I.1.1.c) Les degrés de la croyance et les degrés du savoir : de la nécessité d’une éducation brisant les préjugés
Dès sa plus tendre enfance, durant le XVIIIe siècle, Jacques Tournebroche (Elme-Laurent-Jacques Ménétrier[1], de son vrai nom) est plongé dans un univers de petit commerçant chrétien : “Mon père était rôtisseur et craignait Dieu[2].” Dans La Rôtisserie de la reine Pédauque[3], il est emblématique de constater que l’initiation au savoir de Jacques Tournebroche passe par des étapes successives[4]. Penchons-nous tout d’abord sur son milieu familial.
Sa mère, Barbe[5], et son père, artisan, vivent dans une foi simple et populaire, animée davantage par la crainte de Dieu que par une connaissance approfondie des mystères théologiques. Sa mère se borne à une dévotion systématique, ce qui en fait une sainte femme, c’est-à-dire une sorte d’innocente : “Il est vrai que ma mère allait tous les dimanches à l’église avec un livre imprimé en grosses lettres. Car elle savait mal lire le petit caractère qui, disait-elle, lui tirait les yeux hors de la tête[6].” Dans ce microcosme particulier de petites gens honnêtes, il semble bien que la descendance soit une sorte de fatalité : le fils prend la place du père, c’est là son destin. Dès lors, Jacques Tournebroche doit remplacer le chien qui tournait la broche de la rôtissoire depuis quatorze ans[7]… Comme on peut le penser, cet univers en huis clos n’est pas propice au savoir, et les croyances populaires en tiennent lieu ; il n’existe aucune distinction, aucune distanciation, entre le savoir et la religion ; Jacques apprend à lire sur une Croix de Dieu[8]. Savoir lire ne lui servira pas à découvrir le monde, mais à lire des livres édifiants :
“Quand, par la suite, tu sauras lire toutes les lettres moulées, tu apprendras par cœur quelque livre de grammaire ou de morale ou encore les belles maximes de l’Ancien et Nouveau Testament[9]. Car la connaissance de Dieu et la distinction du bien et du mal sont nécessaires même dans un état mécanique[10], de petit renom sans doute, mais honnête comme est le mien, qui fut celui de mon père et qui sera le tien, s’il plaît à Dieu[11].”
Voilà qui nous prouve ainsi que la culture minimale, populaire, est soumise à la croyance, sans aucune distanciation, ni méfiance, ni même vérification. Dans cet univers d’avant la Révolution, le savoir de l’honnête homme se limite à une connaissance partielle de quelques œuvres édifiantes[12], connaissance absolument non conforme à tout idéal humaniste. Rien n’est à remettre en cause, et dans une sécurisante immuabilité, les générations se contentent les unes après les autres de reproduire les modes de pensée et d’action des générations précédentes ; aucun progrès n’est constaté dans le temps[13]. La critique d’Anatole France, encore une fois sur un mode plaisant, est âpre. Le couple Tournebroche est emblématique de ces gens simples et ignorants qui sont heureux de leur misérable statut[14].
Arrive un premier intéressant personnage, ce bon capucin qu’est frère Ange[15]. Contre de la bonne chair, il prend en main l’éducation de Jacques Tournebroche, qui apprend à lire sur une Vie de sainte Marguerite[16]. Or, ce mélange des genres est choquant pour Anatole France[17] ; il ressemble à une naïve propagande –appuyée par l’assentiment du couple Tournebroche –qui éduquerait Jacques Tournebroche de façon à ce qu’il perpétue ces croyances infondées, sans chercher à comprendre plus avant le monde dans lequel il évolue.
On constate dès lors que le savoir est relatif, dialectiquement et inversement proportionnel au degré de croyance : plus on croit et moins on sait. Madame Tournebroche atteint son plafond, devant La Vie de sainte Marguerite :
“En s’approchant du frère, elle reconnut l’oraison de sainte Marguerite à l’image qui représentait la vierge martyre, un goupillon à la main.
« Cette prière, ajouta-t-elle, est difficile à lire[18], parce que les mots en sont tout petits et à peine séparés. Par bonheur, il suffit, dans les douleurs, de se l’appliquer comme un emplâtre à l’endroit où on ressent le plus de mal, et elle opère de la sorte aussi bien et mieux même que si on la récitait. J’en ai fait l’épreuve, monsieur, lors de la naissance de mon fils Jacquot, ici présent. – N’en doutez point, ma bonne dame, répondit frère Ange : l’oraison de sainte Marguerite est souveraine pour ce que vous dites, à la condition expresse de faire l’aumône aux capucins[19] ».”
