceptible, éclos dans un monde dont nous ne pouvons pas concevoir la grandeur et qui pourtant ne serait lui-même, en proportion de tel autre monde, qu’un grain de poussière[20].”

Dans cette optique, nous réintégrons le cœur de la matière, en même temps que nous sommes dépossédés de notre matière propre[21]. Si l’univers est ainsi considéré par Anatole France, alors il est vrai que, stricto sensu, l’homme ne peut être au centre de deux infinis, et on rejoint ici un vertige tout pascalien : tout système anthropocentriste devient faux. Cependant, Anatole France, par l’imaginaire, tout en partant de cette constatation fondamentale et vertigineusement apeurante, réintègre l’homme au centre de l’univers, ce qui n’est pas le moindre des tours de force. Il l’illustre ici, par un glissement de la théorie atomiste vers le mythe. De l’impalpable et du ténu, dont l’homme est constitué, l’homme devient un être qui sent[22], et c’est au travers de cette réalité charnelle qu’il peut être intégré à l’ordre universel. Ce n’est pas un paradoxe ; si la conscience humaine ne permet pas d’atteindre la réalité des choses, les sens eux participent de cette réalité : ils ne sont donc pas réfutables. Dialectiquement, les sens deviennent l’univers, le corps humain se retrouve comme participant de la matière universelle. Le corps humain est une mise en abyme du cosmos, c’est-à-dire de l’ordre universel.

Certes, il n’est pas certain qu’on puisse comprendre ainsi les mystères du monde et ceux de l’homme. Nos deux médecins Saumon et Machellier personnifient cette ignorance, eux qui ne voient même pas que le roi se meurt d’ennui. Cependant, l’homme devient en une certaine mesure un point de départ du monde, et son regard peut se permettre de régir l’univers à sa façon[23]. On le voit, il n’est plus question de recherche de la vérité. Il s’agit plutôt d’acquérir une adéquation fondamentale entre les sens et l’univers. Chez Anatole France, la recherche du logos ne peut être menée qu’au travers de ce regard typiquement humain, dont la quintessence paraît se situer au cœur de l’imaginaire et des sens. C’est ce que semble impliquer la reconnaissance francienne de la réalité charnelle de l’homme[24].

Par conséquent, lorsque Rodrigue explique le corps humain comme “sensation et mouvement[25]”, il exprime le fait que l’homme n’est qu’une émanation de l’univers[26], et que c’est au travers de cette essence propre qu’il peut lui-même se situer dans le monde. Dans cette optique, l’homme est lui-même constitué d’une matière fusionnelle – comme le mythe. Il unit en lui sa particularité faible et vulnérable, avec l’ordre cosmique universel. Dès lors, la recherche d’une philosophie du monde francienne paraît avant tout se situer dans ce syncrétisme paradoxal qu’est la réalité charnelle de l’homme, unissant en essence une part de finitude et de mortalité, de faiblesse et d’imperfection, avec une part de matière stable et invulnérable, née d’une émanation universelle, et soumise aux lois de la nature. Ce hiatus expliquerait aussi ce fascinant glissement dans l’imaginaire qu’Anatole France impose souvent aux dogmes et aux systèmes fondés sur l’infaillibilité. L’homme participe de deux réalités, incompatibles, l’une parfaitement humaine, soumise à l’entropie et à l’impossibilité de connaître le cœur des choses, et l’autre au contraire ancrée profondément au sein matériel du monde. Les sens[27] sont un vecteur allant sans cesse de l’un à l’autre, du chaos au cosmos, des hauteurs de l’esprit au tréfonds du corps, dans un perpétuel mouvement de va-et-vient. C’est l’imaginaire qui peut lier les deux dans une union fondamentale, réintégrant l’homme au centre de l’univers et dialectiquement, dans le même mouvement, au centre de lui-même. Comme Anatole France le dit lui-même, dans ce contexte de pensée, la richesse de l’existence humaine, dans toute sa sinistre finitude, est paradoxalement d’être chevillée à cette finitude corporelle qui permet de concilier en elle-même tous les inconciliables, la mort et l’immortalité, le néant et l’être, la souffrance et le plaisir.