On devine, dans cette perception naïve du christianisme, un paganisme fondé sur la tradition et l’ignorance. Evidemment, ceci rejoint la fatalité du milieu où est né Jacques Tournebroche, ce dernier risquant de ne connaître du monde que cette discutable vision des choses: le fétichisme de sa mère est un exemple frappant de paganisme mêlé au christianisme, non par idéologie gnostique (!), mais bien par méconnaissance et foi en les traditions que son éducation lui a inculquées[20] .
Cette ambiguïté entre paganisme et christianisme, est cultivée par le personnage même de frère Ange. D’une part, il représente l’autorité du savoir, pour les gens simples : c’est un capucin, et au XVIIIe siècle, avant la Révolution française, il était hors de question de remettre en cause l’autorité de l’Eglise sans prendre d’énormes risques[21]. D’autre part, Ange est d’une nature relativement éloignée de celle édictée par les stricts préceptes de l’Eglise : “Sur ces mots, frère Ange vida le gobelet que ma mère lui avait rempli jusqu’au bord, jeta sa besace sur son épaule et s’en alla du côté du Petit Bacchus[22].” Cette distance entre être et paraître, est dénoncée par Anatole France : le frère Ange se moque bien des préceptes ecclésiastiques, et sa morale ne fait en rien autorité. On peut voir ici une dénonciation de la casuistique[23] de frère Ange, qui prône une certaine ligne morale à Jacques Tournebroche, sans en tenir compte dans ses agissements personnels. Cette mauvaise foi est en contradiction avec le fait que les Tournebroche confient à ce rusé personnage l’éducation de leur fils. La confiance qu’ils ont envers le franciscain est totale, ce qui est un tort ; simplement, ils n’ont pas assez de recul critique pour se méfier d’un tenant de l’Autorité : le paraître l’emporte sur l’être, logiquement pour des gens enfermés dans leurs croyances ; pourtant, la réalité est tout autre, et les masques ne tardent pas à tomber :
“Le bon frère est entré tantôt au Petit Bacchus, où il a bu deux ou trois pots qu’il n’a point payés, de peur, disait-il, de manquer à la règle de saint François[24]. […] Alors frère Ange se jeta sur le coutelier, qui roula à terre, emportant la table et les brocs. Le cabaretier accourut au bruit et, voyant la table culbutée, le vin répandu et frère Ange, un pied sur la tête du coutelier, brandissant un escabeau dont il frappait tous ceux qui l’approchaient, ce méchant hôte jura comme un diable et s’en fut appeler la garde[25].”
Ainsi, les désillusions sont parfois douloureuses, comme le père de Jacques peut en faire l’épreuve avec cris et fracas :
“Un ivrogne et un débauché à qui je donne tous les jours du bon vin et de bons morceaux et qui s’en va au cabaret lutiner les guilledines[26] assez abandonnées pour préférer la société d’un coutelier ambulant et d’un capucin à celle des honnêtes gens jurés du quartier ! Fi ! fi ! […] C’est un ivrogne et un débauché ! […] mais s’il ose jamais remettre le pied sur mon seuil, je le chasserai à grands coups de balai[27].”
Anatole France prône au contraire une égalité de savoir pour tous, et donc une remise en cause catégorique des anciennes manières éducatives fondées sur la croyance ou sur l’intérêt individuel des précepteurs imbus d’un pouvoir moral catégorique. L’égalité face à l’éducation doit se faire vers le haut, et non vers le bas, comme l’allégorique frère Ange semble le montrer de façon si polémique.
Ainsi intervient ce personnage tellement emblématique de l’œuvre francienne, l’abbé Jérôme Coignard[28]. Lui ne va pas par quatre chemins ; totalement inscrit dans la tradition des philosophes des Lumières[29], il ne se laisse pas influencer par la robe de frère Ange, et il le proclame sans détour :
“Ce capucin est un âne, et il enseignait à votre fils moins à parler qu’à braire. Vous ferez sagement de jeter au feu cette Vie de sainte Marguerite, cette prière pour les engelures et cette histoire de loup-garou, dont le frocard[30] empoisonnait l’esprit de votre fils. Au prix où frère Ange donnait ses leçons, je donnerai les miennes ; j’enseignerai à cet enfant le latin et le grec[31], et même le français[32], que Voiture[33] et Balzac[34] ont porté à leur perfection. Ainsi, par une fortune doublement singulière et favorable, Jacquot Tournebroche deviendra savant et je mangerai tous les jours[35].”
Jérôme Coignard a une conception particulière de la religion et de Dieu, très inscrite elle-même dans la tradition humaniste des philosophes des Lumières :
“Avant tout, je remercie Dieu, créateur et conservateur de toutes choses, de m’avoir conduit dans cette maison nourricière. C’est lui seul qui nous gouverne, et nous devons reconnaître sa Providence dans les affaires humaines, encore qu’il soit téméraire et parfois incongru de l’y suivre de trop près. Car, étant universelle, elle se trouve dans toutes sortes de rencontres, sublimes assurément pour la conduite que Dieu y tient, mais obscènes ou ridicules pour la part que les hommes y prennent, et qui est le seul endroit par où elles apparaissent. Aussi ne faut-il pas crier, à la façon des capucins et des bonnes femmes, qu’on voit Dieu à tous les chats qu’on fouette[36].”
Cette distanciation, irrévérencieuse par ailleurs dans sa dimension sceptique sous une fausse apparence respectueuse, est très importante, car elle montre un esprit critique développé, ce à quoi ni les parents de Jacques Tournebroche, ni frère Ange, ne pouvaient évidemment prétendre. Dès lors, une certaine amertume ne manque pas d’animer Coignard : dans un siècle héritant de longues années de croyances et de traditions indues, le savoir est un combat.
“Certes, le savoir n’est pas de nos jours honoré dans le royaume de France comme il l’était chez le peuple romain, pourtant dégénéré de sa vertu première, au temps où la rhétorique porta Eugène à l’Empire[37]. Il n’est pas rare de voir en notre siècle un habile homme dans un grenier sans feu ni chandelle. Exemplum ut talpa[38]. J’en suis un exemple[39].”
Le retour nostalgique à une période antique et exemplaire est un trait fondamental chez Anatole France[40], et Jérôme Coignard ne déroge pas à cette règle : il semble prétendre que c’est bien la religion et la monarchie qui ont obscurci les esprits, durant de longs siècles de règne.
Nous ne reviendrons pas ici sur le long et atypique trajet de Jérôme Coignard. Simplement, on peut ici constater ce qui, pour Anatole France, aurait été au XVIIIe siècle un enseignement idéal, préparant l’impétrant à une vision du monde débarrassée des faussetés et des mauvaises croyances ; cet enseignement correspond bien à des humanités[41], préfigurant les sciences humaines[42]. Pour former le cœur et l’âme de Jacques Tournebroche, Jérôme Coignard lui apprend le latin, condition sine qua non à l’apprentissage des humanités[43]. Dès lors, Jacques Tournebroche lit les Maximes d’Epictète[44], les Homélies de saint Basile[45] et les Consolations de Boèce[46]. Jérôme Coignard expose au jeune Tournebroche
“par de beaux extraits, la philosophie des stoïciens[47] [et lui inculque] les principes d’une piété éclairée. [Il s’efforce aussi de l’] attacher à la vertu et de la [lui] rendre, pour ainsi dire, domestique et familière par des exemples tirés de la vie de Zénon[48].”
C’est ainsi qu’on peut mesurer, sur un plan allégorique, la prééminence de l’éducation pour la dignité de la personne humaine ; cette approche humaniste de l’enseignement est nécessaire, selon Anatole France, à un juste épanouissement du citoyen ; Jérôme Coignard préfigure tous ceux qui, à la fin du XVIIIe siècle, se révolteront contre l’Etat monarchiste et absolutiste fondé sur l’autorité divine. De même, Anatole France réclame ici, en cette fin du XIXe siècle, une grande laïcisation de l’enseignement, qui rendrait enfin la population apte à penser par elle-même en remettant en cause la tradition et son cortège de croyances fausses[49]. Il réclame donc, comme fondement de l’esprit, un savoir humaniste qui sache débusquer les préjugés :
“Si nous nous apercevions que les préjugés modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux ; si nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable, les querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M. l’abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel[50].”
Cette vision des choses animera Anatole France, lorsqu’il luttera pour l’établissement des Universités populaires[51], dès 1899.