“Pardonnons à la douleur et sachons bien qu’il est impossible d’imaginer un bonheur plus grand que celui que nous possédons en cette vie humaine, si douce et si amère, si mauvaise et si bonne, à la fois idéale et réelle, et qui contient toutes choses et concilie tous les contrastes. Là est notre jardin, qu’il faut bêcher avec zèle[28].”

Si la vie humaine contient toutes choses, comme Anatole France le dit sans ambiguïté, alors ceci signifie un gigantesque basculement dialectique : ce n’est plus l’univers qui contient l’homme – nous l’avons vu, dans ce cas, l’homme ne serait nulle part, enserré entre la plus noire des monotonies, au cœur des plus sinistres lois universelles qui le tiendraient cyniquement à l’écart. Au contraire, par les sens, par l’imaginaire, l’univers n’est plus qu’une apparence assumée, mais la seule qui compte. C’est notre imaginaire qui finit par contenir l’univers. L’homme est réintégré au centre des choses, à l’essence même de ces secrets qui le désespéraient. Ce qui compte n’est plus ce qui est, c’est ce qui est ressenti. Cette loi des sens va prendre maintenant une grande primauté sur l’essence du monde. Anatole France assume l’échec[29] du corps humain, faillible et aveuglé par le multiple, et accorde toute cette multiplicité dans l’unité harmonieuse des sens.

On constate l’importance de cette assomption[30]. Elle est plus que fondamentale dans la recherche du bonheur humain, et dans la construction d’une philosophie du monde. Le logos n’existe que dans le vécu, et cette proposition est éminemment épicurienne. Toute recherche d’un autre idéal de vérité risquerait d’être tronquée et menée en pure perte, puisque les sens ne permettent pas à l’intellect de connaître l’essence même du monde. Les sens nient seulement l’univers tout en fondant l’homme. Par exemple, l’homme qui a la sensation de souffrir souffre-t-il réellement ? L’homme hypocondriaque est-il malade ? “Ce qui me frappe, c’est de voir que les hommes ont pour souffrir des motifs contraires et des raisons opposées[31].” Effectivement :

“Le pis, […] c’est que tous ces gens-là, non contents des maux réels qui pleuvent sur eux dru comme grêle, se plongent dans une mare de maux imaginaires. [Mais] il n’y a pas de maux imaginaires. […] Tous les maux sont réels dès qu’on les éprouve, et le rêve de la douleur est une douleur véritable[32].”

On constate donc qu’au travers de ce nouvel anthropocentrisme, mettant l’homme au cœur de ses sens et donc dialectiquement au cœur de l’univers, tout savoir livresque n’est plus que relativisé, tandis qu’au contraire, la dimension mythique et imaginaire de l’œuvre littéraire devient une inépuisable source de refuge[33]. Chez France, grand producteur littéraire lui-même et lecteur inépuisable, du livre proviennent le meilleur et le pire, les plus graves faussetés comme les plus grands idéaux. Le livre est lui-même une mise en abyme de la synthèse humaine, de cette confrontation incessante entre les sens et les systèmes dogmatiques, entre les fantasmes, les mythes et les vérités faussement infaillibles.

“Vous n’entendez pas ? vous n’entendez pas le vacarme [que les livres] font ? J’en ai les oreilles rompues. Ils parlent tous à la fois et dans toutes les langues[34]. Ils disputent de tout : Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre et l’espace, le connaissable et l’inconnaissable, le bien, le mal, ils examinent tout, nient tout. Ils raisonnent et déraisonnent. Il y en a de légers et de graves, de gais et de tristes, d’abondants et de concis ; plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes et assemblent les sons selon des lois dont ils ignorent eux-mêmes l’origine et l’esprit. […] En tout, ils sont huit cent mille dans cette salle et, il n’y en a pas deux qui pensent tout à fait de même sur aucun sujet et ceux qui se répètent les uns les autres ne s’entendent pas entre eux. Ils ne savent, le plus souvent, ni ce qu’ils disent ni ce que les autres ont dit[35].”