[1] Nom des musiciens qui faisaient danser les honnêtes gens dans les campagnes, au Moyen Âge. C’est là le narrateur du roman : nous sommes bien dans l’univers du conte, ce que montre également le titre de cette œuvre.
[2] Anatole France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Pléiade, tome II, p.5.
[3] Ce roman fut publié en feuilleton dans L’Echo de Paris, du 6 octobre au 2 décembre 1892 (avec des interruptions le 24 octobre, le 7 novembre, le 26 novembre.) Pour plus de précisions, se reporter à la notice de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.1051-1053. Sur le titre : “Et qui donc apprit Peau-d’Âne aux fillettes et aux garçonnets de France, « de douce France », comme dit la chanson ? C’est « Ma Mère l’Oie », répondent les savants de village, Ma Mère l’Oie, qui filait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants de s’enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l’Oie dans cette reine Pédauque que les maîtres imagiers représentèrent sur le portail de Sainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail de Sainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain en Auvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mère l’Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert ; à la reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne ; à la reine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu ; à Freya au pied de cygne, la plus belle des déesses scandinaves ; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom, était lumière. Mais c’est chercher bien loin et s’amuser à se perdre. Qu’est-ce que Ma Mère l’Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne [et qui] devisaient encore au coin de l’âtre.”, Le Livre de mon ami, Pléiade, tome 1, p.570-571.
[4] Nous étudierons en détail la philosophie d’Astarac, le dernier maître de Jacques Tournebroche, dans I.3.3. Ici, nous nous limiterons à la progression de Jacques Tournebroche.
[5] Sainte Barbe est la patronne des artilleurs… Comme le souligne un traité de canonniers du XVe siècle, cette croyance en sainte Barbe viendrait du fait qu’il faut craindre d’offenser Dieu plus que nul autre homme de guerre, car chaque fois que [le bombardier] fait jouer sa pièce [d’artillerie], il est en danger de perdre la vie et d’être brûlé vif. C’est ainsi que Barbe, qui protège de l’orage, protège aussi tous les artilleurs.
[6] Anatole France, ibid., p.6.
[7] “Jacquot, c’est à toi, mon fils, de prendre sa place. Avec de la réflexion et quelque usage, tu y réussiras sans faute aussi bien que lui.”, Anatole France, ibid.
[8] Voir note de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.1057 : il s’agit d’un alphabet, d’un livre pour apprendre à lire.
[9] L’apprentissage par cœur est l’inverse de la lecture active.
[10] A prendre dans le sens strict : journalier, répétitif.
[11] Anatole France, ibid., p.6-7.
[12] Il faut noter le contexte dans lequel se situe notre auteur en 1892 : la loi Falloux du 15 mars 1850, sur la liberté de choix entre l’enseignement laïque et privé, profitait singulièrement à l’enseignement catholique ; sous le Second Empire (1852-1870), la liberté d’expression face à la religion majoritaire est limitée ; l’école est en partie mise sous la tutelle du catholicisme ; le conflit entre les catholiques et les laïques est dramatique, en 1871. Le camp clérical échoue dans sa tentative de restaurer la monarchie. Dès lors, sous Félix Faure, la laïcisation va avancer. Ce n’est que le 28 mars 1882 que la loi rend l’enseignement primaire obligatoire et laïque. La loi d’ensemble du 30 octobre 1886 laïcise le personnel enseignant tout en maintenant la liberté de choix. C’est bien Jules Ferry, aidé par Ferdinand Buisson, qui a joué le premier rôle lors de ces changements. Une « morale laïque » est en train de se substituer à la morale religieuse, voulant assurer en France un lien social fort. C’est dans cette atmosphère qu’Anatole France, grand partisan de la laïcisation de l’état – lui qui sera plus combiste que Combes en 1904-1905 – écrit La Rôtisserie de la reine Pédauque. Sur ce sujet, on se reportera à Jean Bauberot, La Laïcité, quel héritage de 1789 à nos jours ?, Labor et Fides, Genève,1990 ; et Vers un nouveau pacte laïque, Seuil, Paris, 1990.
[13] C’est dire combien l’humanisme du XVIe siècle, initié notamment par Erasme de Rotterdam, Marsile Ficin, Politien, Vives, Colet, Budé, Zazius, Vinci, Dürer, Rabelais ou Montaigne, est bien loin… A l’époque, nos humanistes se référaient à la littérature gréco-latine, essentiellement, pour fonder une studia humanitatis ou litterae humaniores, c’est-à-dire une science de l’esprit, une idée que l’homme se fait de lui-même dans son plus grand accomplissement moral, religieux, érudit et vertueux. Sur ce sujet, voir A. Chastel et R. Klein, L’Âge de l’humanisme, édition des Deux-Mondes, Paris, 1963 et S. Dresden, L’Humanisme et la Renaissance, Hachette, Paris, 1967.
[14] Voir Anatole France, « A propos du banquet donné par l’Association des étudiants », La Vie littéraire, VI, 18 mai 1890 : ceux qui prêchent le retour au catholicisme “devraient, comme Pascal, appuyer leur apologie du christianisme sur l’exégèse, prouver la réalité des miracles et la vérité des prophéties, établir le sens profond et allégorique de l’Ancien Testament, sur lequel repose le Nouveau, et débrouiller le chaos des Ecritures, où les incrédules ne voient qu’un tissu de fables.”
[15] Se reporter à la note de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.1058 : “Frère Ange est le nom d’un novice avec lequel, au couvent, le héros de La Mouche, ou les Espiègleries et aventures galantes de Bigand (Venise et Paris, 1777), par Ch. De Mouhy, lie amitié. C’est un garçon qui a tous les mauvais penchants. Il est gourmand, il vole. Il s’enfuit du couvent où il est entré après avoir volé son père, s’être enfui à Paris, avoir gagné au jeu et vécu comme un fripon.”
[16] Vie de sainte Marguerite imprimée à Charmes en 1860, chez Mongel. Voir Marie-Claire Bancquart, note Pléiade, tome II, p.1057, pour plus de précisions. Il faut savoir qu’Anatole France a dû connaître cet ouvrage lors de ses recherches pour La Vie de Jeanne d’Arc. Voir article paru dans La Revue de famille, daté du 15 janvier 1892, et intitulé « Les voix de Jeanne d’Arc – saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite. »
[17] N’oublions pas que les apprentissages de la lecture, de l’écriture, du calcul, sont un moyen fondamental et privilégié d’insertion dans l’univers culturel du monde ; il semble justement que cette Vie de sainte Marguerite, sainte emblématique des femmes en mal d’enfants, soit tout à fait à l’opposé des Contes de Ma Mère l’Oie, dont Anatole France se souvient avec tendresse dans Le Livre de mon ami.
[18] Ce n’est pas étonnant, si Barbe a appris à lire selon la même méthode que son fils… La cécité a bon dos.
[19] Anatole France, ibid., p.8.
[20] C’est là le sens du procédé apostolique utilisé par Clément d’Alexandrie pour christianiser ses interlocuteurs grecs, qu’on trouve dans cette formule du Protreptique: “Je te montrerai le Logos [ici dans le sens du Verbe divin] et les mystères du Logos en recourant à ta propre imagerie.” (souvent cité par K. Rahner in Mythes grecs et Mystère chrétien, Paris, 1954.) Voir Clément d’Alexandrie, Le protreptique, C. Mondésert et A. Plassart éd., 2ème éd., Paris, 1961. Sur les rapports entre Anatole France et la gnose de Clément d’Alexandrie (particulièrement Les Stromates), voir infra, I.2.1.b, p.139 et sqq.
[21] Dès l’époque carolingienne et l’institution du sacre royal (751, Pépin le Bref intronisé par le pape Zacharie), le monarque reçoit de la Providence la mission de conduire son peuple vers la Cité éternelle. La mission du roi, temporelle autant que spirituelle, est sacrée et ne peut être remise en cause (souveraineté théocratique). Elle va dans le sens de l’absolutisme. Cela rejoint les théories de Bossuet, selon lesquelles les idées politiques sont modelées sur les faits, et la puissance de fait du roi prouve que la monarchie est de droit divin. Le Prince est ministre de Dieu pour le bien, garant de cette valeur. Tout gouvernement, même païen, est donc le reflet de l’autorité divine. C’est ainsi que l’autorité est immortelle, et que la moindre idée de rébellion envers cet absolutisme est une atteinte à Dieu Lui-même. Ainsi, Dieu est la garantie transcendante de l’autorité du roi. Voir notamment Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte (commencé en 1678-1679, édité en 1709 par son neveu l’abbé Bossuet, posthume, édition critique par Le Brun, 1967.)
[22] Anatole France, ibid.