L’œuvre littéraire est semblable à l’homme, en est la plus profonde trace. Elle est dès lors rejetée et adulée, admirée et décevante, autant perdue aux tréfonds des faussetés qu’au centre de l’univers, de toute manière passeport pour la partance et appelant le Désir[36] des sens. Son statut est bien particulier dans la recherche du logos francien.

En fait, nous verrons que c’est bel et bien tout ce qui s’oppose à cette loi des sens qui est réfuté par Anatole France.

La seule existence humaine qui sera prise en compte sera celle qui est sentie, empirique, corporelle. Toute spéculation de l’esprit risque fort dans ce cas d’aboutir à l’orgueilleuse fausseté triomphante. Paradoxalement, la croyance et le rêve reviennent ici à une place centrale – s’ils sont relativisés, dédogmatisés par le mythe – tandis que tout ce qui va à l’encontre du corps va à l’encontre de l’expression même de l’humanité, que ce soit l’ascèse sous toutes ses formes, Dieu ou la justice qui sont décorporalisés en essence, ou tout autre système issu de la philosophie ou de la théologie.

Dès lors, une recherche du bonheur humain ne peut pas trouver de solution. Ce principe est fort bien soutenu dans « La Chemise ». Quatrefeuilles et Saint-Sylvain rencontrent toutes les strates de la société, et toujours, c’est le manque, l’insatisfaction, qui tronquent l’aspiration au bonheur, bref : le Désir. Dans ce conte, la preuve la plus éclatante réside dans le système même du malheur, qui est dépeint avec un cynisme ironique – et plaisant pour le lecteur, s’il ne s’égare pas trop dans la méditation : nul n’est heureux parce que personne ne possède ce qu’il désire. De plus, pour corser le tout, même lorsque le Désir est assouvi, il vient immédiatement un motif d’insatisfaction qui sape ce bonheur dans un absurde mouvement. Jéronimo (chapitre IVde « La Chemise ») est un grand orateur excessivement populaire et reconnu – il ressemble à Jaurès dans sa description – mais qui fond de malheur parce qu’il est délaissé des femmes. Son « bonheur » n’est qu’apparence, il passe sa vie à jouer le rôle du bienheureux en société. Volmar (chapitre VI) est allé au bout de la renommée militaire, c’est le plus glorieux des héros, il a été jusqu’aux limites les plus hautes de l’honneur patriote, mais sa retraite est ruinée par une sombre mégère. Les riches s’ennuient dans une monotonie écœurante, tandis que les pauvres désirent la richesse. Felgine-Cobur (Chapitre VII) possède des œuvres d’art somptueuses, est amoureux de la beauté, et possède un parc grandiose, tandis que tout au fond, sur la ligne d’horizon, se dresse une cheminée d’usine : il ne voit qu’elle et sombre dans le plus noir des malheurs. Cette allégorie du Désir toujours insatisfait est d’ailleurs remarquable tant elle montre l’aporie des aspirations humaines.

Le discours de l’administrateur du zoo avec le président du tribunal civil est également significatif de l’aporie du Désir (chapitre VIII). Les enjeux de cette discussion sont fondamentaux, tant ils prétendent que celui qui voudrait jouir d’un certain bonheur ne saurait s’étendre dans les spéculations, et vivre plutôt dans l’assomption de ses sens. Les deux sont épouvantés par la matière même de la mort. Comme dit le croyant La Galissonnière, “l’idée de la mort me tue[37].” La peur de l’enfer l’entraîne dans les affres du péché mortel, car elle détruit toute espérance. La mort devient une obsession, la thanatophobie règne en maître tandis que la vie devrait paisiblement s’écouler. C’est la Galissonnière lui-même qui se précipite dans l’enfer, par une terreur que notre auteur accentue à l’extrême, afin de montrer que pour détrôner la peur de la mort, il suffit de se tourner vers la vie elle-même et d’assumer la mortalité du corps qui périra bien assez tôt. L’interlocuteur de la Galissonnière, l’athée Larive-du-Mont, se situe dans les mêmes affres que lui, mais de façon tout opposée : selon lui, il n’y a pas de survie de l’âme après le trépas, et l’idée d’un complet anéantissement le plonge dans la plus grande frayeur :