[23] Deux principes fondamentaux orientent la casuistique (du latin casus, événement fortuit) : les lois générales établissent les normes de l’action particulière, et certaines actions humaines, dans leur exemplaire similarité, peuvent être appliquées comme principe à d’autres actions humaines. La casuistique, en théologie, permet donc, d’un fait particulier, de tirer des lois générales ou morales, au travers de solutions toutes faites. (Pascal condamnera la casuistique, car elle introduit dans la théologie morale la raison humaine qui est source d’erreurs et de péché.) Voir E. Baudin, La Philosophie de Pascal, tome III: Pascal et la casuistique, La Baconnière, Neuchâtel, 1947.
[24] La règle franciscaine exige la pauvreté (les moines franciscains sont, au Moyen Âge, de véritables mendiants), et l’assistance aux plus pauvres. L’ascèse et la mystique y sont inséparables. Le moine franciscain doit concilier obéissance, civisme, sens de la hiérarchie, et idéal d’un certain égalitarisme. Voir à ce sujet O. Englebert, Vie de saint François d’Assise, Albin Michel, Paris, 1982. Ici, il est clair que frère Ange se moque éperdument des observances édictées par saint François.
[25] Anatole France, ibid., p.10.
[26] En français contemporain, il subsiste l’expression fort peu usitée « courir le guilledou », c’est-à-dire rechercher les aventures galantes.
[27] Anatole France, ibid., p.10-11.
[28] Nous pouvons remarquer les initiales de Jérôme Coignard, J.C., qui évidemment ne sont pas innocentes. Dans Coignard, on peut vraisemblablement reconnaître la racine cognitio, qui recoupe l’action d’apprendre à connaître par l’intelligence, et l’action de faire une enquête pour connaître. De même, on peut reconnaître la racine cognitor, qui désigne celui qui est mandataire de. Coignard est effectivement un double d’Anatole France.
[29] Les philosophes des Lumières refusent les systèmes en quête de la vérité, et ont au contraire le souci des vérités observables ou historiques. Ils ont une philosophie laïque, refusant d’être l’esclave de la théologie et de la scolastique, ce qui ne signifie certes pas, dans ce contexte historique, que la théologie soit ignorée ou oubliée (Voltaire, par exemple, ne cesse de recourir à l’Ancien Testament.) Il reste que la lutte contre les superstitions est fondamentale, maîtresse d’erreur, pervertissant la vérité du religieux. La Religion, quant à elle, est toujours prête à l’intolérance, qui est humainement et politiquement inadmissible (cela est en grande part issu de la révocation de l’Edit de Nantes.) Enfin, la métaphysique est remise en cause dans sa recherche de l’absolu : le doute est alors une valeur fondamentale (voir Bayle, Dictionnaire historique et critique, t.I, 1695, et Locke, Essai sur l’entendement humain, 1690.) L’entendement humain, la raison, notre faculté de connaître, sont mises en exergue. Les Lettres philosophiques (dites Lettres anglaises) de Voltaire, en 1734, ont sous cet aspect un rôle très important. Sur ce sujet, on se reportera à Yves Belaval, « Au Siècle des Lumières », in Histoire des littératures, Encyclopédie de la Pléiade, t.III, Gallimard, 1958.
[30] Celui qui porte un froc, c’est-à-dire tout simplement un vêtement de moine (très péjoratif).
[31] Héritage des humanistes du XVIe siècle, pour qui latin et grec sont les principales sources d’inspiration.
[32] L’étude du français est très moderniste : les jésuites trouvaient cette langue par trop suspecte, au XVIIIe siècle, pour l’enseigner : l’ignorance du peuple patiemment cultivée est l’une des bases de leur autorité.
[33] Vincent Voiture (1598-1648) est un poète truculent dont les œuvres épistolaires (Lettres, 1654) ont renouvelé le genre par leur authenticité.
[34] Il ne s’agit bien évidemment pas, au XVIIIe siècle, d’Honoré de Balzac, mais bien de Jean-Louis Guez de Balzac (1595-1654), auteur de Lettres (1624, périodiquement assemblées, vingt-sept gros volumes en 1665) qui connurent un grand succès à cette époque : Balzac sera connu comme l’unico eloquente (le « prince de l’éloquence ».) Il fut l’un des premiers membres de l’Académie française. On se rappellera du Barbon (1648), ce pamphlet contre les pédants, et de l’Aristippe (posth., 1658) sur les mœurs de la cour. Pour l’époque, c’est l’un des plus grands peintres de la nature…
[35] Anatole France, ibid., p.11.
[36] Anatole France, ibid., p.11-12.
[37] Voir note de Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome II, p.1060.
[38] « A l’exemple d’une taupe. »
[39] Anatole France, ibid., p.13.
[40] Sur ce sujet, voir infra, I.2.5, p.192
[41] Du latin humanitas, lorsqu’il traduit le grec païdeia, signifiant « culture », « éducation », « civilisation ». La conception médiévale des humanités fut mise à mal car les auteurs sacrés et profanes furent, lors du XVIe siècle humaniste, soumis aux mêmes méthodes d’exégèse. Le Moyen Âge cherchait dans les textes des « autorités » (auctoritas) juridiques et théologiques, et les « lettres humaines » (litterae humaniores) étaient tout ce qui traitait de la loi humaine, par opposition à la loi divine des litterae diviniores. L’inventaire analytique des textes fut introduit à la fin du XVe siècle, par Gabriel Biel (Commentarium in quartum librum sententiarum, éd. Brixiae, 1574.) Et c’est l’humanisme qui introduisit alors la philologie, étude historique des textes au double point de vue grammatical et littéraire (transformation de l’Université d’Oxford en 1517 pour entrer dans la « voie des modernes », la via modernorum.) A partir de là, on a commencé à considérer l’œuvre comme détachée de son auteur, et à la lire comme expression pure de l’âme et de la pensée. A ce sujet, voir J.-C. Fillioux & J. Maisonneuve, Anthologie des sciences de l’homme, 2 vol., Dunod, Paris, 1993.
[42] Il est évident que les sciences humaines n’existaient pas comme telles en 1892, époque où Anatole France écrivit La Rôtisserie de la reine Pédauque. Ce terme n’est développé qu’à partir de 1942, lorsqu’un ouvrage de Wilhelm Dilthey sur les sciences de l’esprit, Geisteswissenschaften, est traduit en français sous le titre Introduction aux sciences humaines. Ce n’est que par le décret du 23 juillet 1958 (Journal officiel du 27 juillet 1958) qu’on transforme les facultés de Lettres en facultés de Lettres et sciences humaines pour y promouvoir l’enseignement d’une partie des sciences sociales au voisinage des humanités littéraires. Cependant, nous voulons ici montrer combien Jérôme Coignard est en révolte contre son temps, parce qu’il rejette l’enseignement académique des jésuites pour concocter un programme dans l’esprit de la Renaissance humaniste (c’est Coluccio Salutati qui créa à Florence les studia humanitatis) à Jacques Tournebroche.
[43] Le latin est une langue non seulement littéraire, mais aussi technique (à l’initiation de Boèce, notamment), et elle a pour avantage de passer les frontières au XVIe siècle, comme étant une langue universelle. C’est ainsi qu’Erasme de Rotterdam, à l’exemple des grands humanistes de son époque, est exclusivement latiniste. Cette langue complexe mais précise, fut également choisie par Descartes ou Spinoza pour exprimer leur pensée. Sur ce sujet, voir J. Collart, Histoire de la langue latine, coll. Que sais-je ?, P.U.F., Paris, 2ème édition, 1972.
[44] Philosophe stoïcien de l’époque impériale (~50-~130), ayant exercé une grande influence sur les Pensées de Marc Aurèle. Epictète est resté fidèle aux doctrines de l’Ancienne Stoa (le Portique en grec): les biens et les maux ne peuvent appartenir qu’au domaine des choses qui dépendent de ce qui est en notre pouvoir, et qui résultent donc de notre libre choix moral. La saine raison se manifeste dans les désirs et les aversions, qui se rapportent aux passions ; dans les tendances positives ou négatives, qui se rapportent aux actions et aux devoirs ; et dans le domaine des jugements : “Il y a trois disciplines auxquelles doit s’être exercé l’homme qui veut acquérir la perfection : celle qui concerne les désirs et les aversions, afin de ne pas se voir frustré dans ses désirs et de ne pas rencontrer ce qu’on cherche à éviter ; celle qui concerne les tendances positives et les tendances négatives et, d’une façon générale, ce qui a trait au devoir, afin d’agir d’une façon ordonnée, réfléchie, sans négligence ; la troisième est celle qui concerne la fuite de l’erreur, la prudence du jugement, en un mot, ce qui se rapporte aux assentiments. De toutes, la principale et la plus urgente est celle qui regarde les passions, car la passion ne vient point d’ailleurs que du fait de se voir frustré dans ses désirs ou de rencontrer ce qu’on cherche à éviter […] ce qui rend envieux, jaloux, passions qui empêchent même de prêter l’oreille à la raison. […] La troisième discipline s’adresse à ceux qui sont déjà en progrès : elle a pour objet d’assurer à ceux-là-mêmes la fermeté d’esprit, en sorte que pas même dans leur sommeil, ne se présente à eux, à leur insu, une représentation qui n’aurait pas été examinée…”, Entretiens, III, II, 1-5, cité d’après la traduction de J. Souilhé, Les Belles-lettres, Paris, 1948-1965. Pour en savoir plus sur ce sujet, se reporter à I. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Etudes augustiniennes, Paris, 1981.