“Le néant, c’est l’impossible et le certain ; cela ne se conçoit pas et cela est. Le malheur des hommes, voyez-vous, leur malheur et leur crime est d’avoir découvert ces choses. […] Etre et cesser d’être ! […] Ce qui ne sera pas me gâte et me corrompt ce qui est et le néant m’abîme par avance[38].”

Ce que nous pouvons retenir dans ce dialogue, c’est que la peur de mourir l’emporte sur le désir de vivre, qui est pourtant si facile à saisir, puisque ce sont bien deux bonshommes vivants qui se gâtent l’existence avec des spéculations non fondées sur la mort.

Dans « La Chemise », l’absurdité règne donc en maître. Le jeune Ulric (chapitre XIII) connaît bien le bonheur, puisqu’il aime sa femme et ses enfants dans une vie simple et rassasiée. Mais lorsque sa femme meurt noyée avec sa progéniture, on pressent que sa vie est tout de même gâchée. Le seul homme heureux de tout le royaume est donc cet homme des bois qui vit dans un arbre, dans le dénuement, ce fameux Mousque[39]. Le seul homme heureux du royaume ne possède pas de chemise. L’allégorie est presque limpide : le bonheur est l’affaire de chacun, nul ne peut le communiquer aux autres. Il dépend d’une ligne de conduite, d’une praxis, et donc dans ce sens d’une heuristique propre à chacun[40]. De même, le bonheur n’est qu’un idéal, nul ne pourrait se prévaloir de le trouver : il est par définition introuvable, et celui qui passerait sa vie à le rechercher ferait fausse route, gâcherait son existence – comme la Galissonnière et Larive-du-Mont qui perdent leur vie à tenter de connaître les arcanes apeurantes de la mort avec leurs dogmatiques certitudes qui les empêchent de vivre.

Le bonheur n’est pas le but propre de l’existence. Il semble plutôt que le but de la vie humaine soit l’assomption des sens, l’assomption consciente aussi de toutes les désagrégations, dans le dessein de réintégrer le centre de l’univers afin d’abréger les souffrances inutiles d’une insondable gullivérisation.

La recherche du logos francien, une fois survenues les évidences fondamentales de la relativisation et du scepticisme, semble s’inscrire dans la reconnaissance de la réalité charnelle de l’homme. Comme Anatole France le dit lui-même,

“dans le fait, vivre, c’est agir. Malheureusement, l’esprit spéculatif rend l’homme impropre à l’action. L’empire n’est pas à ceux qui veulent tout comprendre. C’est une infirmité que de voir au-delà du but prochain. Il n’y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des œillères pour marcher sans écart. Les philosophes s’arrêtent en route et changent la course en promenade. L’histoire du petit Chaperon-Rouge est une grande leçon aux hommes d’action qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s’il est des noisettes dans les sentiers du bois[41].”

 


[1] Conte paru en deux épisodes dans La Revue de Paris, numéro du 11 février 1909, p.673-701, et numéro du 1er mars 1909, p.25-51. Le manuscrit est aujourd’hui perdu. Le conte est réédité en juin 1909 dans un recueil, Les Sept Femmes de la Barbe Bleue, chez Calmann-Lévy. Notre texte de référence se situe dans Pléiade, tome IV, p.374-430.

[2] Sous la rubrique « anecdote ».

[3] Peut-être peut-on voir, dans le choix du nom du roi, un clin d’œil à saint Christophe, qui vivait au Ve siècle, et qui était au début de sa vie, selon la légende grecque, un barbare sanguinaire et anthropophage de la tribu des cynocéphales (« hommes à tête de chien »).

[4] On ne peut ici que faire un rapprochement avec Zadig de Voltaire.

[5] Ce nom est tiré du trèfle à quatre feuilles, censé porter bonheur.

[6] Ce nom (racine silva ou sylva, désignant la forêt, le bois) est une préfiguration de l’état de nature dans lequel on trouvera le seul bienheureux du royaume. Avec ces deux noms prédestinés, on sait que Quatrefeuilles et Saint-Sylvain finiront par tomber sur l’évidence que le bonheur (imbécile) ne se trouve que dans l’état de nature.

[7] Voir supra, I.2.3.a, p.165. Cette thématique, comme on le voit, taraude Anatole France dans ces années 1905-1910. L’affaire Dreyfus n’y est pas étrangère.

[8] Anatole France, Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue, « La Chemise », p.375. Il faut remarquer que cette inertie du pouvoir est elle-même tout inscrite dans une acception darwinienne de l’ordre historique. “On annonce, on attend, on voit déjà de grands changements dans la société. C’est l’éternelle erreur de l’esprit prophétique. L’instabilité, sans doute, est la condition première de la vie ; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque à notre insu. Tout progrès, le meilleur comme le pire, est lent et régulier. Il n’y aura pas de grands changements, il n’y en eut jamais, j’entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations économiques s’opèrent avec la lenteur clémente des forces naturelles.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.100-101.

[9] Anatole France, « La Chemise », ibid., p.376.

[10] Anatole France ici raille vraisemblablement la tradition des mariages arrangés dans la monarchie.

[11] Anatole France, idem, p.376. La chasse est critiquée par Anatole France, puisqu’elle est caricaturée en aristocratique divertissement, tandis que les ethnologues évolutionnistes du XIXe siècle découvrent la fonction fondamentale de la chasse et de la cueillette dans la fondation de l’humanité . Voir sur ce sujet (pour un bref récapitulatif de l’état de ces recherches par les évolutionnistes au XIXe siècle) A. Testart, Les Chasseurs-cueilleurs ou L’Origine des inégalités, Soc. d’ethnographie, Nanterre, 1982.

[12] Hippocrate en fait déjà mention comme condition la plus voisine de la maladie. C’est John Brown (1736-1788) qui la décrit dans la médecine classique, et il préconise contre elle la prise détonante de stimulants : viande, thé, café, vin, chaleur, exercice, quinquina, éther et opium. Cette absurde théorie fait des triomphes au XIXe siècle, comme l’attestent les ouvrages de Beard (La Neurasthénie, 1869) et de Pierre Janet, La Psychasthénie, 1903. Voir aussi Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome IV, note 1 p.377, p.1338. (NB : on notera qu’il ne s’agit pas du médecin américain « Bread » comme il est indiqué, mais bien de Georges M. Beard, l’auteur de A Practical Treatise on Nervous Exhaustion (Neurasthenia). Its Symptoms, Nature, Sequence, Treatment, W. Wood, New York, 1880.)