[45] Saint Basile de Césarée (330-379) était l’évêque de sa ville natale, en Cappadoce ; il est considéré comme le premier grand docteur œcuménique. Son influence est considérable dans le développement de la théologie de la Trinité, et dans l’organisation de la vie monastique, notamment. Parmi ses Homélies, on pensera à l’Hexameron, récit des six jours de la Création d’après la Genèse. Il y utilise abondamment les auteurs païens. Il s’émeut de l’harmonie du monde, et il connaît un grand succès considéré comme poète. Voir J.D. Backus, Lectures humanistes de Basile de Césarée, Etudes augustiniennes, Paris, 1990.
[46] Boèce (480-524) joue un rôle fondamental dans la réflexion philosophique de Moyen Âge et de la Renaissance ; il traduit en latin Aristote, et il l’annote de manière exégétique ; sa méthode est donc initiatrice de l’exégèse savante. Il fonde le latin technique. Sa Consolation de Philosophie est l’une des œuvres les plus lues au Moyen Âge et à la Renaissance, car elle traduit aux Occidentaux les thèmes fondamentaux de la Sagesse antique, stoïcienne et platonicienne. Dans le premier livre, il montre que le trouble de l’homme vient de ce qu’il ne saisit pas sa fin ni sa nature ; dans le deuxième, la philosophie montre l’inconstance de l’homme et de la destinée. Le livre troisième définit le vrai bonheur, qui n’est ni richesse, ni pouvoir, ni volupté, mais Dieu qui impose son ordre ; dans le quatrième livre, Boèce montre qu’il faut appréhender l’ordre profond du monde au-delà des apparences. Enfin, le cinquième livre est une réflexion sur les rapports existant entre la Providence divine et le libre arbitre humain. Voir P. Courcelle, La « Consolation de Philosophie » dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Etudes augustiniennes, Paris, 1967.
[47] Sur l’influence du stoïcisme sur la pensée d’Anatole France, voir infra, I.2.1.a, p.130.
[48] Anatole France, ibid., p.17-18. Zénon le Philosophe, dit aussi Zénon de Cittium (333-261) est l’un des fondateurs de l’école des stoïciens (du grec Stoa, le Portique) avec Cléanthe (~330-250) et Chrysippe (282-206). La philosophie est comparée par eux à un champ dont les trois parties, le sol, les fruits et la clôture, seraient les trois parties de la philosophie que sont la physique, la morale et la logique. Un seul et même principe, le logos, pénètre les phénomènes de la nature, assure les cohérences du discours et la rectitude de la conduite. Cet ensemble, où chaque partie renvoie à la totalité, est pour la première fois appelé « système » : on devine alors l’importance de cette théorie dans l’histoire des idées. Voir P. Aubenque (directeur), Concepts et catégories dans la pensée antique, Vrin, Paris, 1980.
[49] Cela entraînera la querelle du Disciple entre Anatole France et Ferdinand Brunetière, après le roman de Paul Bourget. Voir infra, I.1.3.b, p.87.
[50] Anatole France, Les Opinions de M. Jérôme Coignard recueillies par Jacques Tournebroche, « L’abbé Jérôme Coignard », Pléiade, tome II, p.221-222 (1893).
[51] Voir Marie-Claire Bancquart, introduction de la Pléiade, tome III, p.XXV-XXVI: Il s’agit pour les Universités populaires “de rendre le savoir accessible à l’ensemble des hommes…” Bien sûr, dans le contexte historique du moment, il se greffe aussi une dimension politique (jaurésienne) à ces Universités populaires, dont l’enjeu serait également de permettre au peuple de juger le pouvoir en toute connaissance de cause.