[13] Il faut à ce propos songer que le XIXe siècle est une période connaissant un extraordinaire essor des techniques médicales, dont Laennec (1781-1826) semble être l’un des principaux instigateurs. Nombreuses sont les découvertes initiant la médecine contemporaine, surtout en cardiologie et en neurologie. Nous pouvons citer quelques figures importantes, comme Charcot (1825-1893) ou Widal (1862-1929). Très rapidement, ces investigations ont débordé le champ de la médecine générale, et c’est à cette époque que la nécessité de la spécialisation s’est affirmée (cardiologie, neurologie/psychiatrie, dermatologie et pneumologie, radiologie, cancérologie, hématologie, rhumatologie et enfin allergo-immunologie). Enfin, il faut penser que dans cette ère positive, les recherches dans le domaine de la physique s’appliquent à la médecine. C’est le cas en cardiologie (pression artérielle, Ludwig, 1847, électrocardiogramme, Waller, 1887) ou en neurologie (EEG, Berger, 1931). Mais le trait le plus marquant réside sans doute dans l’application des rayons X en radiologie par Röntgen (1845-1923) – pour lequel Marie-Claire Bancquart voit certaines analogies avec le docteur Rodrigue du conte. (Sur l’histoire de la médecine, voir J.-C. Sournia, Histoire de la médecine et des médecins, Larousse, Paris, 1991). C’est dans ce contexte qu’il faut lire la ridicule prestation des docteurs Machellier et Saumon. Anatole France, toujours au faîte des avancées techniques et scientifiques de son temps, s’amuse vraisemblablement à décrire le formidable décalage qu’il existe entre la recherche fondamentale et ses applications quotidiennes (“Vous me faites mourir, comme font mes médecins Machellier et Saumon. Mais eux, c’est leur métier. J’attendais autre chose de vous ; je comptais sur votre intelligence et votre dévouement.”, Anatole France, ibid., p.415.) Il pense également que les théories médicales sont encore inaptes à tout expliquer – dans une optique scientiste à la façon d’Auguste Comte – y compris et surtout les maladies de l’âme : l’homme est endémiquement malade, est-ce la médecine qui pourrait aller contre cette nature intrinsèque ? N’oublions pas qu’Anatole France s’intéresse de très près aux évolutions de la psychiatrie, comme le prouvent sa conception du personnage de Paphnuce dans Thaïs ou encore ses recherches sur le magnétisme, à l’époque encore confondues avec les rayons X (voir supra, I.1.3.c, p.94.) Cependant, il semble ici considérer que la médecine est bien impuissante à expliquer les complexes et profonds méandres de l’âme humaine. N’oublions pas qu’en ce début du siècle, les travaux de Freud n’ont encore qu’une audience plus ou moins confidentielle (L’interprétation des rêves, 1899, Psychopathologie de la vie quotidienne, 1904, première topique de l’inconscient en 1900, seconde en 1920.). Dans ce contexte, Anatole France tourne en ridicules ces médecins péremptoires qui guérissent des maux complexes avec des médications simplistes et traditionnelles.

[14] Rodrigue apparaît comme étant le père de la nation espagnole, un véritable « professeur d’énergie » qui donnait une âme aux états prenant leur essor, comme par exemple aux guérilleros vainqueurs de Napoléon. Dans le romancero, il représente l’honneur et la loyauté. Cet aspect un peu grandiloquent est ici plaisant, chez Anatole France.

[15] Il s’agit du passage qui débute par “Sire, dit-il, les médecins…”, Pléiade, tome IV, p.382, et qui va jusqu’à la fin du chapitre II, bas de la page 384.

[16] Voir supra, I.2.1.a., p.130.

[17] Cette façon de considérer l’univers exclut donc tout anthropomorphisme, et l’idée d’une divinité. Elle est elle-même purement naturaliste, au sens premier du terme.

[18] Anatole France, ibid., p.382-383. Nous devons ramener cette vision du monde à celle d’Epicure exposée par Lucrèce dans De la nature : “Dans les corps, on distingue les éléments premiers des choses, et les objets formés par la réunion de ces principes. Pour les éléments premiers, aucune force n’est capable de les détruire, car leur solidité triomphe finalement de toute atteinte. […] Puisqu’il y a un sommet extrême où aboutit ce corps élémentaire qui déjà lui-même cesse d’être perceptible à nos sens, ce dernier élément est évidemment exempt de parties et atteint au dernier degré de petitesse. Il n’a jamais existé et ne saurait jamais exister seul et séparément, puisqu’il est lui-même partie intégrante d’un autre élément à titre d’unité première, à laquelle d’autres, puis d’autres parties semblables viennent s’ajouter successivement en rangs serrés pour en compléter la substance ; et toutes ces parties ne pouvant subsister par elles-mêmes doivent nécessairement s’agglomérer en un ensemble dont rien ne puisse les arracher.”, Lucrèce, De la nature, ibid., p.20-25.

[19]Mars, selon toute apparence est habitable pour des espèces d’êtres comparables aux animaux et aux plantes terrestres. Il est probable qu’étant habitable, il est habité. Tenez pour assuré qu’on s’y entre-dévore à l’heure qu’il est.”, Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.5-6. Voir supra, I.1.4.a, p.105.

[20] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.7.

[21] C’est peut-être là l’une des définitions les plus proches de l’univers francien.

[22]Les influences secrètes du jour et de l’air, ces mille souffrances émanant de toute la nature, sont la rançon des êtres sensuels, enclins à chercher leur joie dans les formes et dans les couleurs.”, Anatole France, ibid., p.86.

[23] Voir infra, III.1.1, p.383.

[24] C’est l’objet de notre sous-partie suivante. Voir infra, I.3, p.199.

[25] Anatole France, « La Chemise », ibid., p.383.

[26] Cette théorie atomiste rejoint dans une certaine mesure la gnose néoplatonicienne – celle de Plotin, par exemple – convaincue avec ferveur du bien-fondé de l’émanationisme. Voir supra, I.2.1.c, p.143. C’est également là une des conséquences de la théorie des mondes liés, emboîtés les uns dans les autres. “L’unité de [la composition chimique de l’univers] me fait assez pressentir la monotonie rigoureuse des états d’âme et de chair qui se produisent dans son inconcevable étendue et je crains raisonnablement que tous les êtres pensants ne soient aussi misérables dans le monde de Sirius et dans le système d’Altaïr qu’ils le sont, à notre connaissance, sur la terre. […] Je sens que ces immensités ne sont rien et qu’enfin, s’il y a quelque chose, ce quelque chose n’est pas ce que nous voyons.”, Anatole France, ibid., p.65.

[27] Nous allons voir que c’est, chez Anatole France, le Désir qui préside aux lois des sens. C’est cela qui permet de dépasser chez notre auteur toutes les incompréhensions qui le taraudent et le font souffrir.

[28] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.50-51.

[29] Voir glossaire.

[30] Voir glossaire.

[31] Anatole France, « La Chemise », ibid., p.394.

[32] Anatole France, idem, p.408-409.

[33] Le thème de la bibliothèque est omniprésent chez Anatole France. Les références et les thématiques coextensives en sont véritablement innombrables. L’exemple le plus représentatif est celui de la bibliothèque d’Esparvieu dans La Révolte des anges, qui compte pas moins de trois cent soixante mille volumes, trait d’union entre ici-bas et le Plérôme. Voir infra, I.2.4, p.183 et II.2.1, p.267.

[34] Nous retrouvons ici le système babélien de la vérité blanche, c’est-à-dire de la multiplicité universelle se fondant par syncrétisme en une impénétrable unité ; les sens ne peuvent distinguer aucun trait de l’une des vérités particulières qui la composent. Voir supra, I.1.4.b, p.109.

[35] Anatole France, ibid., p.395-396.

[36] Voir glossaire.

[37] Anatole France, ibid., p.410.

[38] Anatole France, ibid., p.410-411. La saveur de cette dernière réplique est douce-amère, mais totalement ridiculisante pour ces deux thanatophobes. En cela, elle milite par l’ironie pour le fameux carpe diem de l’épicurien Horace (Odes, I, 11, 8). On voit combien la pensée francienne est ancrée dans l’héritage d’un Lucrèce.

[39] Sans trop nous avancer dans le jeu des origines étymologiques, ce nom pourrait provenir de l’Italien moschetto (émouchet, qui est aussi le nom d’un petit rapace), qui donne son nom au mousquet, cette arme à feu portative pendant longtemps moyen le plus efficace de donner la mort. Il est vrai que Mousque donne le coup de grâce aux idéaux de bonheur du roi, puisqu’il ne possède pas la chemise tant recherchée. Mais peut-être ce nom provient-il aussi du latin musca, qui signifie mouche

[40] Voir infra, III.3.3, p.488.

[41] Anatole France, Le Jardin d’Epicure, p.93-94.

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